L'homme n'a pas changé d'un pouce. Il demeure tel que je l'ai connu, des années en arrière. Non pas en terme de physique, mais bien d'attitude. Le dos droit contre le moelleux de mon canapé, comme une retenue constante mêlée de concentration contrôlée, Paul Desmond déguste avec ce calme olympien naturel la décoction d'hémoglobine dans sa coupe de porcelaine personnelle. Sa manière à lui de venir « boire le thé chez un ami », ou en d'autres termes, de ne pas faire semblant de cacher sa nature ou de la réprimer. Une sorte de thermos d'un autre temps sied agréablement sur ma table basse au côté de ma théière autrichienne, fumant bon un oolong bienvenue pour ce début de soirée.

Sang et Jasmin s'entremêlent étrangement. Le parfum d'une conversation que je souhaitais avoir depuis un bon moment avec lui, depuis que je sais sa présence en ville.

Ma bouche s'ourle d'un sourire tranquille, tandis que je verse le liquide floral dans nos propres tasses. La mienne, et celle de Nathan. Cette petite étoile, toujours là, non loin de moi. Cette lueur dont j'ai tant besoin dans ces temps troubles.

« Je te remercie d'être venu, Paul. Je sais que ce n'est pas forcément évident pour toi de quitter tes quartiers, j'apprécie d'autant plus l'effort. »

Le vampire ne relève pas, se contentant de siroter en silence son propre breuvage. Un vague geste d'épaule accompagne le bruit de la tasse rejoignant sa soucoupe.

« Je ne l'aurais pas fait si le jeu n'en valait pas la chandelle, », répond-il finalement. Sa voix sonne bien plus âgée qu'elle ne le devrait. Il atteint à peine le second siècle de vie, et sonne comme un millénaire. Peut-être est-il souffrant ? « Quand me la présenteras-tu ? 
- Bientôt, c'est promis. C'est une femme très occupée. »

Pour parfaire nos recherches sur la menace planant sur la ville, je n'ai eu d'autres choix que de faire jouer mes relations. Paul est le seul être que je connaisse capable de potentiellement détenir les informations que nous voulons. Son puits de savoir est incommensurable. Et la pièce dont il est le gardien doit forcément contenir ne serait-ce qu'un ouvrage nous permettant de contrecarrer Unseelie.
C'est dans ce but que je l'ai contacté, et qu'en guise de « paiement » - car une telle clé d'accès ne peut s'obtenir sans contre-partie -, je lui ai fais la promesse de lui présenter Simone, l'éminence vampirique de la ville, qui elle aussi, aurait bel et bien besoin de ses connaissances.
Tout ceci pour en venir à ce soir, où le Gardien a finalement accepté de nous livrer ses secrets.

J'ai mis Nathan dans la confidence de ce projet. Lui aussi n'est pas aveugle aux remous mystiques de la ville. Et lui aussi, veut agir à sa manière. Difficile de l'exclure de mes activités à ce sujet... D'autant que je dois bien l'avouer : lui cacher quoique ce soit m'est devenu quasiment impossible. Nos eaux deviennent terriblement limpides l'une à l'autre.

Le vampire soutient mon regard un instant, avant de rouler des yeux d'un mouvement léger, de son snobisme naturel et presque indissociable du personnage. Ce drôle d'ermite guindé reste fidèle à lui-même.

« Mm. Tu as de la chance de m'avoir déjà prouvé que tes promesses valent plus que des mots, dans le cas contraire je t'aurais réfuté sur le champs. » , fait-il dans une ombre que je distingue comme un petit sourire. « Mais soyons clairs. »

Le sérieux de la conversation prend toute sa dimension.

« Je ne vous garantie pas que vous trouverez ce que vous cherchez. Même si le terme d'Unseelie me fait penser à quelques ouvrages que je possède, c'est bien parce que je connais Amon depuis longtemps que je vous laisse le droit de pénétrer dans l'Archive. Toutefois, je suis contraint de vous demander de respecter quelques règles quand vous serez à l'intérieur : tout manquement à celles-ci entraîneront des conséquences dramatiques pour cet espace, pour moi et surtout pour vous. »

Il pose la tasse au fond rouge calmement, avant de sortir un mouchoir satiné de la doublure de sa veste en tweed grise et de s'essuyer un coin de lèvre.

« Premièrement, vous ne toucherez à rien. Rien que je n'ai préalablement saisi moi-même, ou que je vous indiquerez sans danger, au risque de détruire l'objet en question. Deuxième point, il vous sera formellement interdit de rapporter quoique ce soit à l'extérieur de l'Archive. Si d'aventures vous trouviez des documents inestimables pour vos recherches, je prendrais le soin de les copier pour vous et de vous les donner en main propre dans les plus brefs délais. Et enfin, et la plus importante de toutes : vous ne pourrez y demeurer qu'une heure. Au-delà... Eh bien, je ne suis pas certain que vous y surviviez, à proprement dit. »

Le ton est donné, la mise en garde est réelle. Paul est le seul à pouvoir y demeurer à son bon vouloir. Tout étranger à cet endroit demeure un danger pour la fragilité de cette dimension.

« Voilà, ce sera tout. Des questions ? »

Ce rappel ne m'était pas inconnu. J'ai voulu, une fois, explorer l'endroit de mes propres yeux. Mais Paul le sait et soutient davantage le regard de Nathan, attendant une réponse.

Et connaissant la curiosité intrinsèque de mon amant, sans doutes un millier d'interrogations frôlent déjà ses jolies lèvres...

◈مكتبة◈
"Bibliothèque"
We are caged in simulations
Algorithms evolve

Les vampires.
Ils ont tous ce détachement frigorifique qui insinue le malaise dans mes synapses. Paul dégage le même genre de prestance sublime et guindée que Simone. Ce genre de charisme m'étouffe telle une cravate nouée trop serrée. Je me sens invariablement minuscule. Infantilisé. J'écoute religieusement le Gardien des Archives pour m'imprégner pleinement des règles de ses secrètes alcôves. En mon fort intérieur, je trépigne. Ce lieu de savoir non euclidien est un mystère quantique! Il me tarde de m'y frotter.

- Voilà, ce sera tout. Des questions ?
- Une infinité ! A quelles loi mathématiques spécifiques obéit cet espace-temps ? Que se passe-t-il si par mégarde l'on entre en contact avec l'un des objets présents ?  Pourquoi êtes vous épargné par cet impact ? Est-ce le résultat d'une sorte de pacte ésotérique, de lien spécifique avec l'Archive d'ordre physique ou psychique ou bien est-ce une matérialisation de votre propre espace mental ? Avez-vous un système de classement que nous devrions connaitre ? Un index peut-être ? Tout cela afin de maximiser notre efficacité, vous comprenez ? Doit-on se préparer à subir une sensation particulière en entrant en terme de densité, de poids ou de tout autre données ayant cour dans cette réalité-ci ? Est-ce un monde parallèle ? J'y ai songé tout à l'heure mais cela impliquerait que vous n'apparteniez pas à cette dimension mais à celle de l'Archive ou que vous ayez fusionné votre vous de l'Archive et de cette réalité, mais alors là nous entrerions dans des perspectives complexes de paradoxes divers et variés... Quoi qu'il en soit je me demande si....

Je m'interromps en observant tour à tour le visage de Paul puis celui d'Amon. Je toussote un tantinet gêné.

-... Trop de questions, peut-être ?

J'observe avec amusement l'élan prosaïque de Nathan, et son impact sur le visage de mon ami vampire. Les quelques plissements de sourcil marquent une forme d'agacement sur ses traits, et pour quiconque le connaîtrait mal, il apparaîtrait ennuyé par la myriade de questions soudaines. Mais je sais l'intérêt de Paul pour les esprits éveillés. S'il n'a pas la patience de les éduquer lui-même, il n'en demeure pas moins satisfait d'en rencontrer à l'occasion. Il ne partagerait pas avec nous le précieux sésame de son univers parallèle, si ce n'était pas le cas.

Loin de briser le naturel de son faciès neutre par le prisme d'un sourire, le nocturne termine simplement sa tasse et fixe Nathan d'un regard appuyé.

« Il n'y a jamais trop de questions. » Il finit par se déplier du fauteuil, puis déboutonne la manchette de la manche gauche de sa veste en tweed grise. « Mais une démonstration concrète vous permettra de répondre par vous-même. Suivez-moi, je vous prie. »  

Ses yeux clairs sont à l'affût. Ils sont à la cherche d'un point précis de mon appartement. Le mouvement circulaire de son regard s'arrête sur une porte, à l'étage. Je ne suis guère étonné.
Quand le vampire s'avance vers celle-ci en montant mécaniquement l'escalier, je m'en approche également, obéissant. Devant elle, Paul retrousse sa manche sur son avant-bras, dévoilant la clé runique gravée d'encre sur sa peau. Toute créature mystique possède ses propres tatouages, dirait-on. Celle-ci s'illumine d'un éclair mordoré quand il pose sa main sur la poignée.

« Il va s'en dire que tout ce que vous allez voir demeure sous le sceau du secret. », précise-t-il comme une ultime recommandation, avant d'ouvrir la porte qui devrait normalement nous conduire à notre chambre.

Mais il n'en est rien.

Passer le portail nous engouffre dans un bureau. De boiseries, de dorures et de milliers de compartiments, répandus sur des murs infiniment grands. Certainement plus hauts que des gratte-ciels, dont il demeure impossible d'en distinguer les nuages. Les petits tiroirs ont leur vie propre, s'ouvrent et se ferment, trient d'eux-mêmes leur contenu. Paul avance vers le meuble au centre de la pièce, au-dessus duquel la lumière d'un énorme planisphère se répand. Il évolue naturellement sur ce sol presque mouvant.

« Prenez-garde où vous mettez les pieds, messieurs. »

J'avance avec précaution. L'atmosphère est radicalement différente de ma demeure. La pression magique est aérienne, diluvienne. Je reste près de Nathan, prêt à le retenir si un vertige se fait sentir. Le vampire lui, se déplace comme un poisson dans l'eau, beaucoup plus vif que dans notre propre réalité.
D'un claquement de doigt de sa part, un autre portail sort d'un des murs. Il miroite d'éclats particuliers, d'une matière tirant sur le bois sombre rehaussé de reliures argentées. J'en reste ébahi, un sourire d'enfant sur le visage. Cet endroit n'est qu'au début de ses surprises.

Il nous enclin à le passer avec lui. De l'autre côté, le monde est à l'envers. Nous marchons, littéralement, au plafond. Ou ce qui semble l'être. Sous nos pieds, seulement une étendue blanche, semblable à du carrelage translucide. Nous progressons et quelques marches sans-queue ni-tête nous conduisent à une sorte de balcon, dont la hauteur nous permet d'observer un labyrinthe d'une blancheur immaculée. Des rayonnages blancs, entremêlés, dans ce paysage presque arctique. L'étendue des ouvrages précieusement choyés par Paul. La bibliothèque de l'Archive.

« Les encyclopédies relatives à la nature élémentaire, au folklore féerique et à l'histoire des seelies sont de ce côté. » A ses mots, quelques rayons s'illuminent d'un ton plus chaud, comme choisis par la volonté de leur créateur. « Elles sont triées chronologiquement, des plus anciens traités d'observation jusqu'à nos jours. J'aimerais qu'ils le restent, s'il vous plaît. »

La maniaquerie de Paul n'a d'égal que son application à la recherche. Cette... "petite" partie de l'Archive en est la preuve.

Sans prévenir, le balcon glisse, sur des rails invisibles à l’œil nu, vers les étagères précédemment désignées. Je m'accroche à la rambarde, et tressaute à l’atterrissage. Mon vieux cœur ne va pas tenir plus de sensations fortes...

« Je vous laisse vaquer à vos occupations. Je reviendrais vous chercher dans un peu moins d'une heure. Bon courage à vous, chers djinns ! »

A ses mots, il s'en retourne de là où il est venu, après nous avoir laissé. Le silence revient, drapant l'Archive d'un cocon rassurant. J'échange un regard avec Nathan, à mi-chemin entre l'enthousiasme et l'émerveillement pur. Devant l'étendue des ouvrages, je retrousse moi-même les manches de ma chemise.

« Eh bien... Nous n'avons plus qu'à nous y mettre... ! »

Attrapant un premier livre à la volée, je lui jette de nouveau un coup d’œil.

« Comment te sens-tu ? Pas trop secoué ? »