Minuit frémit à la pendule. Madame observe son reflet, celui d'un pâle fantôme aux lèvres ourlées de rouge dans son déshabillé de satin crémeux. D'un geste incertain, elle redessine le dessin de sa bouche. Son index s'invite sur l'émail immaculé. Ses dents pointues gonflent ses gencives et saillent soudain, veinant son regard bleu.

Elle pousse un soupir déliquescent.

Voilà plusieurs semaines, des mois dira-t-on, qu'elle résiste à la seule force de sa volonté. Elle ignore pourquoi et comment -car en deux siècles elle n'a jamais été confrontée à pareil situation- pourquoi son sens du gout c'est à ce point détérioré. Depuis qu'elle s'est nourrie à la gorge d'Earl Tierney, le sang a perdu toute saveur. Elle ne parvient plus à faire la distinction entre les millésimes. Chaque repas se pare d'une fadeur vile qui commence à déteindre sur son humeur. Du gruau chaud et sans la moindre teneur.

Nouveau soupir.

Elle se rappelle pleinement du fruité de son hémoglobine, délicatement virile, avec cette note herbacée de sous-bois après l'ondée. Elle n'a plus que ce souvenir sur le palais qui l'obsède à l'en faire perdre sa concentration. Heureusement, personne ne l'a remarqué, et le seul qui pourrait est follement occupé par milles affaires en cours.

- Cela n'a qu'assez duré, déclare-t-elle à son image d'un ton décidé.

Elle poudre ses joues blêmes, souligne son regard perçant d'un khôl subtile et laisse sa chevelure, épaisse et sombre, débridé sur ses épaules. Satisfaite de ce qu'elle observe, elle se lève pour ouvrir sa garde-robe en grand. Il lui faut une tenue de l'ordre du spontané mais qui fasse malgré tout office d'amure pour sa volonté.

- Aucun faux-pas ne sera toléré.

Aussi c'est dans une robe cache-cœur très simple - d'un vert épine-de sapin qui cintre sa taille sans la rendre irrésistible au regard -  enroulée dans un trench-coat, noué d'une main leste, qu'elle se trouve sur le palier de Mr. Tierney. L'heure est tardive, elle en convient elle- même et c'est peut-être ce qui retient son geste et sa prime résolution.

Elle toque finalement, se composant un air digne qui s'évapore quelque peu lorsque la porte s'ouvre enfin. C'est une chose que de s'accrocher aux effluves d'une divagation, une autre que de se trouver pleinement en présence de l'objet de convoitise.

- Bonsoir Earl, fait-elle, troublée par la jugulaire qui pulse au cou de son interlocuteur.  Se souvient-il seulement d'elle. Je ne sais pas, si... si vous vous rappelez de moi. Sa démarche lui apparait soudain comme navrante et stupide. P... Pardonnez-moi, je n'aurais pas du venir... fait-elle à reculons.

Madame a saisi, presque immédiatement, qu'il ne restait rien de l'intimité de leurs mésaventures dans les prunelles de l'humain. Peut-être est-ce bien mieux ainsi. Il y a des expériences qu'il vaut mieux chasser de ses souvenirs. Si elle ne le peut point, au moins préservera-t-elle la psyché de cet homme de bien.

- Non attendez… tout va bien ? Je veux dire… vous semblez en mauvaise posture. Dites moi comment vous aidez...

Simone observe Earl une poignée de secondes. Puis, une expression de consternation affectueuse -comme on l'aurait pour un animal adorable et néanmoins désopilant- imprime l'ovale si pâle de son beau visage.

- Oh, Earl, brave et diligent comme à l'accoutumé... Vous avez survécu longtemps pour quelqu'un qui donne sans cesse de sa personne afin d'aider son prochain. Elle caresse sa joue, geste presque maternel pour qui la connait. C’est cela qui vous rend précieux. Après tout, qui suis-je pour refuser une main si innocemment tendue ? Puis-je ? Ajoute-t-elle en désignant le seuil de la porte d'une torsion élégante du poignet.

La maisonnée est plus chaleureuse que dans les photos qui constituent son dossier d'observation. Elle focalise sur les objets de décoration afin de ne plus se perdre dans les pulsations rythmées des veines de Earl. Alors qu'elle retire son manteau, un chat indécemment poilu vient se poster devant elle.

- Bonsoir Loki, déclare-t-elle avec un tantinet de solennité, avant de s'accroupir et de gratifier le félin d'une caresse sous sa gueule.

En se relevant, elle toise l'anglais avec un soupçon d'amusement.

- N'ayez pas l'air aussi désarçonné, Earl. Après tout il ne tient qu'à vous d'agir pour recouvrir votre mémoire envolée. Elle tend sa main. N'êtes-vous pas télépathe ?

Cependant, elle suspend son geste.

- Néanmoins, il m’apparaît nécessaire de vous prévenir que ce pourra être douloureux...

La Montespan cloisonne son esprit de manière à ne laisser accessible que les événements de la faite foraine. C'est là une prérogative de vampire que de garder la main mise sur ses secrets.

- Je ne comprends pas. Qui êtes-vous ?
- Simone, déclare-t-elle avec pondération.
- Il ne me semble pas vous avoir déjà vue auparavant. Or vous savez mon nom.
- C'est normal, mon cher, l'amnésie vous a frappé suite à nos mésaventures. Ce  qui n'a pas été mon cas.
-...Et je ne sais absolument pas d’où vous tirez de telles conclusions sur de soit disant…. Capacités?

Elle soupire avec un brin d'agacement peut-être.

- Par Buër -n'est-ce pas là votre exclamation préférée ?- Par Buër, donc, vous êtes si peu méfiant envers les autres, pourquoi commencer maintenant ?
- Vous désirez quelque chose à boire avant de pouvoir me répondre ? Installez vous dans le salon je vous pris… Il y fait meilleur.
- Je désire en effet boire quelque chose, mais avant toute consommation, il serait préférable de lire en moi, sorcier. S'il vous plait... implore-t-elle.

Madame ne se sent pas bien. Les vertiges reprennent et une foule d'émotions mélancoliques la bousculent. Elle hait ce sentiment d'être ballotée par des fluctuations d'humeurs erratiques. elle se sent souillée, imprudente, dangereuse par cet absence soudaine de contrôle de soi.

- Je vous en prie, Earl... Lisez en moi et vous comprendrez, je vous le promets. Sa paume pâle et glacée part à la rencontre de la joue du télépathe. Elle se fustige pour son propre désespoir pathétique. Cependant, il est temps d'admettre la vérité.

Je suis malade.

L'échange psychique se fait sans heurt, mais les murs impénétrables de l'esprit de Madame sont rendus poreux par la malnutrition. Lorsqu'elle sent Earl s'aventurer sur les terrains secret de Malsheem, Simone mobilise toute sa volonté pour l'en repousser. Le contact se rompt et cette fois le sorcier ne la couve plus du même regard. Il la reconnait. Elle ne pensait pas en éprouver pareil soulagement.

- Il… Vous avez combien de temps devant vous avant de vous figer ?
- Quelques heures.
- Je… le temps que j’aille chercher de quoi extraire mon sang… sauf si.. Sauf si vous préférez vous nourrir à la source...
- Par Buër, non ! Vous avez été mon premier et seul écart depuis un siècle. Je ne souhaite aucunement réitérer cette abominable expérience.

Simone se laisse mollement tomber sur la banquette du canapé. Elle s’est départie de son habituel sens de l'étiquette et fait montre d'une émotivité anormale.

- Si.. Si j'avais su tout ce que cela allait entraîner, je me serais laissée pétrifier dans ce monde de fête foraine cauchemardesque. J'ai perdu le gout et la satiété pour une simple morsure à votre cou. Tout autre sang que le vôtre me semble terne et dépourvu de saveur. Je suis affamée en permanence et épuisée comme à l'époque où je ne faisais pitance que d'animaux...

Madame a les yeux rougis comme si elle avait pleuré, pourtant, nulle larme ne coule. Elle est trop déshydratée pour cela.

- Beaucoup de vampire auraient accepté mon offre. Mais soit, je vais vous donner votre verre, patientez un peu. Je n'avais pas prévu de faire un don à une heure aussi tardive.
- Beaucoup de vampires ne sont pas moi, Earl. La morsure des miens libère une substance toxique dans l'organisme pour les êtres humains afin de les rendre plus ... "dociles" dirons-nous. Je suis contre ce genre de barbarie. Et je vous remercie de vous montrer aussi compréhensif.

Madame est très sincère. Elle a de l'admiration pour cet homme et son dévouement envers autrui.

- Vrai que selon vos souvenirs, ce n'était pas aussi agréable que dans mes souvenirs d'enfants. Et c'est bien la premières fois que j'entends parler d'une exclusivité sanguine chez les vampires. Cela arrive souvent?
- C'est une maladie qu'on peut qualifier d'orpheline. J'ai fait quelques recherche là dessus, mais il existe très peu de témoignage. Cependant, tous s'accorde à dire que c'est consécutif à la morsure d'un sorcier ou d'une sorcière.
- Oh tenez.
- Merci infiniment.

Si Simone commence à boire avec dignité, elle finit par se repaitre sans retenue et même à lécher les bords du verre comme une enfant tentant de racler du chocolat. Le sang du sorcier est si

- Prenez votre temps. Vous êtes en sécurité ici.
- Pardon, je suis désolée. C'est un spectacle bien méprisable que je vous offre. Je ne me tiens pas aussi mal d'habitude mais je suis affamée. Vous êtes un homme bon et bienveillant. Je sais ce que vous avez fait pour Ciulin Mari. Vous avez grandement contribué à son épanouissement.