Oh, can't anybody see,
We've got a war to fight,
Never found our way,
Regardless of what they say.

“Or la foi est une ferme assurance des choses qu’on espère,
une démonstration de celles qu’on ne voit pas.”
[Hébreux 11:1]

Les tractations avec Rouge se sont achevées. Kaelig et Salomée patientent devant la porte. C'est un détour que leur compagnon s'octroie, une sorte de pèlerinage. Une promesse qu'il s'est faite, par égard auprès d'un allié devenu précieux.
Et puis, il est curieux.

La chapelle n'a guère changé depuis lors. Il y règne une atmosphère feutrée et mélancolique, de vieilles pierres qui ont survécu aux ravage des pillages et de la modernité. De l'ensemble de l'édifice, c'est sans doute la pièce la plus préservée des rénovations jeuniste de l'Institut.
Un cœur qui a su conserver un semblant d'humanité.
Ohanzee se souvient y avoir passé nombres d'heures à prier, à la faveur de la nuit, lors de ses promenades contrôlées. Ses genoux portent encore la marque des dalles asymétriques, de toutes ces messes secrètes à implorer un Seigneur qui ne pouvait pas entendre. N'a pas d'Oreilles un Dieu qui n'existe pas. Néanmoins, pas respect pour la croyance des habitants des lieux, il se signe au bénitier et approche de l'autel pour saluer l'icône d'un prophète crucifié à qui on n'a eu cesse de le comparer.

Une fausse idole comme la femme rousse, qui, ployée sur ses suppliques, ne l'entend pas arriver. Les Agneaux sont toujours sacrifiés dans les récits de la bible. Jhaelynra ne dérobe pas à cette règle. Il est là pour lui ouvrir les yeux et pour défaire les chaines à ses pieds. Il sait quelle tempête elle traverse, quels doutes mortifères la serine. Il vient porteur d'une vérité qu'elle a besoin d'entendre.

"Tu es le Prophète, je ne suis que la Vestale." lui a confié Beitris.
Autrement dit, il est le catalyseur d'un feu qu'elle veille à nourrir.
Il est la Parole qui gagne l'âme et la convertit.

Ohanzee pose une paume délicate sur l'épaule frêle et pâle de l'agnelle éplorée. Son aura paisible inonde la chapelle plus que n'importe quel cantique fervent. Il ne fait rien et pourtant il est là, emplissant silencieusement une pièce qui n'a plus rien de sacrée, éclipsant toute la divinité mensongère par son seul éclat.

- Bonsoir Jhaelynra. fait-il avec douceur. Puis-je me joindre à vous ?

La belle rouquine avait adopté un rythme qui ne lui convenait pas. Depuis quelques jours, ses nuits étaient agitées et elle passait son temps à prier et à lire. Elle tentait de noyer ses pensées dans des lignes et des lignes de prières ou de romans. Elle contemplait la lune, les étoiles puis le Brouillard de la ville, de jour comme de nuit, au loin. Dans sa tour d'ivoire personne ne viendrait la chercher.
Jhælynra avait beau effleurer ses lèvres de temps à autre, à l'abris des regards, elle ne pouvait se soustraire au souvenir de ce baiser. Alors était-ce ça la chaleur ? Elle ne pouvait se résoudre à tout cela. S'il était démon, alors il l'avait envoûté par ce biais.
MALADIES.
C'était son fer de lance, il était l'Archonte de ces fléaux qui acculent les êtres Humains, alors c'était sûr et certains qu'il avait cherché à lui faire du mal par la plus horrible des manières : l'amour.

L'Agneau sursauta quand une main se posa sur son épaule. Elle tourna la tête et son flot d'idées se stoppa net. Elle n'entendait que le silence de la chapelle. A quoi pensait-elle juste avant ? Ca n'avait pas d'importance. Elle était préoccupée par un sentiment mais elle le mit de côté. Ohanzee se tenait devant lui. Lui, qu'elle avait vu de ses yeux, et dont Rouge lui avait parlé à demi-mot, se tenait juste à ses côtés muni d'un calme olympien.

Pourquoi pensait-elle a ses journées, à ses nuits et a ses maladies qu'elle n'avait pas ? Ses mains s'arrachèrent l'une à l'autre et elle regarda derrière elle : bien sûr que ses molosses l'avaient laissé passer ! Ce n'était plus n'importe qui.

- Bi... Bien sûr ! Et bonjour...

La belle se décala légèrement par politesse alors que l'homme avait toute la place qu'il souhaitait pour s'agenouiller.

- C'est avec un immense plaisir que je vous accueille. Si je peux me rendre utile en quoi que ce soit...

L'irlandaise était paisible, sereine, mais elle gardait ses épaules voutées. La peine qu'elle portait ne partait pas et ne partirait pas si simplement. Il fallait qu'elle s'y accommode, que ça ne dérange plus son quotidien. Mais avec le Brouillard et les problèmes récurrents en ville, l'ICV manquait cruellement de visites des fidèles. C'était étrange, comme un moment hors du temps, mais quand elle remontait dans ses quartiers, il y avait bel et bien la réalité qui la rattrapait. Et alors, elle avait beau dire au monde entier que l'Irlande était sous le coup de la colère divine, elle n'était pas sûre d'en croire un traitre mot. La colère divine, c'était sur elle qu'elle s'était abattue en lui montrant la vérité si brutalement.
Finalement, ne l'avait-elle pas mérité ?

Ohanzee s'assoie en tailleurs, sur le flanc droit de la jeune femme. Il semble méditer en silence, fixant la statue du crucifié au dessus de l'autel.

- C'est avec un immense plaisir que je vous accueille. Si je peux me rendre utile en quoi que ce soit...
- Merci, fait-il avec un sourire tranquille. Ses yeux d'un noir aussi insondable que des puits sont bien plus vieux que sa jeunesse manifeste. A vrai dire, je pense que c'est plutôt moi qui puis vous être utile.

Il tourne son regard vers la représentation christique.

- Vous répond-il ? questionne-t-il avec beaucoup de simplicité. Un silence. Moi, il n'a jamais daigné le faire. Pourtant, je lui adressé mes prières des siècles durant. Longtemps, j'ai arpenté le sol de cette chapelle, mes rotules connaissent la moindre dalle de cette salle, espérant un signe. J'imputais son mutisme à ma condition : qui à part le Fils de Dieu s'est vu octroyer le pouvoir de résurrection ? J'étais forcément impur. Ma vision se limitait uniquement aux quatre murs en granit de cet édifice. En sortir, m'a offert une réponse à mes questions....

Ohanzee récupère les mains de la jeune femme entre les siennes, avec cette chaleur inerrante aux hommes de foi. Il irradie de Foi. Mais en quoi peut-il croire ?

- Le Dieu que mon père m'avait appris à aimer et craindre, les dogmes qu'il m'avait appris à suivre... tout cela n'est que pure création humaine. Ce Dieu là n'existe pas. Le Paradis est un mensonge. Alors, que penser des Enfers et de ses engeances ? Les Démons ne sont rien d'autre que des âmes humaines torturées en charge des morts, rien de plus. Que vous dicte votre cœur à ce propos ?

Il lui sourit avec une tendre commisération.

- Rien de ce que l'on nous appris n'est vrai, Jhaelynra. Mais... ce monde n'est pas démuni d'entités supérieures qui nous veillent, comprenez-vous ? Vous avez été témoin d'un vrai Miracle et vous le savez. Votre coeur le sait. Il est le véritable siège de l'âme et de la foi. Oubliez la doctrine, les cantiques, les textes saints... Croyez en ce cœur et ses voix et suivez-les. Enfermée ici, vous n'aurez jamais l'occasion de voir le monde tel qu'il est, dans ses nuances de couleurs multiples. Ici, vous ne serez utile à aucun d'entre nous.

Une pause. Il relâche ses phalanges.

- C'est dehors que l'on a besoin de vous.

Sa tête lui faisait mal. Son cerveau si petit et obscurcis ne comprenait pas ce que cet homme attendait d’elle. Des interrogations, tout comme Sal… Buër lui avait posé fut un temps, des interrogations qui bousculent, des phrases négatives, comme si elle faisait les choses mal. Elle était l’Agneau, elle était là pour ça et aucune question ne devait être énoncée. Elle accueillait les plus misérables sur ses genoux, pour leur offrir un réconfort divin. C’était son unique rôle.

Des siècles durant. Jhælynra se trouva bête d’être aussi sensible aux expressions exagérées. Il n’y avait pas besoin d’en faire autant, elle comprenait où il voulait en venir. Du moins le pensait-elle. Ohanzee l’abreuvait de ses paroles, de sa sincérité, de tout un tas de choses très sincères mais qui ne correspondaient pas aux principes de la rouquine. Où voulait-il en venir ? La faire sortir ? L’emmener quelque part où elle serait réellement utile ? Panser des plaies, elle ne savait pas le faire. Pas le faire comme lui. Et puis en plus, elle était en train de tomber malade cette idiote. Son appétit avait réduit, ses défenses immunitaires s’étaient affaiblies et à rester perchée là-haut, elle ne connaissait plus les tourments de la vie. Alors elle mit son début de migraine sur ce mal qu’elle couvait et essaya de se concentrer.

Mais sa main se raidi dans celle du visiteur lorsqu’il lui parla de démons. Jhælynra ne s’énerva pas car elle ne savait pas le faire, mais elle pensait et croyait à chaque syllabe qu’elle lui murmurait.

- Je n’ai pas besoin de douter de l’existence de qui que ce soit. J’ai vu de mes yeux le Miracle, tout comme j’ai vu les engeances. Le Saint et le Démoniaque. Y a-t-il seulement meilleure preuve ?

Elle ne saisissait pas les nuances. Les preuves que quelque chose de plus grand existait, elles y étaient, mais c’était le nom qu’on lui donnait qui était erroné. Sauf que sa présence d’esprit n’était pas là.

- Dieu… notre foi… tout ça fait partit de notre quotidien. Beaucoup se détournent, lassés, car ils n’ont pas les outils pour interpréter les messages du divin. Bien sûr que j’obtiens des réponses par une vache au milieu de la route qui me bloque le passage, comme par la main tendue d’une vieille femme, ou mon égarement dans certaines ruelles… Je ne pense pas que ce que je fais ici soit mauvais. Mon rôle est défini et accepté dans un tout où j’ai ma place. Et je suis désolée pour vous que vous n’ayez pas trouvé la votre…

C’était vrai ! Pauvre Ohanzee dorénavant perdu dans les limbes profanes d’une vie d’errance, enlisé complètement dans une vision toxique de ce monde. Mais elle n’y pouvait rien, elle n’était pas là pour le convaincre ou le faire changer d’avis.

- Je vous sens sincère. Et j’aurais envie de vous croire car ce que vous me décrivez est beau, presque trop. Comment être sûre que vos yeux et votre coeur ne se sont pas détournés, sans même le savoir, vers les mauvaises entités. Vers celles qu’on combat et qu’on repousse ?

Ce n’était pas très intelligent de dire ça, ni de se confier de la sorte, mais c’était plus fort qu’elle. Elle agissait à l’instinct. Se touchant le front d’une main, détournant les yeux, Jhælynra poursuivit.

- Ces événements m’ont… atteinte. La trahison est un sentiment qu’il est difficile pour moi de gérer et je sais que je me laisse plus facilement… influencer. Et ce que j’ai vu… Sa petite tête se tourna vers l’énorme statue sainte trônant au dessus d’elle, la jugeant de toute sa hauteur …m’a ébranlé. Je me suis réfugiée ici. Je doute, je ne sais pas qui croire ou que croire. Lui, évidemment, et il n’en sera jamais autrement mais… ce monde autour…  

Elle était exténuée, submergée et ce fut dans ses paumes de mains frêles qu’elle finit par laisser ruisseler ses larmes, se cachant légèrement d’Ohanzee. Jhælynra était dans une détresse à la fois pathétique et pourtant importante. Le chagrin qu’elle vivait n’était pas que ça, il avait animé en elle des choses qui avaient soulevé des questions. Et par-dessus, elle avait la culpabilité de se les poser. La religion n’aimait pas ceux qui réfléchissaient, elle voulait du bétail obéissant, ce qu’elle commençait à ne plus être avec une telle attitude.
Ca la complexait.
Elle créait alors autant de failles dans son armures et de portes d’entrées pour ceux souhaitant la travailler au corps et lui faire comprendre que des vacances lui feraient du bien. Et du repos, également. Dormir la nuit ne serait pas du luxe.

- Je n’ai pas besoin de douter de l’existence de qui que ce soit. J’ai vu de mes yeux le Miracle, tout comme j’ai vu les engeances. Le Saint et le Démoniaque. Y a-t-il seulement meilleure preuve ?
- Quelle est votre définition du "saint" et du "Démoniaque" ? Parmi les "saints" qui ont permis ce miracle, il y avait deux démons, deux sorcier et un chasseur. Votre grille de lecture est erronée, Jhaelynra. Je suis peintre. Je puis vous assurer que le couleurs le plus merveilleuses et vivides sont celles que l'on a mélangées.

Mais la jeune femme s'obstine à s'accrocher à des préceptes dépassés.

-...Je ne pense pas que ce que je fais ici soit mauvais. Mon rôle est défini et accepté dans un tout où j’ai ma place. Et je suis désolée pour vous que vous n’ayez pas trouvé la votre…

Ohanzee sourit doucement avec bienveillance. Les mots de l'Agneau semblent l'amuser.

- Il n'est pas mauvais, il est simplement inutile. Ce tout dont vous vous targuez n'existe plus : qu'êtes-vous sans votre émission de télévision ou votre internet... Ni plus ni moins qu'une jeune femme ordinaire. Dans ce nouveau monde en mouvement, votre place ets à quérir comme pour n'importe qui d'autre. Alors, je m'interroge ? Où ferez-vous le plus de bien, à votre avis ? Entre ces quatre murs où chacun vous dicte ce que vous devez penser ou dire, ou dehors, à affronter l'inconnu, à faire front avec ceux qui ont besoin de votre bonté et de votre piété ?
- Je vous sens sincère. Et j’aurais envie de vous croire car ce que vous me décrivez est beau, presque trop. Comment être sûre que vos yeux et votre coeur ne se sont pas détournés, sans même le savoir, vers les mauvaises entités. Vers celles qu’on combat et qu’on repousse ?
- Le cœur sait. Le cœur ne ment pas. Si vous ne me croyez pas moi, écoutez-vous. Votre foi est puissante, pure et belle. Elle ne devrait être rien d'autre que le nutriment de votre force intérieure, de votre libre-arbitre. Elle ne devrait pas être instrumentalisée pour contrôler les croyants mais les s'exprimer auprès des fidèles, sans ambage.
- Ces événements m’ont… atteinte. La trahison est un sentiment qu’il est difficile pour moi de gérer et je sais que je me laisse plus facilement… influencer. Et ce que j’ai vu… m’a ébranlé. Je me suis réfugiée ici. Je doute, je ne sais pas qui croire ou que croire. Lui, évidemment, et il n’en sera jamais autrement mais… ce monde autour…

Ohanzee prend le temps de méditer ces dernières paroles, puis doucement pose une paume sur son épaule.

- La trahison... Voilà un bien vaste sujet. Savez-vous ce qui se trame sous vos pieds, au sein même de ce lieu autrefois sacré, au coeur même des institutions auxquelles vous croyiez ? Il y a un laboratoire avec des cobayes, des gens que l'on parque comme des animaux, que l'on tatoue, que l'on puce. Il montre la cicatrice laissée par le retrait de sa propre puce de traçage... Humain, sorciers, créatures simplement coupable d'être nées différentes, sur lesquels on pratique des expériences qui brisent toutes les conventions des droits de l'homme et tous les dogmes chrétiens. Si je m'en remets à votre propre grille de lecture, alors, c'est l'Institut qui me semble démoniaque sous ses atours immaculés, vous ne croyez pas ?

Le jeune ancêtre laisse la frêle idole s'imprégner de cette vérité avant de reprendre.

- Si Salomon vous avez révélé sa véritable nature, lui auriez-vous ouvert votre cœur ? Un silence. Vous savez vous même que non. Vous l'auriez craint, repoussé et maudit par automatisme. Or, un être se révèle toujours par ses actes. Nonobstant le fait qu'il soit un démon, vous avez fuit avec lui, main dans la main, vous avez vécu avec lui plusieurs semaines.... Pourquoi ? Qu'aviez-vous vu en lui qui vous pousse à la confiance absolue ?

Jhælynra resta interdite. Elle n'avait pas d'argument, elle n'avait rien à dire. Beaucoup d'informations venaient de trouver enfin la neurone valide de son cerveau et ce dernier était en train de griller. Elle était réduite à cela : ne pas réfléchir, jamais. Elle aurait aimé, elle avait envie même de répondre, de tenter de démonter certains arguments et à la fois pas vraiment. Car à quoi bon ? Elle se sentait lasse de tout cela. Trahie, certes, mais surtout inutile ici, c'était le mot. L'ICV n'accueillait plus personne et même si il était influent sur la ville, il y avait des sujets où il pourrait mettre ses ressources à disposition et il ne le fait pas.

Le visage de l'Agneau resta silencieux. Salomon. Ce n'était même pas son vrai prénom. Elle avait peur du changement. Si elle acceptait de laisser ça derrière elle, ne le regretterait-elle pas ? Très certainement. Son confort, il était là.

- M'accompagnerez-vous ? dit-elle en relevant la tête, sa petite voix se brisant dans sa gorge. Je... ils risquent de me traquer, de ne pas vouloir me laisser partir, de me retenir. Je n'ai pas d'autres choix que de rester ici, mais si vous êtes là...

Elle se réfugiait là-dedans car elle n'avait pas la force d'affronter les choses seule. Pas pour le moment en tout cas. Oui bien sûr, elle avait ce sentiment de trahison si fort encore mais Ohanzee marquait un point avec son discours sur le concept de la trahison. Salomon ne lui avait jamais manqué de respect, au contraire. Il avait tout fait pour la protéger, la garder auprès de lui et lui donner énormément d'affection. La petite se rappelait de ses conversations avec lui sur le divin, la bible, la religion. N'avait-il pas déjà commencé à lui ouvrir les yeux ? Et puis en étant très objectif, elle bloquait sur Salomon qui était Buër alors que dans ce sous-sol c'était passé bien plus hallucinant. Des événements complètement aberrants. Le premier étant qu'elle s'était TELEPORTEE !

Rouge et l'intégralité de l'ICV avait bien tenté de la laisser là, cloisonnée, à ne penser à rien et surtout pas à ce qu'elle avait vécu mais tous les discours et les tentatives pour effacer psychologiquement sa mémoire ont été vaines. Voilà que Jhælynra doutait bien plus, mélangeant ses pensées à sa peine. Elle ne se reposait plus correctement et elle était la serpillère actuelle sur laquelle s'appuyait Ohanzee. Quel chef-d'œuvre.

- Que faire... ? murmura-t-elle comme pour elle-même, non sans se mettre debout.

Son corps chancela et elle se rattrapa à un banc juste à côté. Son cerveau rachitique surchauffait.

- On nous apprend a nous méfier... des apparences, mais pas seulement. De suivre mon intuition. Je ne me suis jamais méfiée de Sal... de Buër. Je n'ai eu aucune alarme qui ne s'est activée à son contact. Mais... c'est un démon ! Maintenant je le sais je... Je quoi ? Eh bien je rien. Son regard cherchait une réponse dans l'inégalité du pavage. Il me déteste, c'est sûr. finit-elle par pleurer dans ses mains blafardes.

- M'accompagnerez-vous ?
- Evidemment, Jhaelynra. répond Ohanzee d'une voix douce Je serais honoré d'être pour vous un ami et un soutien.
Il pose délicatement une main sur son épaule.
- Je... ils risquent de me traquer, de ne pas vouloir me laisser partir, de me retenir. Je n'ai pas d'autres choix que de rester ici, mais si vous êtes là... Que faire... ?
- Que votre esprit se tranquillise à ce propos. L'adversité pousse tout un chacun à revoir ses priorités et à privilégier l'unité plutôt que les désidératas égoïstes. J'ai négocié pour vous un statut privilégié avec le professeur Fleming. Vous serez une émissaire de l'I.C.V. auprès des survivants d'Emeraude, assurant par là même le relais de communication entre le haras de Gaffney et le monastère. Vous serez l'incarnation de l'alliance que nous venons de forger entre exilés du Brouillard.

Le Prophète contemple avec toute la bienveillance d'un pâtre pour un agnelet qui vacille sur ses jambes aigrelette, le pas encore peu sûr mais animé de la volonté de ce mettre debout seul.

- On nous apprend a nous méfier... des apparences, mais pas seulement. De suivre mon intuition. Je ne me suis jamais méfiée de Sal... de Buër. Mais... c'est un démon ! Maintenant je le sais je... Il me déteste, c'est sûr.

Le jeune ancêtre s'empresse d'enlacer la jeune éplorée pour qu'elle trouve sur son épaule un réconfort solide.

- On nous apprend à penser que l'univers s'ordonne en cases bien définies, que l'on peut quantifier et classer. La réalité est autre. Les bords de ces cases sont poreux, souples, parfois transparent. Il y a bien trop de formes et de couleurs qui constituent un seul être pour pouvoir le ranger selon cette classification. Salomon Grass, connu sou le nom de Büer est l'un d'eux. Et croyez-moi, s'il y a bien une chose dont il est incapable c'est de vous détester. Il est transi de chagrin à l'idée de vous avoir déçue, à l'idée que vous puissiez vous-même l'honnir. Aussi surprenant que cela puisse nous paraitre, à nous qui avons été éduqués par les enseignements de l'Eglise : ce démon n'est qu'amour, dévouement et solidarité.

Il lui frotte le dos gentiment.

- Venez avec moi. Je vais vous ramener à vos appartements pour vous aider à préparer votre valise et nous nous rendons ensemble au Haras. Là, vous pourrez revoir Buër et vous entretenir avec lui.

La route cahoteuse secouait la voiture qui emmenait maintenant l'Agneau vers la grande ferme de Gaff. Jhælynra avait fait ses affaires comme le lui avait demandé Ohanzee. Elle s'était affalée sur son épaule, avant de pleurer dans ses bras. C'était trop pour elle. Ses nerfs ne le supportaient pas, elle n'avait pas l'habitude d'être mise à si rude épreuve dans son quotidien. Tout ce qu'elle avait à faire était de se laisser porter mais c'était presque au-delà de ses forces. Son courage était comme partit, en même temps que Salomon. En ce sens, elle avait posé beaucoup de questions à l'homme aux si longs cheveux. Tout en empaquetant son nécessaire de survie, elle s'était rassasiée de ses réponses, elle avait voulu savoir si en plus d'être le bon choix, il ne la menait pas à une mort certaine. Car certains étaient animés par la haine envers les partisans de l'ICV. Ils n'avaient aucun problème à s'en prendre aux employés, que ce soit verbalement ou physiquement. Si on essayait de lui faire du mal, est-ce que Salomon ferait quelque chose ?

Il ne la détestait pas.

Ohanzee avait été formel là-dessus. L'être se morfondait, lui aussi certain qu'elle ne voudrait plus jamais lui adresser la parole. Mais en peu de temps, Jhælynra avait grandit. Elle avait réfléchis à la situation, plusieurs fois, elle se l'était faite expliquée et ce par plusieurs acteurs, et puis... Et puis celui qui avait réalisé le Miracle était venu la trouver. Oui, elle était perdue, elle ne savait rien faire et avait l'impression d'être pieds et poings liés. Cependant, son regard était un peu plus terne, elle était plus calme, peut-être plus sage.

Le paysage défilait sous ses yeux, inlassablement. La petite rouquine s'imaginait la réaction de Salomon. Avait-il été prévu ? Elle en doutait. Elle l'attendrait et puis quand il la verrait... sera-t-il en colère ? Heureux ? Peut-être l'ignorera-t-il ? Que pourra-t-elle supporté de tout cela ? Surement pas grand chose... Et en même temps elle était en colère. Un sentiment désagréable l'animait, au plus profond d'elle-même. Un démon ! Comment avait-il pu lui cacher ?! Mais Ohanzee avait raison, si le jardinier s'était présenté sous ce jour, qu'aurait-elle fait ? Elle aurait contacté l'ICV immédiatement. Et à l'heure actuelle il serait peut-être mort après des heures d'agonie.

A cette seule pensée, elle failli pleurer. Son cœur et sa gorge se contractèrent, ses muscles furent piqué par des milliers d'aiguilles et ses yeux s'embuèrent. Mort. Non, c'était... impensable ! Bien sûr qu'elle voulait des réponses, mais pas au prix de sa vie. Même si c'était un... démon... elle ne le souhaitait pas trépassé, au contraire.

Il fallut qu'on lui touche le bras pour la faire sortir de ses pensées : elle était arrivée. L'endroit était vivant de monde mais modeste pour le nombre qu'il brassait. Il y avait des blessés plus ou moins graves et les âmes s'activaient. On l'emmena dans une petite pièce et on alla quérir Salomon en lui indiquant que quelqu'un l'attendait. Les cheveux cuivrés regardaient par le carreaux sali l'extérieur brumeux, jusqu'à entendre des pas juste derrière. Son esprit virevoltait à mille à l'heure maintenant qu'elle était là, alors qu'elle se retournait. Qu'allait-elle dire ? Qu'allait-elle faire ? La réflexion faisait fléchir ses sourcils dans une moue qui semblait légèrement fermée, peut-être un peu agacée. La tête blonde apparue distinctement. Et la rousse retomba amoureuse. Ce fut d'une voix légèrement éraillée par l'émotion qu'elle détacha le binôme syllabique :

Bu.
Ër.

Précisions:

Father, don't blame us for trying to live
For trying to love, for wanting more
Father, don't blame us for trying to bleed
Like real human beings and nothing more

J'œuvre sans sommeil, sans relâche et sans absolution. Guérir et nourrir sont devenues mes neuves obsessions. Il me faut occuper un esprit enfiévré et un cœur vide. Le dispensaire ne manque pas de patients pour me distraire de ma disgrâce. Il y a fort longtemps que je n'ai plus eût ma véritable nature à ce point en dégout.

Dans ses prunelles, autrefois vibrante d'affection,
Je revois le regard de Morgan.
Incompréhension, horreur et rejet.

"Qui commence à aimer, doit se préparer à souffrir." Jamais adage ne me parait plus vrai quand ces instants de profond désespoir d'un monde en extinction. L'Amour est l'arme la plus léthale qui soit : elle consume, ou pousse à la folie. Elle assassine avec une exquise langueur. Elle vous arrache gentiment le cœur sans politesse ni sommation.
Jamais plus je ne contemplerais les paysages merveilleux de son visage aux tendres expressions.
Jamais plus je ne pourrais me bercer de la vision de sa chevelure d'or rouge sertie de rayon de soleil.
Jamais plus je ne serais spectateur de son rire cristallin ingénu.

Jhaelynra...

A l'heure qu'il est, alors que mes mains fourragent chair et terre pour les refleurir, son aversion a dû se muer en haine. Je suis le monstre que les dévots ont tapi sous son lit. Je suis la Bête de ses dogmes et de ses sermons. J'ausculte une jeune mère et son enfant souffreteux quand l'on me fait quérir dans l'officine où l'on stocke les premiers envois de médicaments. Je me demande bien quelle doléance exige un entretien privé. Je m'essuie les mains et mes pieds nus trouvent leur chemin jusqu'au cagibi.

- Bonsoir, en quoi puis-je vous être.... ? Mes fades palabres se dissolvent sur le bout de ma langue, le chiffon me tombe des mains, mon rythme cardiaque se suspend pour brutalement ruer. Me voilà fauché par la stupeur. Jhælynra ?

"Aucune grâce extérieure n'est complète si la beauté intérieure ne la vivifie. La beauté de l'âme se répand comme une lumière mystérieuse sur la beauté du corps.” disait Victor Hugo. Ma merveilleuse Agnelle en est l'incarnation.

- Vous ici... ? Je... Je ne comprends pas...

Alors, elle prononce mon nom secret et je déglutis, pris dans l'étau d'une émotion vive. Mes iris crépitent d'un vert qui pourrait l'effrayer. Le Verbe a un pouvoir et mon identité véritable n'y échappe point. Je me cache le visage afin de soustraire à sa vue ces attributs démoniaques qui pourraient l'incommoder.

- Excusez-moi... Je suis toujours très réceptif à ce vocable d'invocation...

L'atmosphère changea du tout au tout. Le brouillard qui obscurcissait les pensées de Jhælynra s'estompa lorsque le démon entra en scène. Le balbutiement de son nom réveilla en elle d'autres sentiments qu'elle n'aurait même pas soupçonné. Elle était éprise voilà tout et les yeux avec lesquels elle le regardait, étaient ceux de l'amour.

Malgré tout il se cacha derrière ses mains. Son corps longiligne avait l'air fragile et elle avait peur qu'il ne s'alimente pas. Les démons s'alimentaient-ils ? Elle ne savait que penser maintenant que toutes les lois avaient été défiées.

Son petit air innocent, et parfois malicieux, était absent de son visage. Sans s'en rendre compte elle s'était mise à jouer avec sa croix chrétienne, celle qui pendait à son cou. Encore fébrile de la longue conversation qu'elle avait eu avec Ohanzee, elle eut quelques difficultés à marcher, sans que la nervosité ne l'emporte. Ou peut être simplement la fatigue...

Pourtant, plus elle s'approchait, plus une sorte de résolution l'étreignait : elle savait ce qu'elle souhaitait. De même, elle ne céda à aucun péché capital, le calme revenant dans son âme. Elle ne l'avait jamais haït, elle ne le pouvait pas de toute manière. A quelques centimètres de lui, elle voyait maintenant parfaitement ces aspérités qu'elles n'avait pu distinguer pendant le combat. La peau muait par sa forme et sa couleur, ses cheveux également et elle se rappela de ses yeux si... hypnotisant. Buër était beau. Elle l'avait comprit entre deux crises de sanglots, en haut de sa tour, il y a quelques jours. Tout chez lui lui manquait, de son apparence la plus vile à celle plus humaine. Elle avait découvert un secret si longtemps caché et, surtout, elle avait constaté pourquoi il avait risqué de tout perdre. En définitive : il s'était sacrifié pour la sauver. Et les écrits Saints n'invitaient-ils pas au pardon et à la tolérance ?

Les mains fraîches de Jhæ' vinrent enlacer les poignets de l'homme avec amour.

- Buër, Buër, Buër, Buër... Elle avait comprit que le répéter n'allait faire qu'aggraver la transformation. C'était ce qu'elle cherchait. Laisse moi te regarder, tendre Amour.

Exerçant une légère pression, elle incita Salomon à écarter ses mains pour lui faire face. Comment pouvait-il autant douter de lui ? Ses mires à peine verdâtres à côté de celles de Buër, observèrent attentivement ce dernier, avec la curiosité d'un enfant qui découvre.

Les quelques minutes de silence entre eux laissèrent place à quelque chose de romantique. Jhælynra s'imprégnait, avec douceur, de tout cela et, pour ne rien arranger, ses doigts vinrent délicatement caresser le moindre changement qui s'opérait, sur le visage du démon. Elle redéfinissait ses contours, ce qu'elle semblait connaître, ce qu'elle voyait, pour un peu mieux comprendre. Ses pieds auraient pu décoller du sol qu'elle ne s'en serait même pas aperçu. Ils n'étaient que eux deux et c'était tout ce qui importait.

Jhælynra ne l'autorisa pas à parler, ni même à l'interrompre pendant tout ce temps. Lorsque les deux mains de la belle vinrent se poser sur les joues dentelées de Salomon, elle plongea ses yeux dans les l'étendu verdoyante des siens.

- Tu m'as menti.

Puis elle sourit.

- Et l'ICV aussi. Si j'étais vraiment une sainte, protégée par Dieu, alors tu aurais brûlé sous mes mains.

Parce qu'elle ne doutait à aucun moment que Salomon était un démon que ce soit par sa transformation fantastique, le nom qui l'invoquait ou même ses... pouvoirs, aussi étrange que cela puisse paraître. Elle en revanche... la légitimité de toute une institution était remise en cause.

Elle arrêta là son inspection, devenue bien intrusive elle devait l'avouer. Elle mêla ses doigts puis laissa ses mains pendre devant elle. Comme une enfant impatiente, elle joua de ses pieds, passant son appui de la pointe au talon, créant une sorte de balancier. Elle se mordit les lèvres.

- Je suis... triste, Salomon. Je pensais que l'on pouvait se faire confiance et je ne... m'attendais pas à ce que tu me mentes. Je... je ne suis pas une de leur inquisitrice tu...

Les paroles d'Ohanzee tournaient en boucle.

- Et je ne veux pas dire a-adieu à... t-tout ça...

L'émotion la prenait, les larmes bordaient ses yeux qu'elle maintenait baissé. C'était candide de sa part de croire qu'elle aurait accepté sa vraie nature dès le départ mais elle, elle y croyait. Sauf qu'elle avait eu peur, elle était partie par la force des choses et n'avait pas cherché à le revoir d'ici aujourd'hui. Et peut-être que maintenant il allait simplement la rejeter et ce serait bien fait pour elle, après tout. Elle n'avait pas été à la hauteur.
Et par Dieu, elle l'avait tripoté pendant cinq minutes en plus de tout ça !

- Buër, Buër, Buër, Buër... me torture-t-elle de sa voix caressante. Et plus elle insiste, plus le derme de mes cernes et mes paupières se craquelle, plus la peau de mes joues se métamorphose en écorce, plus mes iris rayonne de viridité. La mutation est aussi douloureuse pour mon corps que pour mon ego.

- Ne faites pas cela, je vous en conjure...
- Laisse moi te regarder, tendre Amour.

Je pose sur elle une oeillade surprise. "Amour", est-ce ainsi que je suis qualifié ? Dans sa bouche vertueuse, je me sens comme un miraculé. Mon pauvre cœur centenaire est aussi prisonnier de ses doigts graciles que mes poignets.

- Tu m'as menti.
- Oui, admis-je honteux et mortifié.

Mais Jhælynra me sourit et ce sourire me plonge dans les affres de la perplexité et de la confusion.

- Et l'ICV aussi. Si j'étais vraiment une sainte, protégée par Dieu, alors tu aurais brûlé sous mes mains.
- Je suis navré de bousculer ainsi tes convictions. Me détestes-tu pour cela ?

Le contact se rompt, me laissant affamé et frigorifié par l'absence de sa délicatesse. Mon faciès reprend ses parures de normalité. Elle semble indécise, perdue. J'en ai le myocarde en pamoison.

- Je suis... triste, Salomon.
- Je le conçois. Ce qui s'érigé comme pilier de ton univers s'est effriter au point de s'écrouler. J'en suis la preuve malheureuse.
- Je pensais que l'on pouvait se faire confiance et je ne... m'attendais pas à ce que tu me mentes.

Pour la deuxième fois en une poignée de minutes, je suis étonné de sa réaction.

- Je ne souhaitais nullement me jouer de toi, ma douce Jhælynra. Je craignais simplement que tu ne m'acceptes pas tel que je suis, que tu choisisses ta foi plutôt que ma personne.
- Je... je ne suis pas une de leur inquisitrice tu...

J'attrape ses mains que je presse entre mes doigts avec ferveur.

- Bien évidemment, mon adorable fleur d'été. Cependant, il s'agit des fondements de toute ton existence. Tu as été façonnée par de fausses croyances et je craignais que la confrontation à la preuve de leurs boniments, te brise. Je me suis manifestement fourvoyé.
- Et je ne veux pas dire a-adieu à... t-tout ça...
- Tout cela ? Est-ce à dire, toi et moi ? fais-je avec une espérance terrible dans la voix.

Je m'agenouille alors, le regard vibrant d'un amour infini.

- Ô belle enfant, lumière de mon âme torturée, jamais je ne pourrais concevoir de la détestation à ton endroit. Cela, que tu m'acceptes ou me repousses. Je suis ton dévoué soupirant depuis le premier jour où, le pas léger, tu passas le seuil de ma boutique pour danser parmi mes humbles créations de Jardinier. Je t'appartiens depuis et tu disposes de moi à ta guise.

Je baise avec empressement ses phalanges précieuses.

- Mais si le choix m'étais donné, je te garderais à mes côtés et te chérirais tout mon soul...

La voix de Salomon était un présent précieux pour Jhælynra. Il ne l'avait pas repoussé, il ne l'avait pas détesté, il ne lui avait pas hurlé dessus malgré toutes les prises de décisions soudaines. Elle qui était en permanence dans la retenue, ne souhaitant déranger personne, ici elle avait prit ses aises en exigeant certaines choses... comme de le voir sous sa véritable forme. Et constater sa vulnérabilité était doux car après tout, même un démon avait aussi ses faiblesses... Ce qu'elle ne comprenait pas, c'est qu'elle était la sienne.

Lorsqu'il s'agenouilla, elle était enfin assez grande pour le regarder en face. Sa logorrhée était magnifique et ses discours lyriques lui avaient manqué également. Alors sans rien dire, imprégnée de ses baisers, elle se pencha sur lui pour poser sa tête sur son épaule. Ses bras passèrent autour de l'homme et avec émotion elle lui dit :

- Je ne pourrai jamais te détester. Et j'aimerai également rester à tes côtés mais... si je le fais, Dieu ne me pardonnera jamais. Tu m'as tant manqué, Salomon.

Jhælynra avait le coeur calme, il ne pleurait plus. Elle n'avait pas mis un terme à la conversation mais elle voulait rassurer le nouvel homme qu'elle avait devant lui. Pour autant, une pointe de crainte était née juste là, dans sa poitrine. Elle l'exposerait au moment voulu car, ici, elle ne souhaitait pas le fragiliser dans ses émotions. Pourtant, il était loin d'être vulnérable mais elle le savait sensible.

La belle rouquine se vit touchée par tout cela. Elle finit par se redresser, un fin sourire aux lèvres.

- J'ai... beaucoup de questions... mais je te sais occupé et je ne veux pas interrompre ton travail ici. Peut-être puis-je t'aider ? Les gens se satisfont de mon travail d'Agneau alors si tu penses que je peux les aider psychologiquement...

Ses yeux suivirent les mouvements du blond alors que les mots de ce derniers restaient chauds dans sa tête. Et puis elle caressa sa joue tendrement.

- Tu as l'air si... fatigué. Dors-tu correctement ?

Elle avait fini par lui poser, par lui demander.

- Je ne pourrai jamais te détester.

Comme ces mots sont doux à mes oreilles, comme il attendrissent mon myocarde et le purge de ses craintes comme de ses avanies. L'organe n'obéit plus aux lois physiques et flotte dans une apesanteur amniotique bienheureuse.
Il ne se méfie plus.
Il devrait, la chute en plein vol eut raison d'Icare et de ses rêves ailés.

- Et j'aimerai également rester à tes côtés mais... si je le fais, Dieu ne me pardonnera jamais.

Je me lève avec lenteur retrouvant ma stature d'être surnaturel et de serviteur de la Mort qui sait pertinemment que ce Père infanticide crucifiant ses propres enfants n'existe pas. Puis-je la brusquer une nouvelle fois ? Alors, je me remémore ses paroles, sa soif de vérité et de confiance. Je presse ses doigts et les porte à ma bouche pour les bénir de baiser fervent davantage pieux que son risible Dieu.

- Tendre corole de mon coeur, toi qui abreuve mes racines de bonheur, il faut que tu saches que "Dieu" tel que tu te le figures n'a jamais existé. Le Paradis est un leurre que les humains se sont créés par crainte de leur devenir au seuil de leur trépas. Nous, engeances démoniaques, sommes ceux qui conduisent les âmes, tels des guides, après la mort. Nous consignons, dispatchons, rangeons les âmes tels des scribes d'une gigantesque administration. Il n'existe nul monde meilleur, nulle absolution, simplement le ronronnement d'une formidable fourmilière industrieuse d'Archivistes. Quand bien même, cette divinité à laquelle tu voues tes prières aurait existée, son commandement n'est-il pas : "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés." ? Si Dieu n'est qu'Amour comme le prétend Jean, son apôtre, alors nous ne dérogeons à aucune de ses règles en nous vouant mutuellement de tels et doux sentiments.

Telle est mon argumentaire, alors que je la couvre d'un regard fiévreux d'adoration.

- Tu m'as tant manqué, Salomon.
- Je te retourne chacun de ces mots avec ton nom à la place du mien....
- J'ai... beaucoup de questions... mais je te sais occupé et je ne veux pas interrompre ton travail ici.
- Je répondrais à chacune d'elle, autant que faire se peut. Cependant, tu as raison, mon travail ici est souverain.
- Peut-être puis-je t'aider ? Les gens se satisfont de mon travail d'Agneau alors si tu penses que je peux les aider psychologiquement...
- Ma chère Jhaelynra, plus que tout, c'est de ce soutient dont ils ont besoin. Je guéris les plaies du corps mais je demeure impuissant face aux blessures de l'esprit. Plus que jamais, ces pauvres hères ont besoin de ta commisération.

La caresse sur mon visage m'oblige à fermer les yeux pour en savourer le moindre frisson. Lorsque j'ouvre les paupières, l'affection que je lis dans son regard m'abreuve bien plus que n'importe quelle eau vive.

- Tu as l'air si... fatigué. Dors-tu correctement ?
- Je dormirais mieux si je te savais auprès de moi.

Obéissant à l'audace d'une impulsion, je ploie vers sa bouche pour lui dérober un chaste baiser. Je déguerpis les joues en feu et ma chair bouillonnant de réactions alchimiques bien trop humaines. A présent que je me familiarise avec les subtilités de l'Amour, la notion de Désir s'invite d'insidieuse façon.

Les heures s'égrainent à mesure que nous vaquons côte à côte à soulager les malades et les indigents. Lorsque le jour tombe enfin, je retrouve mon admirable infirmière aux portes de la grange, s'oxygénant les poumons de l'air vivifiant du soir. Je lui tends une tasse de thé chaud en offrande.

- Ton préféré... fais-je avec un sourire délicat.

Les choses étaient en train de changer. A travers Salomon, une autre porte s'ouvrait, un monde nouveau, qu'elle ne connaissait pas et qui n'était pas aussi terrible qu'elle le pensait. Ca ne se ferait pas en un jour, elle le savait. Les paroles de son Jardinier étaient pleines de bon sens, tout comme celles d'Ohanzee. Sa tête était prise d'un fourmillement, comme si plusieurs connexions des synapses voyaient enfin le jour. On était en train de lui enlever ses chaînes et le dernier pas restait à elle de le faire. Salomon ne pourrait la tirer vers le haut si elle-même ne le voulait pas.

Sauf que Salomon était Buer. Et Buer connaissait Dieu. Et Dieu n'existait pas. Alors pourquoi lui existait ? Et eux, par qui avaient-ils été créé ?

Je... Les émotions la prenaient. Mais si tu as... raison alors pourquoi es-tu là, devant moi et... et pas lui ? Et qui aurait écrit la Bible et... Elle réalisa soudainement Et moi... ? Je n'ai plus de raison de vivre ni d'exister. Toute ma vie j'ai été élevée pour la dévouer aux autres mais si… si l'ICV se fourvoie sur Lui alors il se fourvoie sur… moi.

Le monde tournait autour d'elle, le sol était instable et elle sentait sa raison la quitter l'espace d'un instant. Ses mains s'accrochèrent un peu plus à Salomon, ses doigts agrippèrent sa chemise. Elle tremblotait, du choc. Buer ne pouvait pas lui mentir. Mais c'était un démon. Oui mais…
Quelle torture… Et l'Amour dans tout ça ? Car il était là lui aussi. Car elle sentait son cœur battre pour lui.

Salomon était là lui, bien vivant, près d'elle, contre elle, respirant son odeur, s'abreuvant de ses mots, riant avec elle. Pourquoi voulait-elle absolument contredire tout cela ? Ce n'était pas clair...

La discussion qui s'ensuivit lui fit un grand bien. Oui, ici elle serait utile et pas que pour les pauvres gens, pour lui aussi. Elle viendrait compléter ce travail de titan qu'il exécutait tous les jours sans relâche, elle serait alors là pour lui, comme elle était là pour les autres, mais avec tout l'amour qu'elle éprouvait, tous les sentiments bienveillants qu'elle ressentait. Pourquoi se contraindre de la sorte ? C'était inutile mais ça... il allait falloir le travailler.

Dehors, à l'air frais, la jeune femme repensait à leur conversation, à la journée, au grand échallat qu'elle aimait regarder bouger et travailler. Sa mine quand il était concentré était hypnotisant et puis elle se rappelait de sa transformation. Ca lui arrachait un frisson à chaque fois et le mot DEMON venait s'affichait dans son esprit avec tous les ressentiments qu'elle avait pour ces engeances. Mais il l'avait défendu et même sauvé, ne devait-elle pas mieux s'attacher à cela ?

Une tasse de thé chaude naquit sous ses yeux et fit du bien à son cœur et son moral. Elle était fatiguée. Quand elle tourna la tête sur le côté pour voir qui était son bienfaiteur, un large sourire prit place sur son visage, sous ses yeux cernés et elle se rapprocha de lui quand ils s'assirent côte à côte. C'était chaste, doux, très pudique. Bien que ses lèvres étaient toujours en feu du baiser volé plus tôt, dans le petit cellier.

Merci... Tu t'en souviens.

Non, jamais elle ne pourrait le détester, c'était impossible.

Je vais rester ici, à tes côtés. Ca... prendra du temps... mais je vais essayer. Je ne te promet pas de ne plus croire en Dieu je... je ne le peux pas mais... je vais faire tout ce que je peux pour avancer. Et pour t'aider à soigner tout ces pauvres gens.

Jhælynra en était intimement convaincue bien qu'elle ne s'attendait pas au surmenage qui suivrait et qu'encore une fois, elle s'oublierait dans son travail...