~Écoute Herra Magni. T'es choux, t'es bien mignon. J'te remercie pour le sauvetage, pour les soins et pour le repas, mais tu te calme. J'suis pas ta nièce, J'suis pas ta môme. J'ai plus personne et c'est peut-être mieux comme ça. Parce que la douleur de perdre un être cher j'veux plus la vivre. J'ai mes techniques pour gagner ma thune, pour gagner ma croûte. Alors arrête d'espérer un avenir pour moi et concentre-toi sur le tiens.

Je me rencogne contre mon dossier, heurté bien plus que je voudrais le montrer.
Je comprends qu’elle essaie de se protéger. Vraiment. Et elle a raison, elle et moi on a aucun lien. Mais merde…ça me chamboule complètement qu’elle refuse aussi catégoriquement de l’aide. Aide qui est bien plus faisable qu’elle le pense si elle sortait de cette bulle qu’elle s’est créée pour se protéger.
Evidemment que j’espère un avenir pour elle ! Parce que le mien est foutu ! Si j’peux même pas croire à celui d’une gamine putain c’est quoi ce monde ?

Mais j’peux pas la forcer à croire, j’peux pas la forcer à se réveiller pour lui dire qu’elle est pas si seule qu’elle veut bien le penser, que l’humanité est pas si merdique que ça.
Non j’peux pas.

- Ok…comme tu veux. C’est con. Des solutions pour te sortir de la rue y’en a des tas. Haussement d’épaule. Mais tu veux pas. Message reçu.
J’attrape une serviette en papier et la triture entre mes doigts.
- Moi j’ai vraiment pas d’avenir Poupette. J’vais crever dans quelques mois ? années ? si j’m’en sors bien.

~Et puis tu comptais lui expliquer comment à Kona Rikka que je suis pas ta nièce et que je vie dans le caniveau ? Tu veux lui briser le cœur ou c'est comment ? La pauvre.
- J’lui aurais juste dit la vérité. Tout simplement. Les gens sont plus costauds que tu le crois. Rikka a pas eu une vie facile non plus. Accro à des médocs. Olli l’a sorti d’la merde.
Entre mes gros doigts, la serviette papier devient charpie entre mes doigts.
- Elle s’en est sortie parce qu’elle a accepté de l’aide.
Rikka apporte nos boissons et dépose la salade devant Poup…Ombre – faut que j’arrête de lui donner ce surnom et je lui souris.
- C’est pour ta nièce que tu demandais pour le travail mon grand ?
- Ouais…non. C’était pas pour ça. Laisse tomber, c’était une idée à la con. T’sais bien que j’en ai beaucoup.
Rikka éclate de rire avant de nous laisser.
- Bon appétit ! je lance avec une jovialité forcée.

Le sourire de la petite me remue les tripes alors que ses paroles résonnent encore en moi. Ouais…elle a raison, j’peux pas et j’dois pas m’impliquer plus. L'espoir ça peut être un truc horrible.
Ça servirait à rien. J’pourrais pas jouer les bienfaiteurs bien longtemps. Mais j’espère simplement pouvoir la remettre sur les rails suffisamment pour qu’elle puisse retomber sur ses pieds et s’passer de toute aide. Y compris la mienne.
Sans doute que j’suis qu’un foutu bisounours.
Faut que j’arrête d’être un bisounours. J’suis plus le vilain ours qui bouffe les enfants. Entre autre.

~Merci... On partage ?
- Hum ? Je sors brutalement de mes rêveries. Quoi ? Ta salade ? J’lui adresse un sourire carnassier. Mon régime alimentaire ressemble plus à un celui d’un prédateur que d’un lapin, Poupette. Mais c'est gentil. Régale toi !

Je la laisse déguster sa verdure et m’enfonce dans un silence peu habituel chez moi.

~T'es mourant que tu dis que tu va clamser bientôt ?
- Quelque chose comme ça ouais…Elle est bonne ta salade ? je tente de détourner la conversation. C’pas une franche réussite.
- Les maladie je peux pas les soigner mais les séquelles physiques j'peux p't-être les atténuer...?
J’ai un vrai sourire tendre.
- T’es mignonne. Mais…c’est pas une maladie au sens propre du terme…c’est juste…

Je me gratte la tête et essaie de trouver les mots justes, sauf que mentir je sais pas faire et c’est tellement pas mon rayon que je ne sais pas comment m’y prendre.

- J’ai…une sorte de créature en moi. Violente et pas commode, je commence à expliquer à voix basse. Cette créature…elle me bouffe la raison, p’tit à p’tit. T’inquiète pas…pour le moment je maîtrise mais à chaque fois que je me bats, elle veut sortir. A chaque fois que j’me met en colère, elle veut sortir aussi. Bref c’est une vraie saleté mais j’l’ai bien cherché aussi. Un jour, elle me laissera plus revenir et je risque de faire un carnage avant de passer l’arme à gauche. C’est pas…soignable. Pour les séquelles physiques, j’ai…une bonne constitution et j’arrive à guérir seul avec un peu de temps. Mais merci de t’inquiéter pour moi ! Te casse pas la tête avec mes problèmes… t’en as assez avec les tiens. Dis moi plutôt, comment ça se passe à l'école ? Tu t'en sors ?

Elle me tend un morceau de bidoche avec un petit air mignonnet et craquant. Même si ça m’fais chier d’lui retirer le gésier de la bouche. Elle en a plus besoin que moi. Mais j’prends en bouche ce qu’elle me tend pour lui faire plaisir.
Elle semble un peu triste quand je lui annonce pourquoi son aide me servirait pas à grand-chose. J’aurais aimé…vraiment…mais c’est comme ça.

~Tu peux pas te la faire exorciser ta créature ?
J’ai un petit sourire mi-chagrin mi-attendri. C’est franchement adorable qu’elle s’inquiète comme ça malheureusement c’est pas un simple fantôme que j’me coltine…quoique ! C’est bien une autre âme que j’ai lié à la mienne.
- Non…non Poupette. J’peux pas exorciser ma créature. Ca marche pas comme ça malheureusement. Elle et moi, on est…lié…mélangé, tu vois ? Elle c’est moi, moi c’est elle. Pour le meilleur ou pour le pire. Ouais c’est pire qu’un mariage parce qu’y’a pas de divorce possible.

J’ricane un peu même si le cœur y est pas vraiment.
C’est bien pour ça que je détourne la conversation vers elle. Pis j’trouve ça plus intéressant que mes soucis de cohabitation avec mon ursidé. Ca me réjouit de savoir qu’elle a la tête bien faite. Ca m’fait dire que même sans mon aide, elle arrivera à s’en sortir. L’expérience de la rue associée à celle de l’école…elle sera prête à toutes les emmerdes. Cette fois, j’me marre plus franchement quand elle me dit qu’elle fait payer ses corrections.
Ouais, franchement maligne cette petite !

~Tu comptes aller où quand ton garage sera vendu ?
Je grimace un peu quand elle ramène le sujet sur moi.
- J’sais pas. Où le vent me portera. J’fais au jour le jour comme toi Poupette… J’ai ma bagnole donc la route est à moi. J’irai sans doute là où la chasse est bonne. Voir d’autres endroits. Le monde s’arrête pas à notre île.  
~T'as déjà voyagé ?
- Pas avant que je rencontre ma future ex-femme… elle est française donc on a fait quelques voyages là-bas. C’est sympa…la bouffe est juste excellente. Voyage de noces à Bali. Me suis fais chier comme un rat mort. Heureusement on quittait pas beaucoup la chamb….euhhhhh ouais bref. Tu vois c’que je veux dire, je baragouine, gêné. Ma famille...est plutôt du genre sédentaire. On quitte pas la petite ville qui nous a vu naître normalement.
Rikka vient récupérer l’assiette vide d’Ombre et nous dépose nos plats. J’en salive d’avance. Ca fait un jour que j’ai pas bouffé non plus. Rationnement. Et le combat m’a littéralement mis sur les crocs.
- Et toi ? T’aimerais bouger ? Tu penses à aller à l’université en si t’arrives en mettant de côté ? J’sais pas moi…par exemple en acceptant de bosser comme serveuse pour de gentils patrons ?
Ouais j’insiste mais merde…c’est une belle solution non ?

~ Bon appétit et merci pour ce repas.
- J’t’en prie Poupette, régale toi !

Ca fait plaisir de la voir dévorer à pleines dents et je l’observe un instant, content d’avoir croiser sa route et d’avoir de quoi lui offrir ce maigre cadeau.
Elle me fait marrer à essayer de manger ce truc avec des couverts et ses petits bruits de gosse content ça me régale !
J’attaque la bouffe à mon tour et à la main. J’en grogne d’approbation à la première bouchée. Bordel c’est super bon ! J’avais la dalle aussi. Bon évidemment j’en fous partout (qui arrive à bouffer des hamburgers proprement ? Sérieux ?)

Comme je peux pas m’en empêcher je la relance sur son avenir tout en essuyant mon menton dégoulinant de sauce et de viande.

~ C'est une bonne idée, une très gentille attention, mais pas pour moi.
J’ai la tronche barrée d’une moue boudeuse et d’incompréhension totale…
- Va falloir que tu développes…
~ Je veux pas qu'ils aient des ennuis à cause de moi et je suis pas si mignonne que tu crois. Ils méritent mieux. Voilà
- Je capte toujours pas. Des ennuis de quel ordre ? T’en dis trop ou pas assez Poupette ! Tu deal ? T’es tueuse à gages ? C’est quoi qu’tu fais pour gagner ta croûte ?
Je bois une gorgée de bière
~ J'vais essayer de passer le diplôme en candidate libre à la fin de l'année. Cinq ans c'est long.
- Ca me parait un bon plan mais…ça me dit pas ton plan pour la suite… J’veux dire, un diplôme ok c’est sympa à afficher dans tes chiottes j’imagine, mais t’as quoi comme rêve ? Un métier qui t’fais envie tu vois ? Moi j’ai toujours aimé avoir les mains dans l’cambouis ! Y’a que les paluches dans le moteur d’une belle cylindrée que j’ai l’impression d’avoir un peu d’talent. Bon c’est un peu mort pour le moment, mais j’désespère pas d’y r’venir un jour.
~ Au pire je me déscolarise et je voyage tout en passant des diplômes en candidate libre, ici ou ailleurs.
Je soupire. Evidemment que j’suis personne pour lui donner des conseils ou des leçons de vie, mais ça me fend le cœur de la voir comme ça. Je finis donc par hausser les épaules, pas convaincu mais conscient que j’suis plutôt mal placé pour lui faire la morale.
- Tant qu’t’es heureuse comme ça… Fais juste gaffe à tes miches. T’es p’t-êtres pas sans défense mais voyager seule ça peut rapidement être dangereux pour une mignonne petite nana. En Islande tu crains rien… dans d’autres pays d’Europe, crois-moi, c’est pas la même tambouille.

- J'ai pas de plan pour la suite. J'ai rien ni personne. Je seul truc qui me branche c'est de voyager. Pour le boulot je trouverai bien. Au mieux ça sera de la mécanique ou du bricolage et au pire de vendre mes charmes nordiques.

Je grimace mais pince mes lèvres pour ne pas commenter cette dernière possibilité. Faut que je me fourre dans le crâne que j’ai pas de leçon à lui donner. J’suis rien ni personne.

- Tu veux bien me promettre que… tu f’ras ça qu’en dernier recours ? Je préfère t’enseigner la mécanique que de te voir te vendre pour des vieux cochons.

Comme elle se marre, je suis pas certain qu’elle soit sérieuse. Mais peu importe. Ca me plait pas et j’enchaine sur le fait que le voyage, c’est pas forcément une bonne idée quand on est une jeune fille trognonne.
- "En Islande tu crains rien" ?! Elle est bonne celle là ! Je crains rien de plus que ce que j'ai déjà vécu à par la mort tu veux dire ? Et puis ça se voit que tu es pas une "mignonne petite nana" comme tu dis. Avec ta carrure c'est sûr, t'es pas la cible de prédilection pour un viol. Ici c'est autant la merde que le reste du monde pour quelqu'un comme moi. J'me fait pas d'illusions sur ça.

Je secoue la tête. Elle a aucune idée d’à quel point le taux de criminalité en Islande est foutrement bas par rapport au reste du monde.
- T’y es pas ma poupette, je me rends même pas compte que j’ai utilisé un possessif. Peu importe la carrure parfois. Mon ex et moi on s’est fait emmerder en France. Crois-moi, l’Islande c’est tranquille malgré ce que tu peux penser.
On mange ensuite tranquillement et avec délectation. Elle se penche et m’essuyer la trogne dégoulinante de jus et de ketchup.

- T'en a encore là...
Je prends la serviette et me débarbouille et souriant.
- J’fais des provisions pour demain ! Désolé, jamais su comment bouffer un burger sans en foutre partout.
Je lèche mes doigts plein de gras. Je sais pas ce qui se passe soudain mais ses yeux, qui pétillaient de quelque chose de doux se teintent d’une lueur que j’aime pas. J’ai peut-être l’air d’un ours mal léché et mal dégrossi mais j’ai toujours eu un bon sens de l’observation, surtout de la nature humaine. Son sourire se crispe un peu.
- Hey ! Ca va ? Tu te sens bien ?

Rikka nous interrompent et retire nos assiettes soigneusement nettoyées, avant de demander c'qu'on veut pour le dessert.

- Rien merci.
- Ah si ! J'ai dis que j'offrirai le dessert.
- Allez, laisse toi tenter ! Faut chopper la bouche quand elle débarque gentiment dans ta bouche !
- La même chose que Magni dans ce cas. Merci.
- Ton succulent crumble alors, je demande à Rikka avec un clin d’œil.
- T’as du goût toi ! Avec une petite boule de glace vanille.
- Et de la chantilly ? je réclame comme un gosse gourmand avec la mine qui va avec.
Rikka éclate de rire.
- Va pour de la chantilly maison.

La p’tiote se rend aux toilettes et je patiente gentiment en contemplant l’extérieur avant de lui sourire quand elle revient s’assoir en face de moi au moment au Rikka vient de déposer leurs assiettes.
Je mets une bouchée de crumble fondant en bouche.
- Tu defrais gou’er c’est su’er bon, je marmonne la bouche pleine.
Mais elle repousse son assiette vers moi et se plonge dans la contemplation du parking. Je suis son regard et m’exclame.

- Hey ! Il neige !
Ca a beau être la merde pour tout ceux qui vivent dehors, je peux pas m’empêcher d’avoir la bonne humeur du gosse qui sait qu’il va pouvoir faire des bonhommes de neige. Je prends la cuillère de la gosse et y mets un beau morceau de gâteau avant de lui tendre.
- Essaie. C’est un délice, j’t’assure.
Je soupire et repose la cuillère.

- Tu veux pas me dire ce qui se passe ? Pourquoi t’es si mélancolique ? T’inquiète pas pour cette nuit. Je te laisserai pas dehors, ok ? Pour les autres on verra, d’acc ?

J’vois bien qu’elle tire une tête toute morose, voire inquiète à la mention de la neige. Je crois savoir pourquoi. Quand on vit dans la rue, la neige c’est jamais une très bonne chose. Moi j’ai la chance d’avoir une température corporelle proche de la chaudière alors… Mon sourire de gosse réjoui s’efface lentement. Je tente donc de l’amadouer avec le crumble parce qu’il est absolument délicieux.

- Tu veux pas me dire ce qui se passe ? Pourquoi t’es si mélancolique ? T’inquiète pas pour cette nuit. Je te laisserai pas dehors, ok ? Pour les autres on verra, d’acc ?
- C'est parce que... Parce que j'ai pas l'habitude. Parce que je m'en veux de me conduire avec toi comme une p'tite garce mais que je sais pas comment agir et que... et que... j'ai peur de te faire du mal alors que tu es sympa.
Oulà… ça dégueule d’un coup les grandes vérités. Ma main attrape la sienne et je la serre fort.
- Hey…tout va bien…t’en fais pas pour moi va, que je fais avec un large sourire tendre. Tu me feras pas de mal, ok ? J’ai confiance en toi.
Et en moi. J’encaisserai ce qu’il y a à encaisser. Mais je sens bien qu’elle m’a pas tout dit la poupette. Si y’avait que son pouvoir de guérison, elle flipperait pas comme ça.
- Et puis il neige et c'est l'enfer, et là j'ai mangé mais je sais pas quand est-ce que je vais pouvoir remanger correctement. Et puis j'ai eu peur tout à l'heure avec ces... agresseurs et ça me fou un contre cou dans la tronche...

Et elle finit par craquer. J’en ai le cœur tout lézardé. C’est qu’une gosse putain…une gosse qu’a vécu de sacrés trucs de merdes qu’elle aurait jamais du expérimenter. Lentement je me lève et je me glisse à côté d’elle, passant un bras autour de ses épaules. Je sais qu’elle en voudra peut-être pas de ma sollicitude et de ma chaleur humaine…ou demie-humaine pour mon cas, et je comprendrais pourquoi… mais je me sens obligé de le faire, de lui montrer qu’y’a encore des gens bien.
- T’inquiète pas poupette, ça va bien se passer…t'es une battante, une vraie... j'le sens.
- Tu crois que je peux goûter le crumble ?
- Evidemment ! Il est là pour ça ! Goûte moi ce fondant…
- ka raivon ché cro bon.
Je sais qu’elle pleure pas que pour le crumble.
- … lâche tout va… c’est pas grave de pleurer. Ma p’tite maman disait que ça purifiait de l’intérieur. Et on sait que les p'tites mamans ont toujours raison.

J’attrape la deuxième cuillère pour moi et on se partage le dessert dans un relatif silence. Je finis ma boisson et elle sèche ses larmes. J’en essuie quelques gouttes en frottant sa joue avec une serviette. Je règle notre repas au comptoir avec une bonne ristourne, appuyée d’un regard tendre de Rikka à qui je donne une accolade en me penchant. Dehors la poudreuse commence déjà à recouvrir tout ! Je vois la p’tiote de dos, à regarder un peu partout comme si elle était pas tranquille. Je ramasse une belle pelleté de neige que je roule en boule dans mon poing. Je la balance pas trop fort dans son dos en ululant un cri de victoire.
- Touché !
Mais je vois qu’elle tremble et je m’approche doucement, cerclant à nouveau ses fragiles épaules de mon bras.
- T’en fait une drôle de tête ! Et je vois un début de panique dans son regard. Je me poste devant elle et pose mes paumes toutes chaudes sur son visage. Ca va pas ma Poupette ? Respire, respire bien ! A fond…voilà…

Après le repas, je nous ai conduis à l’abri des intempéries, dans ce garage qui put la nostalgie à plein nez…
Mais bon ! Un toit reste un toit ! Et on en a besoin, autant elle que moi, un semblant de normalité dans ce monde de merde. Enfin j’imagine.
La pauvre poupette s’est endormie sur le chemin. Trop d’émotions sans doute. Je l’ai portée à l’intérieur, j’ai retiré ses chaussures et sa veste avant de l’installée aussi confortablement que possible sur le canapé.
J’ai pas pu m’empêcher de caresser gentiment sa tête.

- Fais de jolis rêves poupette, je vais veiller sur toi cette nuit.  

Après l’avoir recouverte d’un plaid, j’ai tourné le fauteuil vers l’entrée du bâtiment et posé ma hache sur mes cuisses. On est jamais trop prudent. Surtout avec ces putains de Sangsues à la con. Si jamais on remonte jusqu’à moi, faut que je sois prêt à les accueillir. Et je tiens comme ça toute la nuit, n’acceptant de relâcher ma vigilance qu’aux première lueurs de l’aube et lorsque les rayons du soleil inondent finalement la ville. Là, je me détends enfin et tombe moi aussi dans un sommeil profond sans même m’en rendre compte.

Lorsque je me réveille en sursaut, je referme aussitôt ma main sur le manche de ma hache. Un coup d’œil à ma montre m’apprend que j’ai écrasé sévère. Il est plus de 15h…
Même si je le sens déjà, un coup d’œil vers le sofa m’apprends que ma petite réfugiée a pris la poudre d’escampette, sans heurt, ni bruit. Ça me pince le cœur de savoir qu’elle est à nouveau seule dehors, mais j’ai fais ce que j’ai pu non ? Est-ce que ça m’aidera à mieux dormir de penser ça ?
Peut-être…peut-être pas…

La vie suie son court ou essaie en tout cas. La neige est tombée sur la ville et chaque soir, je me demande si la gosse a pu trouver un abri pour la nuit et contre le froid. Et puis comme ça, je me suis mis à chercher. J’veux juste m’assurer qu’elle va bien, qu’elle est en vie… y’a rien de mal à ça si ?

Donc j’ai farfouillé, j’ai mes entrées ici et là, et je finis par dégotter le nom de l’école qu’elle fréquente. Un soir, je gare ma bagnole pas loin et sors pour l’attendre, les pieds dans la neige qui commence enfin à fondre. Sur le siège passager j’ai récupéré une part de tarte pour son goûter. Oui comme les gosses, mais au moins elle aura un truc dans le ventre. En appui contre la carrosserie de Christine, bras croisés, je scrute les allés et venues des adolescents en essayant de la repérer. J’ai son odeur dans le pif, je la reconnaitrais même si elle essaie de se camoufler entre ses camarades.
Et à vrai dire si jamais elle se cache de moi, ça me ferait honnêtement suer mais je comprendrais le message.
Ca me suffirait de savoir qu’elle et en vie après tout.

Enfin dans le flot des gosses qui sortent en tout sens, agités, nerveux et bourrés d’hormones, je repère la poupette. Oula…elle a pas l’air heureuse de me voir. Ca me fout un petit coup et me sourire se tord un peu. Il se relève timidement pour un groupe d’adolescentes qui me regardent bizarrement. Machinalement, je me gratte la barbe qui se fait de plus en plus épaisse.

- Bordel mais qu'est-ce que tu fou ici !?
Elle a beau chuchoter, je vois bien qu’elle est furax ou gênée…ou peut-être les deux, j’sais pas trop. Et c’est aussi là que je note qu’elle a la lèvre méchamment fendue. Je fais mine de pas le voir, parce que je me doute qu’elle me dira pas pourquoi ni comment elle a chopé ça mais ça me rend foutrement furax. Bon j’aurai tenu quelques secondes. Mes doigts effleurent la blessure.
- Qui t’a fait ça poupette ? Hum ?

C’est le moment que choisi un gaillard au vilain cocard pour intervenir. Cocard et lèvre fendue ? Ce me semble trop gros pour que ça ne soit qu’une coïncidence. J’crois pas au coïncidence.

- Hey, Creepy ! Je savais pas que tu demandais à tes clients de venir te chercher au lycée.  Dis-moi c'est bien de faire le tapin ?
- Je sais pas. Demande à ta mère c'est elle qui m'a tout appris et niveau gorge profonde c'est la plus efficace de toute l'île. Tu l'aurais vu hier soir...

J’observe la scène de loin, essayant de me contrôler pour ne pas laisser exploser ma colère contre ce môme arrogant, pédant et aux propos absolument dégueulasses. La poupette se laisse clairement pas faire et ça amène une sorte de sourire goguenard sur ma tronche.
- Quoi !? T'en a pas eu assez tout à l'heure ? Tu veux que je finisse de te fumer ?
- Vas te faire foutre sale dégénérée !

Bon là, j’en ai ma claque. Je sais bien qu’elle va pas aimer et qu’elle se débrouille pour se défendre apparemment, mais j’suis bien décidé à lui donner un p’tit coup de pouce à ma façon. Je fais craquer les muscles de mon cou, tendus à l’excès et m’approche du gosse qui fait quelques pas en arrière. Mais je le rattrape fissa et passe mon bras autour de ses épaules en ricanant un peu. Autant dire que ma prise tient plus de l’étau qu’autre chose.
- Dis donc ! T’es pas très sympa avec ma nièce, mon gars… Tu viens d’insinuer que ma précieuse p’tite poupette est une prostituée ? C’est ça que t’as dit ? Je ressers plus fort et le gosse devient tout blanc de trouille. Allez, dis pardon p’tit gars ! C'est ce que font les gentlemen à c'qui parait.
- Pa…pardon.
- Bah j’aime mieux ça ! Eh ben ! T’en a de jolies couleurs autour de ton œil ! Et ma poupette qui a la lèvre fendue…ts ts tssss… on pourrait presque croire que tu t’es battu avec elle ! Je ris à nouveau tout bas, comme si c’était la plaisanterie du siècle. Et ça voudrait dire qu’elle t’a bien dérouillé ! Bon… tu vas me promettre que ca se reproduira plus, ok ?
- O…ok…
- Parfait ! Bonne soirée les mômes.

Tranquillement je retourne vers la seule ado que je voulais voir aujourd’hui en ramassant son sac, que je lui tends.

- Du coup, coup qu'est-ce que tu fous là ? Tu t'es pris pour un papa ours ou c'est comment ?
Je me sens soudain un peu gêné devant son attitude. J’aurais peut-être mieux fait de pas venir. Parfois je me laisse emporter
- Ahaha papa ours…elle est bonne celle-là ! Bah… j’suis venue te voir. T’es partie super vite la dernière fois. J’voulais juste m’assurer que t’allais bien, que t’avais trouvé un endroit pour t’abriter du froid. Je désigne la voiture derrière moi. J’peux te déposer où tu veux… j’t’ai même pris un p’tit truc à grailler.
J’ai l’impression d’être très con avec ma part de tarte soudain. Elle a l’air tellement pas ravie Je pousse un soupir, mais garde le sourire vaillant.
- M’enfin si j’t’emmerde j’peux aussi me barrer hein…

- Bah tu dormais, j'voulais pas te réveiller et puis tu m'avais dis que je serais au chaud pour la nuit. Bref, c'est trop chelou comme situation...

Elle a raison la gosse. Evidemment. Elle me doit rien, j’lui dois rien, d’ailleurs je sais toujours pas pourquoi j’suis là au juste. Je m’attache trop vite au gens. Comme un putain de simplet. Or il est clair que je l’emmerde ! Y’a qu’à voir sa tronche toute constipée. Plus je cause, plus elle crispe le visage en plus.

- Et du coup on mange quoi pour le goûter ?
J’en ouvre la bouche, les bras ballants. J’pige pas grand-chose là. Elle répond même pas à ma…oh… ! Ou alors c’est un moyen de répondre sans répondre ? Sans déconner c’est compliqué le langage ado ! J’suis pas fais pour ça moi…
- Euh… bah…une tarte. A l’abricot.
Et le prix de l’éloquence revient à….. Magni ! Merci, merci…fallait pas.
Elle s’approche de moi et je crois bien que son expression passe d’emmerdée un max à simplement… gênée ?.... ok quelqu’un à un traducteur à ado rebelle ?
- Du coup, on peut y aller le "Daddours" ou tu as d'autres adolescents à martyriser ?

Ouf…une indication claire de ce qu'elle veut ! Et donc, elle souhaite rester avec moi... C’était trop compliqué de le dire tout de suite hein…? Je ricane et mon sourire fait à peu près dix mille watts.

- Daddours ? Ca sort d’où ça ? Mais c’est super mignon. T’as d’autres p'tits cons à mater poupette ? Non ? Bon bah en route oursinette ronchonne.
Elle a pas l’air hyper satisfaite de mon surnom. Moi je le trouve super. Ca l’empêche pas de monter dans la bagnole.
- 'Tention en posant tes fesses ! La tarte est sur le siège.
Je fais le tour et grimpe devant le volant, toujours la banane sur le facies.
- Malgré ton air parfaitement charmant, j’suis content de te voir ! Et de savoir que tu vas bien. C’est pas que j’me faisais du mouron hein, j’sais bien que tu peux te débrouiller, mais j’préférai m’en assurer moi-même. Où j’te dépose ?
- J'ai des devoir à faire alors j'veux bien que tu m'emmène à la bibliothèque et après je veux bien aller au parc pour me poser… S'te plaît...
Elle triture sa manche et comme ça me stresse un peu, je pose ma pogne contre la sienne.
- Eh ça va pas ? T’as pas l’air bien… Mange ça va te requinquer.
Je soupire un peu. J’ai l’air d’un bon gros imbécile d’ours et tout en surveillant la route, je glisse une œillade à ma passagère.
- Ecoute… je sais que la situation doit te sembler un peu… bizarre et qu’on se connait pas. Enfin pas vraiment. Moi-même je sais trop ce que j’fous là en fait. J’avais juste… envie de m’assurer que t’allais bien et savoir si j’pouvais faire un truc pour toi ?

Le trajet vers la bibliothèque et super court et je me gare déjà dans le parking accolé au bâtiment. Je réfléchis à la dernière fois où j’ai posé mes fesses dans ce genre de lieu…Jamais ? Genre ça étonne quelqu’un ici ?

- Tu euh… j’peux venir avec toi ? Il fera sans doute meilleur dedans que dans ma voiture. Mais si ça te gêne, j’comprendrais et j’attends juste ici.

- Si si. T'inquiètes je vais bien. Je suis vraiment contente de te voir.
Je glousse un peu.
- Oh, c’est vrai ? Bordel heureusement ! J’imagine pas la tête que tu ferais si c’était pas le cas, je fais avec un clin, tout bêtement heureux que nos retrouvailles lui font aussi plaisir qu’à moi. Ouais j’suis qu’un foutu ours sentimental, je sais.
- C'est juste que... bah... comme tu dis... on se connaît pas vraiment et... heum... je sais pas, genre, tu as pas à te soucier de moi, tu vois... bref. C'est cool.
Je garde un instant le silence les yeux fixés sur la route.
- M’inquiéter pour les autres c’est ce que je fais depuis que j’suis gosse, que ça soit pour mes cousins/cousines, mon grand frère…bref. C’est quasi inscrit dans mon code génétique maintenant ! Et puis… j’suis tout seul moi aussi. J’sais pas si ça te l’fais mais moi parfois ça me pèse à mort. Autant qu’on se sert les coudes, non ?

Du coup de l’œil, je la vois séparer la tartelette en deux avec beaucoup d’application.
- Qu’est’ce tu fous ?
- Tiens, on partage.
- Mais ! C’était pour toi !
Elle se fout pas mal de mes protestations et me met le morceau de pâtisserie sur la cuisse dans un équilibre précaire. Soit je la bouffe, soit elle tombe par terre. Et j’suis pas pour le gaspi.
Je la croque donc avec le même plaisir évident que je lis sur le visage de la gosse.
- Ché bon hein ? je demande, de la pâte feuilletée plein la bouche.

Arrivés devant le bâtiment et je m’attends à me faire remballer gentiment avec ma proposition de l’accompagner.  
- Non, c'est ok. Par contre tu as de l'abricot là...
- Où ça ?
Elle me montre la barbe et je tourne le rétroviseur vers moi pour retirer les morceaux de fruits de mes poils.
Je finis par sortir et elle me surprend encore en me prenant la manche. C’est-y pas choupinou sérieux ? Je la suis donc avec un petit sourire tout content. « Il en faut peuuu pour être heureux ! ».

Je l’écoute papoter avec un homme à l’air affable sûrement proche de la retraite.
- Enchanté William.
Elle m’appelle encore Daddours (nouveau sourire couillon) et lui sert un joli mensonge bien enrubanné. Ce que je vois surtout c’est que cet homme s’inquiète aussi pour elle. Ca lui fait un allié de plus…juste au cas où.

- Désolée d'avoir menti. William s'inquiète un peu pour moi depuis qu'il a vue des bleus sur mon cou et mes bras. J'en ai plus depuis un moment puisque je me suis barré mais du coup je lui ai dis que j'avais été placé dans un autre foyer d'accueil. Bref. Désolée.
- T’en fais pas, j’ai compris. Tu veux pas emmerder les autres avec tes soucis et tu préfères les tranquilliser, j’commence à connaître l’animal. Et puis j’t’ai bien fait passer pour ma nièce pour que ça soit pas trop louche pour les autres.

Elle me laisse là pour vaquer à ses occupations et je prends la mesure de l’environnement. L’endroit me parait presque surchauffé et sent fort la poussière mais le tout est par forcément désagréable. Y’a des rangées et des rangées de bouquins partout et si j’me sens un peu perdu ça m’empêche pas d’explorer un peu. Je me cogne pas mal parce que clairement, les lieux sont pas fait pour les homme-ours et les nanas me jettes des coups d’œil appuyés que j’arrive pas vraiment à interpréter. Du coup je leur souris, un peu incertain. J’avais oublié que les ados se déplacent en troupeau et gloussent comme des poules. Finalement je retourne vers la poupette (en me cognant encore contre les meubles…chier !) avec un livre de mécanique et un autre sur le survivalisme. Faut que je me remette à la page.
- Bordel, je chuchote, les allées sont vachement p’tites. J’étais pas un élève très assidu mais j’me démerdais pas trop mal en maths et en physique si t’as b’soin d’aide.

- J’étais pas un élève très assidu mais j’me démerdais pas trop mal en maths et en physique si t’as b’soin d’aide.
- Merci. Je suis pas trop mauvaise mais je veux bien.

Je hoche la tête et essaie de ne pas trop sourire largement en la voyant prendre en main les livres que j’ai choisi moi. En fait ils me servent plus de prétexte qu’autre chose pour avoir l’occasion de la revoir un de ces quatre que « Hey j’t’ai ramené un goûter » comme si elle avait quatre ans.
Je regarde ce qu’elle a ramené de son côté et sans m’en rendre compte mon visage se voile de nostalgie.
- Hey t’apprends le français ? Ma femme…enfin mon ex-femme l’était. Elle m’a enseigné quelque truc… enfin le basique. Et évidemment j’me démerde vachement bien en injures – et and dirty talk mais ça elle a pas besoin de le savoir.

Tout ça me ramène quelques mois…années en arrière. Quand on était bien Daphné et moi. Quand est-ce que tout a merdé comme ça ? J’en sais foutre rien. J’ai beau décortiqué la chose, j’ai l’impression que tout s’est fait doucement, sans bruit ni fracas. Ou alors j’étais complètement aveugle et elle s’est réveillée un jour en se disant « J’aime plus mon mari…tiens si j’allais le tromper ? ». Mouais… j’sais pas.

Je note soudain qu’elle a changé l’un de mes livres et je fais la moue.
- L'autre c'est un ramassis de connerie et du bourrage de crâne complotiste.
- Mais… C’était mon roman comique à moi enfin ! J’adore voir ces tarés se démener pour rien, c’est très reposant figure toi !
En vrai, j’ai juste pris le premier sous ma main histoire de pas faire trop louche.
- T'as dans l'idée de te faire un bunker Daddours ?
- Noooon une grotte ça me suffit ! T’es pas au courant ?
- Rien que l'idée d'être enfermée sous terre me déprime. Ne plus voir les étoiles et ne plus sentir les rayons du soleil... je pourrais pas...
- Oh bah si tu pionces tranquillement pendant tout ce temps, c’est pas dérangeant. Mais t’as raison, l’un des avantages d’être à la rue c’est que notre toit il est quand même vachement chouette. Bon un peu moins quand il te déverse des litres d’eau on est d’accord…
En papotant on se dirige tranquillement vers l’accueil.
- On va au parc ou tu veux autre chose ?
- Nope ! On peut y aller ! Mais t’es certaine de pas vouloir étudier ici ? Il fait sans doute un poil plus chaud quand même…

On est interrompu par une petite nana qui a « besoin d’aide » pour choper des livres trop haut. Sérieux ? De nos jours les lycéennes ont vraiment pas froid aux yeux. Bon on peut pas dire que c’est déplaisant pour le moral de savoir que même si j’ai été aussi cornu qu’un cerf, j’arrive encore à plaire. Mais franchement, j’pourrais être son père quoi…
Non mais carrément elle pose sa main sur mon bras ! L’air de rien, tranquillement…dingue ! Et je note le regard pas hyper sympa qu’elle lance à la poupette. J’suis cool mais même moi j’ai mes limites. Je lui adresse donc un large sourire, hyper poli…et un poil inquiétant, prend les livres de la poupette dans mes bras pour me donner une bonne excuse de retirer la paume de la demoiselle sans trop la vexer et je lui désigne un tabouret.

- Quand on a pas les jambes, faut avoir la tête ma p’tite demoiselle ! C’est pas très moderne de compter sur un mec pour faire ce que tu pourrais exécuter toi-même en réfléchissant un peu.
Je me départie pas de mon sourire et y ajoute même un clin d’œil, ce qui fait que la nénette est à la fois outrée et confuse. Elle fait une tête ! Je me mords la joue pour ne pas me rire.

- Tu m’excuses, j’ai pas beaucoup de temps à passer avec ma nièce alors je préfère en profiter un max ! Bon courage pour la grimpette ! Ca va aller pour monter les p’tites marches ?
Sur ces mots, j’emboîte le pas à la gosse et finit par glousser en sortant de la bibliothèque.
- Bah merde ! Les ados d’aujourd’hui sont hyper entreprenantes ! Non mais t’as vu sa tête… ça me manque presque tout ça, les p’tites rivalités à la con, les bagarres à la sortie des cours… bon pas les cours en eux-mêmes…

J’ouvre la bagnole et y cale soigneusement les livres.

- Elle avait pas l’air d’être ta meilleure pote cette nana ? J’ai tort ? Du coup j’me suis permis de la rembarrer un peu. J’espère qu’elle va pas te causer du soucis à cause de ça hein ?
Oui ça me frappe que maintenant… parfois, j’suis un peu lent à la comprenette. Je démarre la voiture et remet le chauffage.
- La parc alors ? C’est ton dernier mot ?
Je sors la voiture du parking et prend la direction de là où elle voudra.

- T'as du succès Daddours, que veux-tu ?
- Du succès ? je répète bêtement comme si j’arrivais pas à y croire. J’ai déjà du mal avec les femmes de mon âge qui me trouvent à leur goût mais alors des ados… ça dépasse largement mon entendement.
- Elles ont les hormones en ébullition et elles savent pas comment ça se passe c'est tout.
Je lui jette un regard acéré. Je suis peut-être pas l’être le plus finaud d’Islande mais y’a quand même des trucs qui me paraissent évidemment.
- Parce que toi… tu sais ? je demande doucement tout en redoutant la réponse. Non… en fait… t’es pas obligé de répondre à ça, je poursuis tristement et lui dédiant un sourire de celui qui sait mais ne juge pas.

Je sais combien la survie nous fait faire des trucs improbables. Des trucs qu’on aurait sans doute jamais penser être capable de faire. Et ça me fend le cœur qu’elle sache déjà cette vérité-là. Je préfère donc dévier sur ses « amitiés ». Si on peut appeler ça comme ça.

- T'inquiètes pas. Au pire je la recadrerais cette petite pimbêche af hans látnu... et dis-toi que j'ai pas d'amis, ça sera plus simple. En tous cas, pas d'amis de mon âge...
- Oh… je fais avec une sobriété étonnante pour moi avant de capter son petit coup d’œil. Mon sourire fleurit tout seul. Bah… considère-moi comme un ami poupette ! Du genre collant en plus. Bon… Le parc alors ? C’est ton dernier mot ?
- Il y a un café avec vu sur le parc près de l'université. Belle vue, chaleur, calme et bouffe. Pour étudier c'est cool. Mais si tu as un meilleur endroit je t'en prie.
- Oh non c’est parfait ! Je suis pour un peu de chaleur !

Même si on va pas se mentir bien longtemps. C’est plus de chaleur humaine dont je manque. Mais ça… mieux vaut que je fasse une croix dessus dès maintenant. Ma vie risque d’en être dépourvue pendant un moment. Je la laisse me guider dans les allées tortueuses de l’université et me gare finalement.

- On se prend une table aux baies vitrées puis je t'abandonnerai pour aller changer cette stupide robe.
- Ca me parait un bon plan !
- Je pourrais te laisser mes affaires ?

Je claque délicatement la portière de ma voiture et lui sourit avec une douceur qui adoucit tous mes traits. Je sais exactement ce que referme cette question et ce qu’elle ne dit pas. Elle me fait suffisamment confiance pour me laisser ses affaires. Les seules choses qu’elle possède encore, toute sa vie en somme.

- Evidemment.
Je ne peux pas empêcher la tendresse de se couler dans ma voix grave.
- Dis....? Tu le pensais vraiment ce que tu as dis à Jade ? Oublie c'que j'ai dis... c'est débile. Je suis pas ta nièce...
- Hey mais …

Ca me coupe la chique qu’elle se détourne aussi vite et j’en suis réduis à lui courir après et la stoppe en me postant devant elle. Son air tristounet me transperce le cœur. Depuis combien de temps elle est seule comme ça ? Depuis combien de temps elle aussi crève d’avoir cette fameuse chaleur humaine ?
Délicatement, je pose mes deux paluches sur ses épaules et la regarde droit dans les yeux pour lui répondre avec la franchise qui me caractérise.

- J’ai pensé chaque mot que j’ai dit à cette nana. Evidemment que t’es pas ma nièce ! Sinon tu serais sans doute à moitié tarée à cause de nos gênes de merde. Mais … considère que pour moi c’est la même. Je suis un gars débile comme ça… et je m’attache vite. C’est tout. Bon ! je poursuis en m’éloignant et en désignant le café du menton. On entre ?

Cette fois c’est moi qui passe devant et ouvre la porte qui nous balance une bonne odeur de chocolat et de cannelle et de la chaleur lénifiante. Je pousse un soupir de contentement et récupère les affaires dont elle n’a pas besoin avec un clin d’œil.
- Je nous prends un truc à boire ! File de changer pour être plus à l’aise. Tes affaires sont en sécurité avec moi.

J’aimerai lui assurer qu’elle aussi… mais j’ai un ours en moi qui n’est pas franchement du même avis et je ne souhaite pas lui mentir.  
Je nous trouve une banquette au calme et commande deux chocolats chauds supplément chantilly. Tant pis si je claque mes derniers sous. Elle vaut bien un peu de douceur en crème montée.

Finalement, les mois se sont écoulés tranquillement. Comme devrait le faire la vie. Même pour deux âmes sans plus de racines ou de toit comme la poupette et moi. Peut-être pour ça qu’on s’est emberlificoté l’un à l’autre. Pour la sensation de retrouver un bout de famille, quelqu’un qui nous attend quelque part. L’idée est rassurante et foutrement agréable.

Ca s’est fait maladroitement aussi bien que naturellement. Ouais j’sais… les deux vont pas ensemble mais c’est pourtant c’qui s’est passé.
Moi je l’attendais non loin de son lycée (pas trop près pour lui foutre la honte où qu’ses camarades se mettent à s’poser des questions connes) et puis on a commencé à passer quelques soirées ensemble quand j’devais pas bosser pour une chasse. On a profité d’mon garage à fond cet hiver pour rester au chaud et puis le printemps est arrivé et souvent, elle restait dormir dans la bagnole quand même. J’suppose qu’elle s’est habituée à ma présence et moi aussi. Pendant l’été et les vacances, on s’est fait un road trip en Europe du Nord ! Qu’est-ce qu’on en a braillé des chansons aves les fenêtres grandes ouvertes pendant qu’on avalait les kilomètres !

Même qu’une fois ou deux j’l’ai amené à la chasse avec moi ! Quand j’étais certain qu’la proie était fastoche et allait pas être trop menaçante. J’lui ai montré quelques tips. Elle se débrouille bien la p’tiote ! Du moins pour la traque. Le reste j’lui ai pas montré. C’est encore une gosse. Enfin non, mais si quand même.  
J’veille sur elle. C’est devenu un genre de but maintenant. J’ai l’impression d’avoir à nouveau une utilité dans c’vaste monde.

Elle m’a un peu racontée son histoire et moi la mienne. J’sais bien que cette p’tite parenthèse va pas durer mais elle fait du bien à l’âme. J’sais qu’elle s’en sortira quoiqu’il arrive. C’est une survivante la gosse ! Mais si j’peux faire un p’tit bout de chemin avec elle, ça m’va bien. Le seul truc qu’elle garde pour elle, c’est ses projets d’avenir. Enfin p’t-être qu’elle en a pas. J’sais bien que dans la situation dans laquelle elle se trouve, c’est compliqué d’se projeter. Moi-même j’y arrive pas des masses.
Même si j’ai une grosse envie qu’elle réussisse à trouver une stabilité et à être heureuse, j’sais aussi qu’ça dépend pas de moi.  

Finalement, j’l’ai ramené en Islande, faute de mieux. On est à quelques jours de la rentrée des classes et j’sais toujours pas ce qu’elle veut faire. Reprendre les études ? Trouver un boulot ?

En tous les cas, ce soir, c’est Byzance ! La dernière chasse a pas été trop dégueulasse niveau salaire du coup j’l’ai invité au cinoche. Comme d’hab on attire les regards louches.
J’sais bien de quoi on a l’air dans la caboche des gens. Mais pour ce que j’en ai à foutre… ça a toujours été clair entre la poupette et moi. C’est l’plus important.
Le film terminé, on s’fait une p’tite douceur à base de cornet glacé alors qu’on déambule côte à côté pour profiter des dernières soirées à la température clémente. Vanille-chocolat pour moi.

- Alors ! Ca t’a plu ? T’sais que depuis qu’on se fait des séances tous les deux, j’redécouvre des films où il se passe vraiment des trucs ? Avec Daphné c’tait toujours des films « d’auteurs » ou je bitais pas vraiment l’intérêt et souvent en polonais sous-titré… l’angoisse ! P’tit toussement discret – ou pas ! Dis… les cours vont bientôt reprendre. Tu t’es inscrite quelque part ou … ?
Ou y’a un plan B, voire C…