Ibakha n’a pas tergiversé longtemps.

L’opportunité lui semble trop belle, beaucoup trop belle pour ne pas être saisie. Elle sait parfaitement que le patron du « Bouc et Mystères » est un démon qui travaille pour Malsheem. Une mine d’informations à portée de patte.

Elle a déjà entendu parler de l’endroit par le biais de certains de ces clients qui apprécient apparemment les lieux et les règles qu’on y pratique. Raison de plus de tenter le coup.
Colgan et Marisol ont tous les deux approuvé son idée. Etendre les bras du réseau de la Meute des Abyssaux ne leur ferait pas de mal.

La dangerosité de la mission ? Ibakha n’en a absolument rien à faire.
Elle en a vu d’autre.

Elle a donc décidé de s’inviter à un entretien sans en avertir le patron. Elle aime jouer selon ses règles, tant pis si ça ne plait pas. Elle se rend sur place en tout début de soirée et trouve facilement la ruelle qui abrite une enseigne misérable qui ne donne absolument pas envie d’entrer. Sans doute est-ce le but de tout ceci.

C’est la démarche assurée et la tête haute qu’elle pénètre dans l’établissement.
Première surprise.
Les lieux sont propres et aménagé avec un goût qui n’est certes pas le sien mais recherché et l’ensemble donne envie de s’y attarder voire de s’y détendre. Celui qui a fait la décoration savait parfaitement ce qu’il faisait !
Elle se dirige vers un comptoir où une réceptionniste se fait les ongles. Il est encore tôt et elle affiche une mine surprise en voyant entrer la louve. Visage fermé, regard polaire, elle s’accoude devant la jolie jeune femme et glisse sur la surface en bois un morceau de papier imprimé où figure une offre d’emploi qu’on ne trouvera certainement pas dans la gazette de la ville.

- Bonsoir. L’effort pour être civilisée et polie est toujours compliqué pour Ibakha. Les conventions sociales l’ennuient au plus haut point. Soyez gentille et dites à votre patron que je viens pour cette annonce.

La réceptionniste se saisit du papier avec mille précautions pour ne pas abîmer sa manucure fraichement refaite, y jette un coup d’œil avant d’observer Ibakha de haut en bas.

- Vous … c’est vous qui … ?

Effectivement son jeans délavé, son débardeur noir, son gilet à capuche et son perfecto noir ne collent pas vraiment avec l’image de la femme fatale qu’on associe à une dominatrice.
Ibakha aime surprendre autant qu’être surprise. Malheureusement la chose n’arrive pas si souvent.

- C’est moi, tranche la jeune femme d’un ton sans appel et autoritaire.

Les gens se figurent qu’il suffit de passer du cuir pour être une bonne dominatrice. Rien à voir. Tout se joue dans l’attitude, le regard et la voix. Elle arriverait à mettre à genoux d’un seul ordre certains de ces clients, même vêtue d’un bleu de travail.
La réceptionniste semble avoir repris contenance et lui demande encore :
- Vous avez rendez-vous ?
- Non. Ibakha toise le jeune femme et arque un sourcil. C’est un problème.
La pauvre jeune fille ouvre et ferme plusieurs fois la bouche avant de bafouiller un :
- Euh…je …je vais voir.
- Faites donc. Je vais attendre au bar.

Elle montre du doigt la salle derrière elle et s’y avance sans qu’on ne lui en donne la permission. Elle se hisse sur un tabouret et croise les jambes pour attendre le patron.
La patience est une vertu qu’elle a peaufiné des années durant.

Ibakha sent l’odeur du démon approcher sans même se retourner. Avantage de sa nouvelle Nature appréciable. Souffre, un soupçon d’alcool et un beaucoup de savon. Il sort de la douche.
Bien. La réceptionniste semble efficace en plus d’être bien manucurée.

- Bonjour ! Bienvenue au Bouc et Mystère. Je suis le gérant de cet endroit. Que puis-je faire pour vous ?
Enfin elle pivote la tête vers son « hôte » et laisse son regard couler sur sa dégaine aussi peu orthodoxe que la sienne. Peignoir humide, chevelure bleutée qui ne l’est pas moins et air canaille. Démoniaque.
A peine hausse-t-elle un sourcil pour marquer un sentiment de surprise bien rentré.
Après tout, elle-même traine la plupart du temps en kimono de soie chez elle et son arrivée à tout d’impromptue.
Ce personnage titille sa curiosité. Elle n’a jamais rencontré à un démon avant lui.

- Et à qui ai-je affaire ? Au Bouc ou au Mystère ? A moins que ça ne soit les deux..., demande-t-elle en plantant son regard dans le sien.
Elle fait un vague geste vers la réception.
- On a déjà dû vous mettre au parfum non ? Je viens pour l’annonce. Vous recrutez apparemment. Ibakha Amal en civil, Khulan pour mes clients.
- Désirez-vous boire un verre ?
- Wiskey. Sans glaçon.

Ibakha attend patiemment d’être servi avant d’en revenir au sujet de sa visite.

- Je n’aime pas tellement tourner autour du pot alors j’irai droit au but. Je suis douée. Très douée dans mon domaine. Et très franchement je ne suis pas là pour l’argent mais par curiosité.
Elle attrape le verre entre ses longs doigts fins et fait lentement tourner le liquide ambré.
- Certains de vos clients sont aussi les miens et ils semblent qu’ils apprécient l’endroit. J’exerce en ville depuis quelques années et fatalement une certaine…routine s’est installée. Or la routine m’ennuie. J’ai envie de changement, d’élargir mes horizons, ajoute-t-elle avec un pétillement dans le regard qui pourrait s’apparenter à de la malice. Ibakha joue son rôle à la perfection.
- Donc me voici… curieuse de savoir si vous en êtes capable…

Elle laisse couler la fin de sa phrase comme un défi puis avale une gorgée d’alcool en ne le quittant pas des yeux.
- Mes conditions sont simples. Je dis qui, je dis quand et je dis comment. Je travaille en tant qu’indépendante et donc pas à temps plein pour vous, tout en respectant les règles établies par votre établissement. Nous discuterons de mes horaires plus tard. Je veux que ça soit marqué noir sur blanc sur mon contrat. S'il survient le moindre problème avec un client, c'est vous que ça regarde. Mon business n'a jamais eu a souffrir de la moindre plainte. A l’instant où je m’ennuierai aussi ici, je partirai sans préavis. Je m’adapte à tous clients et à toute demande. Tout ça est à prendre… ou à laisser.
Ibakha ne laisse que rarement la place à des concepts comme négociation ou souplesse.
Elle finit son verre cul-sec, indiquant qu'elle a dit ce qu'elle avait dire.

Patiemment, Ibakha attend que l’homme – non le démon – poursuive la conversation tout en l’observant avec attention. Après tout c’est la première fois qu’elle se trouve en présence d’une engeance démoniaque et sa déception se traduit par une très légère moue.
Pas de cornes ? Pas d’aura infernale ? Non. Quelque chose d’autre. Une sensation bien plus subtile qui vient chatouiller son instinct animal.
Il est intriguant.
Suffisamment pour titiller sa curiosité qui en a pourtant vu suffisamment pour être blasé une vie ou deux.

- Mademoiselle Amal, votre profil correspond tout à fait à ce que je recherche.
Elle une sorte de demi sourire. Evidemment. Sans fausse modestie, il ne trouvera pas mieux dans toute cette ville de dégénérés.
- J'aurais cependant quelques demandes moi-même.
- Ibakha suffit. Pour le « Maitresse » il est sans doute encore trop tôt, déclare-t-elle avec une honnêteté désarmante, sans que l'on sache si elle plaisante ou si elle est vraiment persuadée qu’un jour ou l’autre c’est comme ça qu’il l’appellera. Je vous écoute.
Elle fait signe au barman de lui remettre un verre. L’alcool est bon.
- La première est de ne pas parler de ce qui se passe ici à personne d'extérieur. Mes clients apprécient cet endroit avant tout pour sa discrétion et ce n'est pas à vous que je vais apprendre à quel point c'est délicat d'obtenir une telle confiance.
Haussement de sourcil un brin amusé.
- Evidemment. Vous ne pensez quand même pas que je suis restée si longtemps dans le métier en dévoilant à tous qui étaient mes clients.

Par contre, elle ne promet rien pour les informations qu’ils lui confient parfois, ni ce qu’elle apprendra sur l’établissement et son énigmatique patron. Il n’y a qu’à sa Meute et à ses sœurs qu’elle voue une loyauté sans borne et sans condition.  

- En second plan, sans doute plus important, j'aimerais que votre expérience ici soir la plus enrichissante possible. Aussi j'aimerais vous ... conseiller ... certains clients qui pourraient sans conteste vous intéresser et vous amuser.
Ibakha prend le temps de boire une gorgée de sa boisson ambrée, une réelle expression surprise sur le visage. La louve laisse promener son regard sur son interlocuteur pendant un temps et avec une intensité qui aurait mis mal à l’aise n’importe qui d’autre. Pas lui évidemment.
- Vous pouvez commencer quand ?
Cette fois, elle éclate d’un rire franc bien loin de son image glaciale et pleine d’assurance tranquille.

- C’est tout ? Vous ne cherchez pas à vous renseigner sur moi ? Vous faites confiance bien facilement. Tout cela est très…prometteur et techniquement je suis disponible où et quand je veux. Mais d’abord… de quels genres de clients et d’amusement parlons-nous ? Je ne suis encore jamais venue ici.
Elle croise ses jambes et pivote sur son siège, prenant appui contre le comptoir. Elle embrasse la salle de son regard.
- Plutôt réussi… Faites-moi visiter…
Elle aurait pu tourner sa demande en question mais… Ibakha aime tester la résistance des autres aux ordres.
Finalement cet entretien s’avère bien plus amusant que prévu.

- Votre créativité sera mise à rude épreuve. Ces clients sont assez... no-limit...
Ibakha arque un sourcil, curieuse et perplexe.
- Vraiment…elle fait trainer le mot avec une sorte de délectation pleine d’anticipation. Je ne suis pas contre les défis…créatifs.
- Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre, mademoiselle Ibakha...

La louve glisse de son perchoir levant les yeux au ciel devant ce « mademoiselle » dont on ne l’a jamais gratifiée. Mademoiselle est réservée aux filles sages, Ibakha n’a jamais été sage.
Ses yeux effilés prennent la mesure de l’endroit, en parcourt chaque recoin. Le rez-de-chaussée n’a rien de très spécifique si ce n’est qu’il est bien pensé et agencé.
Les chambres ne l’intéressent pas plus que cela, ça n’est pas son corps qu’elle offre. Le détail sur les « ambiances » variées la fait sourire, imaginant toute sorte de délire mis en scène pour le bon plaisir de la clientèle en mal de sensations.

Enfin ils passent au sous-sol – comme c’est original – mais à nouveau elle ne manque rien des explications de son nouveau « boss ».
- Costumes ? Elle esquisse un sourire ironique. Ça fait si enfantin. J’ai mes propres vêtements, merci.

La Louve déambule dans la salle de réception comme si elle l’avait déjà arpentée un nombre incalculable de fois, comme si elle venait d’en conquérir le territoire, touchant les tentures, cherchant les lieux où la lumière est la plus flatteuse. Finalement, elle s’arrête au centre de la pièce l’englobe d’un long regard.  

- Qu'en pensez-vous ? Cela pourrait-être votre nouveau royaume.

Elle se raidit en sentant son souffle contre son oreille, sans l’odeur de son gel douche encore forte, elle ne l’aurait absolument pas entendu approcher. Elle émet un petit rire.

- C’est déjà le cas, vous ne l’avez pas remarqué ?  
Lentement, elle se retourne pour le toiser dans les yeux.
- Vous avez un bel établissement.

Elle laisse couler un long silence et lâche soudain, comme s’il s’agissait d’une information de moindre importance.

- J’ai fait six ans de prison pour double meurtre. Je ne dis pas ça pour vous, puisque vous vous fichez de mon passé mais c’est une information à glisser à votre clientèle. Ça rebutera les plus timorés. Ceux-là ne me font pas envie. A contrario…je sais que ça en excite plus d’un. C’est ceux-là que je veux. Sourire féroce. Rassurez-vous, je ne compte dévorer personne. Si vous n’avez pas d’autres règles, considérez-moi comme engagée…Baphomet.  

Les choses se passaient relativement bien.
A vrai dire, Ibakha avait réussi à trouver une certaine routine. Plus tellement habituée à avoir des collègues, elle a mis un certain temps avant d’ôter une partie de son masque de glace, dispensant sourire en coin ou réparties amusées. Elle s’est même attardée une fois ou deux pour un « dernier verre ».
Elle n’en a pas oublié son travail pour la meute, et a réussi à obtenir quelques informations volées, ici et là.
Son patron reste une énigme complète et elle a arrêté de chercher à le comprendre, préférant largement le prendre comme il est, au jour le jour.
Bien plus facile de cette façon.

Et puis tout a dérapé.
Il a suffi d’un client.
Un seul.

Il a réclamé la totale.
Il en voulait toujours plus.
Des coups. Encore et encore.

Voilà pourquoi elle avait hésité à le prendre comme client. Voilà pourquoi elle aurait dû refuser, surtout si proche de la Pleine Lune.
Elle a vu dans son regard cette étincelle un peu folle, trop, bien trop déviante. Mais il a insisté, beaucoup, est allé jusqu’à faire plusieurs demandes en passant par Baphomet. Il était de la police et Ibakha s’était dit qu’il pouvait être une source d’informations de première main alors elle a accepté.

L’homme a voulu repousser ses limites sans se rendre compte qu’il venait de dépasser celle de sa dominatrice. Elle lui a demandé d'arrêter, mais il a commencé à l'attaquer. Alors elle a répliqué. Plus fort, bien plus fort que lui.
Si bien que passée cette ultime borne, ses suppliques sont devenues une douce musique à ses oreilles, l’incitant au contraire à continuer. Elle n’a plus retenu aucun de ses coups, de fouet, de poings, de pieds…

Il git au sol comme une masse sanglante de viande malmenée dont le souffle laborieux peine à sortir. Ibakha le regarde depuis de longues minutes. Elle a les poings et la peau rougie de son sang, le corps tremblant, l’air hagard et dangereux comme si elle résistait mal à l’envie d’y retourner et de finir ce qu’elle a commencé. Elle tout juste eu la présence d’esprit d’envoyer un message à son patron sans savoir s’il est là.
Un simple SOS.
Elle a perdu le contrôle.

- Oh bordel.

Ibakha pivote son regard, plein d’une animalité sauvage qu’elle contient à peine, vers le démon qui vient d’entrer dans la pièce.
Le bruit émis par son client lui fait faire un pas dans sa direction, lèvres retroussées sur des dents à l’émail blanc encore immaculé. Elle est à deux doigts de se jeter sur lui, de se transformer pour se repaitre de sa chair sanguinolente.
Si Ibakha contrôle aussi bien ses instincts c’est parce qu’elle sait pertinemment que le seuil de sa moralité franchi, il est difficile, voire impossible de faire machine arrière sans que sa soif de sang ne soit étanchée.  

- Ibakha, tout va bien ?
La voix de Baphomet la ramène un instant à la raison, un bref instant.

- Non… oui… j’ai envie de…le massacrer, répond-t-elle d’une voix rude et tendue, ses yeux brillants déjà d’un éclat lupin.

Le plaisir qu’elle prend à faire mal est indescriptible.

Lui sait.
Lui comprend certainement.

Mais tuer… tuer lui procure un pied phénoménal, une libération totale qu’elle laisse exploser lorsqu’elle chasse en Louve mais qu’elle s’est toujours refusée à expérimenter à nouveau sous sa forme humaine. Elle ne souhaite nullement nourrir le monstre qui se tapie en elle.

Le démon se matérialise soudain devant elle et elle focalise son regard sur lui, contrôle sa respiration comme pendant ses méditations. Sa main pleine de sang et écorchée par les coups qu’elle a portés s’enroule autour de son bras pour s’ancrer un peu plus au présent, pour ne plus s’oublier.

- Dis-moi ce qu'il s'est passé. Ne t'inquiète pas pour lui, il va tout oublier.

Le corps d’Ibakha se relâche lentement à mesure qu’elle reprend le dessus.
- C’est… mon client hardcore. Un enfoiré…mais qui paie bien. Il a voulu que je le frappe plus que d’habitude. Je lui ai dit non parce que je savais … je savais que c’était au-delà de mes limites. Mais il ne m'a pas écouté...il est devenu hargneux. Il m’a cogné et j’ai… sa voix s’étrangle, ses yeux expriment quelques secondes une détresse totale avant qu’elle ne se reprenne… j’ai déraillé. Je voulais lui montrer… lui rendre ses coups. Il a supplié mais c’était trop tard… et je… ses yeux s’égarent vers le corps de l’homme et la poigne sur la manche de son patron se fait plus pressante, presque désespérée. Il faut… que je sorte d’ici. Puis elle plante à nouveau son regard trouble dans celui du démon. J’ai envie de continuer. Tu dois m’en empêcher…

Il referme brusquement les bras sur elle alors qu’Ibakha ne le lâche pas. Si elle le fait, elle a bien trop peur d’y retourner.
En un instant, ils se retrouvent dans un lieu qu’elle ne connait pas mais qui sent tellement Baphomet de partout qu’il ne peut que s’agir de son lieu de vie. Un peu retournée par le voyage express dans les appartements de son patron, elle garde ses yeux clos, sentant toutefois la présence forte d’un autre canidé dans la pièce.

Elle réouvre brusquement les paupières pour fixer le chien à l’apparence d’homme et sans réfléchir vraiment se poste devant son patron qui ne l’a pas lâché, l’attitude méfiante, voire menaçante.
Elle est toujours en équilibre sur le mince fil de sa raison. Mais comme Baphomet s’adresse à lui et lui donne ses instructions, Ibakha se détend légèrement.  

Les bras qui la maintenaient la relâchent et elle prend une profonde inspiration. Si la proie – l’homme – n’est plus là, son sang lui monte encore à la tête. Il lui serait si facile de le traquer pour y retourner…

- Tu es chez moi ici, t'es en sécurité.
Ibakha s’accroche à sa voix familière, à son restant d’humanité.
- Est-ce que tu veux prendre une douche pour te débarrasser de tout le sang ? Sinon, on peut aller sur le toit et prendre l'air. Dis-moi de quoi tu as besoin pour te calmer.
Elle hoche la tête en le regardant, faisant des efforts manifestes pour ne pas lâcher la louve ou la meurtrière qu’elle abrite en son sein sur tout ce qui bouge.
- Douche d’abord… de l’air ensuite.
Elle doit absolument retirer cette odeur de sang parfaitement délicieuse qui lui monte à la tête pour lui susurrer des envies de plus d'hémoglobine. Le visage presque douloureux, elle sert simplement la main de son boss dans la sienne.
- Merci…

S’en attendre, elle se dirige vers le couloir et trouve la salle de bain. Elle se débarrasse de ses vêtements poisseux de sang qu’elle laisse au sol puis entre dans la douche. L’eau froide devient rougeâtre à ses pieds et balaie l’horreur de ce qu’elle a fait. Elle n’augmente pas la température comme pour se punir et grelotte littéralement.
Elle se frictionne sans douceur tout le corps avec du savon pour chasser toute trace de sang sans savoir combien de temps exactement elle reste sous le jet.
Quelques secondes ? Des minutes ?

Le fait est que lorsqu’elle arrête l’eau, elle tremble de tous ses membres mais est propre et a la vague impression d’être redevenue elle-même. Elle s’enroule dans un peignoir qu’elle a déjà vu porté par Baphomet – et flotte littéralement dedans – puis s’essore les cheveux.
Lorsqu’elle retrouve son patron, elle a regagné une partie de son calme mais se sent éreintée et frigorifiée. Sans faux-semblant ou excuse, elle plante son regard dans le sien.
- Je suis désolée. Elle triture la manche du peignoir dans un geste nerveux qui ne lui ressemble absolument pas. J’ai… dépassé les limites. Largement même. Ça ne m’est jamais arrivé avant avec un client… et ça n’aurait pas dû arriver.

Elle sait qu'elle vient de le mettre, lui et son établissement dans une situation délicate. Et même si elle se sert de ce travail comme une petite mine d'information, elle n'a aucun grief contre lui et ne voulait certainement pas ruiner son business.

- T'as perdu le contrôle... Ça arrive.
Ibakha le toise un moment, indéchiffrable.
- Ca arrive ? J’aurais aimé t’avoir comme juge à mon procès. Tu dis ça comme si je viens de déchirer un costume... combien de fois tu as dû gérer ce genre de situation ?
- Mais il t'a cogné aussi.
- Oui. Et j’aurais été tout à fait capable de le maitriser sans le transformer en pâté pour chien. Tiens d’ailleurs tu m’excuseras auprès du tien. Tu connais la territorialité des loups j’imagine…

Et pendant les quelques minutes où elle était aussi bien louve qu’humaine oui, Baphomet et tout cet endroit faisait partie de son territoire.

- C'est à moi de te présenter mes excuses, ça n'aurait jamais dû arriver.

Ibakha écarquille les yeux, franchement surprise. Surtout si on considère que c’est elle qui s’est retrouvé avec le sang de l’un de ses clients sur les mains. C’est bien la première fois qu’on s’abaisse à lui faire des excuses. Les meurtrières et les putes n’y ont pas le droit. Après tout, elles sont à peine regardables dans les yeux.

- Je ne pensais pas que j'avais de tels clients. Je ferai beaucoup plus attention quand je te présenterai un nouveau borderline.
- Tu…tu veux que je continue à bosser pour toi ? s’étonne-t-elle encore. Tu n’as pas peur que ça se reproduise ?
- J'me suis occupé de lui. Il ne t'embêtera plus.
- Techniquement, c’est moi qui l’aie « embêté ». Intriguée, elle penche la tête. Tu t’en es occupé ? Il est mort ? Elle se masse doucement les tempes. Elle ne retourna pas en prison…pour rien au monde ! Enfin je te fais confiance sur la question… mais je persiste à penser que tu aurais dû me laisser le manger, même s’il me serait sans doute resté sur l’estomac…

- Tu te sens mieux ?
Elle s’affale sur le premier siège à sa portée et lève la tête vers lui, un demi-sourire fatigué sur le visage.
- Un peu…
- T'as réussi à te calmer ?
- Je me sens plus… en contrôle. Merci pour la douche, l’eau froide à aider. Par contre, je ne serais pas contre un petit verre si ça ne t’ennuie pas. Quelque chose de fort…

Elle soupire et relève ses jambes pour les entourer de ses bras. Elle se fiche de donner l’apparence d’une petite fille fragile, elle sait qu’elle ne l’est pas. Tout comme elle n’est pas sans faille. Le menton perché sur ses genoux, elle prend la mesure de l’endroit, le repère de Baphomet… intéressant.  

- Si tous les macs pouvaient te ressembler, la vie des putes seraient bien plus facile à vivre, assure-t-elle distraitement. Le genre humain est vraiment dégueulasse...

- Non, il n'est pas mort. Simplement, il ne se souviendra plus de toi, ni de cet endroit. T'es donc tranquille.

Ibakha fait tourner l’alcool ambré dans son verre, le regard ailleurs.
- Moi je me souviendrais… lui n’est pas tranquille… qu’il prie donc pour ne jamais plus me recroiser.

- Alors je suis d'accord pour le genre humain.
Elle a un petit sourire en coin.
- Evidemment pour un non-humain…ça ne m’étonne pas des masses.
- Par contre, j'suis pas un mac... Ou alors un Big Mac ! Mais j'apprécie le compliment !
La blague est mauvaise mais elle doit être réellement épuisée puisqu’elle glousse stupidement sans pouvoir s’arrêter. Elle pose pudiquement une main sur sa bouche.
- Pardon… ça n’est même pas drôle mais je… elle respire lentement, s’installe plus confortablement sur le fauteuil et reprend ses esprits.
- Je ne voulais pas t’insulter. C’est vrai que tu n’as pas grand-chose à voir avec les macs que j’ai connus. Et c’est ça que je trouve dommage. Tu ne nous vois pas comme des putes ou des objets sexuels. Elle échange un court regard avec son patron. C’est appréciable.  

Ils trinquent et Ibakha goute à ce qu’elle devine être du wiskey, souriant distraitement qu’il s’en soit souvenu. Elle pousse un petit soupir de satisfaction. Il est terriblement bon.
- J'suppose que tu fumes pas spécialement des joints, toi ?
Elle lui lance une œillade amusée.
- D’habitude non, mais je ne frappe pas non plus des hommes à mort les autres soirs. On va donc dire qu’aujourd’hui est un jour spécial. Peut-être que ça réussira à me calmer…

Elle observe sa technique et fronce le nez face à la forte odeur qui se dégage du joint. Elle tend toutefois une main délicate et l’attrape entre ses doigts pour en prendre une longue bouffée. Une vague de nostalgie la prend aux tripes et elle sourit distraitement.
- Mon oncle fumait ce genre de truc dans la yourte. Il m’a fait essayer une fois. J’ai détesté… Pourtant ce soir, ça lui rappelle la Mongolie… les moments partagés dans cette sorte de tente où l’intimité n’était qu’un vague concept…oui ce soir, elle apprécie.

- Une... Comment on dit ? Louve-garoue ? Loup-garou femelle ? Loupette ?
- Louve. Ca suffit. C’est ce que je suis, ce que j’ai toujours été. J’était simplement coincée dans un corps trop humain pour moi. Elle lui adresse un sourire carnassier. Appelle-moi encore loupette et je te bouffe. Je n’ai encore jamais goûté à la viande démoniaque. Vous avez le même goût que la viande au barbecue tu crois ?
Elle glousse toute seule de sa blague en prenant une autre taff. Oui, ce truc est efficace.
- J'avoue que la nature de mes employés comme mes clients ne m'a jamais spécialement importé jusqu'à aujourd'hui.
- Ca veut dire qu’aujourd’hui tu en as quelque chose à faire ?
- Z’êtes effrayants comme bestioles.
- Hm hm… t’as pas idée. Si ça peut te rassurer, il parait que j’étais déjà terrifiante avant de devenir louve. Ca ne fait… qu’exacerber ce que nous sommes vraiment…au plus profond de nous.

Il faut donc croire qu’il y a bel et bien une folle à lier au fond de son âme. Un être qui se nourrit de sang et de violence. Un être qui ne doit plus jamais sortir.

- T'as une meute, ou un truc du genre ?
Elle lui rend son joint avec un haussement de sourcil, tout en resserrant les pans du peignoir qui commençait à bailler.
- Tu es bien curieux soudain. J’imagine que je te dois bien une réponse ou deux…oui j’ai une meute…presque une famille. On veille les uns sur les autres. C’est assez… nouveau pour moi. J’étais plutôt du genre…solitaire avant. Et toi ? Depuis quand tu es… elle fait un vague geste de la main…comme ça ! Comment ça fonctionne d’être un démon ? T’as un patron au-dessus de toi ? Quelqu’un à qui tu dois rendre des comptes ?

Peu de choses arrivent à étonner vraiment Ibakha, soit parce qu’elle s’en fiche, soit parce qu’à force de côtoyer la lie de l’humanité on en vient à être blasé pour tout. Pourtant, elle écarquille tout grand ses yeux effilés lorsque de grandes ailes apparaissent dans le dos de Baphomet. La manifestation de sa surprise est sans doute accentuée par les herbes qui partent doucement en fumée odorante qui lui chatouille les narines.

- Ouh là... Même moi je ne suis pas certain d'avoir bien tout compris. Moi et la hiérarchie... Je suis assez subversif comme mec, pour ne pas dire carrément le p'tit rebelle de la bande.

Elle en oublie sa question et préfère en poser une autre, fascinée malgré elle.
- Je peux toucher ?
Elle s’approche et caresse les plumes, en profitant pour se saisir à nouveau du joint pour en tirer une longue bouffée avant de lui tendre à nouveau. Elle a une sorte de gloussement innocent.
- Quand j’étais petite, j’observerai les aigles pendant des heures, ils sont les maitres du ciel chez moi… J’aurais donné n’importe quoi à l’époque pour savoir ce que ça fait de voler.
Elle pousse un soupir et revient s’assoir en travers du fauteuil.
- Désolée…donc tu disais….
- En gros, on a des princes qui nous dirigent. Le mien est assez cool. J'ai jamais compris pourquoi il m'avait choisi à son service.
- Des princes ? Elle arque un sourcil. Peut-être que sa Majesté apprécie ton côté subversif.
- ... et puis on gère les morts... C'est ennuyeux as fuck.
- Un mort ça se gère ? Pas étonnant que tu préfères trainer tes ailes par ici. L’ennuie peut rendre fou.
Il repasse alors sur des questions plus personnelles et Ibakha se surprend à répondre sans trop d’hésitation.
- Qu'est-ce qui t'as poussé à rejoindre ta meute ?

Elle échange un regard avec lui, comme pour jauger de sa capacité à comprendre la réponse. Après tout, c’est un démon et elle sait maintenant qu’il n’a absolument pas la façon de penser étriquée des simples humains.

- Tu me crois si je te dis que je me suis toujours sentie autre chose qu’humaine et pas à ma place parmi eux ? Comme si… comme si j’étais née avec l’âme d’une louve sans en avoir le corps. Elle sait combien cela peut paraitre ridicule, pourtant, c’est exactement ce qu’elle pense. Quand on m’a proposé la morsure, je n’ai pas hésité. Pas un instant. Je savais que je survivrai à la malédiction, je savais que j’étais née pour cet exact moment. Et je n’ai jamais eu à la regretter. J’ai trouvé ma place. Je suis Louve.

Elle accepte le joint à nouveau et le conserve entre ses doigts.
- Vous avez une communication non verbale, ou un truc du genre ?
Ibakha étire un sourire.
- Je crois que tu as pu te rendre compte que nous avons un langage corporel plutôt expressif sans compter les grognements et les hurlements. Nous sommes à moitié des animaux…parfois plus que la moitié… nous répondons donc aux mêmes gestes qu’un simple loup. Il n’y a que notre Alpha qui a … disons, une sorte de pouvoir sur nous. Il nous est extrêmement difficile d’aller contre l’un de ses ordres s’il est donné sur une tonalité très particulière. Nous acceptons sa domination par une simple morsure et en échange, il se doit de faire survivre notre Meute et chacun de ses membres. Elle a une sorte de rire de gorge. Ironique n’est-ce pas ? Pour être pleinement moi-même, j’ai dû accepter de me soumettre…mais c’est bien la seule soumission que je concèderai… Et toi alors ? Tu es libre de faire ce que tu as envie ou tu dois en référer constamment à ton « Prince » ? Prince, répète-t-elle…c’est excessivement pompeux…    

- Plus louve qu'humaine ? Ouais, ça fait sens !
Elle le regarde avec étonnement et intérêt.
- Vraiment ?
- J'imagine qu'envisager de prendre la place de chef doit te priver de ta liberté, si tant est qu'on te laisse en vie.
Elle a un sourire féroce.
- C’est bien plus simple que cela. Si jamais il me prenait l’envie d’être Alpha, il me suffit de provoquer le mien en duel. Le vainqueur remporte la Meute. En théorie. Mais rien n’obligerait les autres loups à me suivre et à se soumettre à moi si jamais je devais gagner. Cela demande donc… un peu de politique ou du moins un travail en amont. Comme tout renversement de pouvoir j’imagine…ça n’est pas quelque chose qui t’es étranger en tant que démon, je suppose.
- J'essaye de me convaincre que je suis libre. C'est pas le cas, mais mon prince…il marque un silence…T'as raison, c'est ultra pompeux... Ibakha laisse échapper un rire étranglé. Bref ! Mon boss m'encourage dans cette voie. Je pense qu'il tire un certain privilège à m'avoir sous sa coupe.
La Louve grimace.
- Sous sa coupe… quel vilain terme. Elle hausse les épaules. Si tu t’en contente, tant mieux pour toi.

Heureusement Colgan n’est pas ce genre d’Alpha. Jamais elle n’aurait accepté de se soumettre à un homme qui considère qu’elle lui appartient.

- Mais j'aspire à devenir prince à la place du mien. On verra bien. Dans le pire des cas, je fais bien mon travail, dans le pire, je fous la merde.
Elle renverse la tête pour mieux l’observer, le nez légèrement froncé et accepte le joint qui finit entre ses lèvres.
- Tu as donc envie de régner ? Ne t’attends pas à ce que je fasse la révérence si cela arrive. Cela dit, je me demande quelle sorte de tête couronnée tu deviendrais… je ne doute pas de ta capacité à aller emmerder les Enfers.

Elle se sent enfin parfaitement détendue et si en d’autres circonstances cela l’aurait beaucoup inquiété d’être si vulnérable en présence d’un être qui n’appartient pas à sa Meute, son instinct lui souffle, depuis le début, que Baphomet n’est pas un ennemi. Pas pour le moment en tout cas.

- T'as toujours voulu faire ce que tu fais ?
- Tu parles de pute ou de dominatrice ? demande-t-elle sur un ton parfaitement neutre.
- C'était quoi ton rêve étant môme ?
- Manifestement ni l’un ni l’autre, s’amuse-t-elle.
- Je sais que tu vas me dire 'être louve' mais j'aimerais savoir si tu avais d'autres aspirations.

Ibakha réfléchit sérieusement à la question.
- C’est une question compliquée…personne ne me l’a jamais posée. Je n’ai jamais eu de choix…ni de réelle perspective, j’ai composé avec ce que j’avais et souvent pensé à ma survie avant mes désirs ou mes envies. Je serais sans doute restée dans les steppes, chez moi… dans une autre vie j’aurais aimé être berkutchi. Des fauconniers qui pratiquent la chasse à l’aigle, libre, en accord avec la nature et les traditions ancestrales. Mais je n’aurais jamais pu, trop métisse et trop femme. Elle prend une longue bouffée d’herbes. Finalement, ma seule aspiration c’est d’être acceptée comme je suis.

Et de réussir à s’accepter tel qu’elle est…mais elle sait le parcourt difficile, voire impossible. Elle se retourne souplement dans le fauteuil pour le dévisager et lui tend le joint presque terminé du bout des doigts en rejetant la fumée vers le plafond.  
- Je crois…que ça me plairait de voler…laisse-t-elle planer dans l’air soudain. Et toi alors ? A-t-on encore des aspirations lorsqu’on est démon ? Tu te souviens de ta vie humaine et de ce dont tu rêvais ?