Waiting on a world that can't see me
Waiting on a world with no sun

Neorvrim a tenu sa promesse : il a veillé sur Gi-Ja.
Il l'a forcé à garder le lit autant que possible, a assisté à ses insomnies répétées en tâchant de les écourter autant que possible, s'est montré d'une prévenance digne du prince qu'il est. A ce titre, Le Caporal Cosgrave a hérité du surnom de "Trésor", puisqu'Emma a malencontreusement laissé cette plaisanterie filtrer auprès de ses camarades. L'artificier a subi avec obligeance ce nouveau sobriquet, se disant qu'il valait toujours mieux que "Princesse". Et puis, il a eu droit à quelques visites privée de son Major, inquiet comme une mère-poule et désireux de lui changer les idées, et rien que pour ce fait, cette convalescence forcée valait le coup.
Condamné au repos, il a donc passé son temps à initier le Neorvrim aux joies du monde moderne. La première video du cracheur de feu qu'il a filmé sur son téléphone a hypnotisé son nouveau camarade. Le jeune homme a tenté également de l'introduire à la cuisine coréenne. Pour chaque sujet, même le plus futile, le dragon s'est montré intéressé et à l'écoute. C'est un élève respectueux et appliqué.

Au bout de trois jours, Emma lui a confirmé qu'il était bon pour le service. Gi-Ja, trépignant d'être enfin réintégré, a accueilli la nouvelle avec un sourire plus franc que d'habitude. Il avait déjà une idée de comment fêter cette bonne nouvelle.

En pleine nuit, le caporal toque à la porte de Neorvrim. Lorsque le dragon ouvre la porte, il pose un doigt sur sa propre bouche.

- Viens avec moi, intime-t-il en chuchotant. Et pas un bruit.

Sans lui en dire d'avantage, le jeune homme leur fait traverser la caserne en empruntant des chemins détournés et en évitant les patrouilles de guet. Malgré l'interdiction de sortir du camp, ils sortent en usant d'une brèche dans l'un des grillages. Gi-Ja ne lui précise pas ses intentions durant leur marche qui dure une bonne vingtaine de minutes le long de la lisière de la forêt. Finalement, ils bifurquent sur un sentier à peine balisé à travers bois et débouchent sur une vaste clairière dont l'herbe grasse est illuminée de lucioles.

- Et voilà ! Bienvenue sur ta piste de décollage ! Fait-il fièrement en se retournant vers son compagnon. Ici, tu vas pouvoir te transformer et prendre ton envol. Bon, en évitant de rugir, sinon on va griller que je t'ai exfiltré comme un sauvage et j'aurais des problèmes. Mais bon...Qu'est-ce que tu en dis ?

Et ainsi, le Dragon veilla jalousement sur son trésor.
Pas si jalousement que cela dans les faits. Le caporal a reçu de nombreuses visites, parfois courtes, parfois plus longues. Le Major faisait régulièrement partie de ceux-là et Neorvrim s’éclipsait, notant les changements subtils sur les traits du soldat sans savoir les traduire par des mots.
Lorsqu’ils se retrouvaient seul à seul, le dragon lui parlait encore des siens, et si la chose était douloureuse, elle lui permettait aussi de faire revivre, bien que brièvement ceux qu’il a aimé.
Il se laisse également volontiers éduquer sur ce nouveau monde qu’il n’explorera que brièvement – ces images qui bougent après qu’on les aient capturées dans cet appareil, presque aussi magique que la vrai magie ! - . Il apprécie particulièrement le regarder cuisiner. Et encore plus de goûter ses plats qui réchauffent ses papilles et remplis agréablement son ventre.

Le dragon cherche parfois la solitude et la trouve en hauteur sur les toits. Il n’est pas rare de le voir se tenir, immobile ou presque, vêtu de son étrange tenue, dans sa position de contemplation favorite. Il observe cette fourmilière humaine avec autant de curiosité que de détachement, spectateur attentif et silencieux. Il admire cette énergie de vaincre, de faire au mieux chaque jour, cette volonté de survivre propre aux espèces qui se savent menacées. Pourtant, jamais l’abattement ne semble prendre bien longtemps en ces lieux.
Il trouve cette résilience admirable et espère intérieurement qu’ils ne connaitront pas le même sort funeste que la sienne.  
Lorsqu’il ne scrute pas l’activité humaine, il a le nez levé vers le ciel, le visage froissé de mélancolie et d’un peu de frustration.

Lorsqu’il a évoqué le sujet de son endormissement avec les nains, le Major lui a répliqué que : « C’est compliqué, Neo ! Mais j’y travaille. ». Il ne sait que penser de cette information délivrée avec un sourire bien trop malicieux pour être franc.

Il a pris la nouvelle du rétablissement de Gi-Ja avec un sourire rassuré et tranquille bien qu’en son fort intérieur et bien égoïstement, il s’est dit qu’il allait reprendre ses activités guerriers et qu’il sera alors livré à lui-même. Or il n’en a aucune envie. Les fantômes sont bien plus persécuteurs lorsqu’il se trouve sans compagnie pour les chasser.

Par contre, le sommeil le fuit et il ne se repose que quelques heures par nuit, bien difficilement. C’est pourquoi il est encore éveillé lorsqu’on frappe à sa porte, tard ce soir-là.
Il ouvre et fronce les sourcils, inquiet, en découvrant son visiteur.  
- Gi-Ja ? Qu’est-ce que…
- Viens avec moi, l’interrompt le soldat à voix basse. Et pas un bruit.
L’inquiétude d’une rechute laisse place à une moue amusée. D’un geste, il lui indique de passer devant et referme sa porte derrière lui.

Il le suit en souriant, s’amusant de toutes ses précautions, jusqu’à ce qu’une vraie curiosité s’éveille lorsqu’ils quittent le périmètre de la base. Il respecte le silence de Gi-Ja mais ne saisit pas encore exactement ce que compte faire l’humain.
La clairière dans laquelle ils s’arrêtent est splendide et Neorvrim se gave de toutes ses odeurs de terre mouillée.

- Et voilà !
Il se tourne vers le soldat et arque un sourcil interrogateur.
- Que fait-on ici au juste ? Non pas que je n'apprécie pas une promenade au clair de lune...
- Bienvenue sur ta piste de décollage !
- Quoi ? Il le contemple, interloqué.
- Ici, tu vas pouvoir te transformer et prendre ton envol. Bon, en évitant de rugir, sinon on va griller que je t'ai exfiltré comme un sauvage et j'aurais des problèmes. Mais bon...Qu'est-ce que tu en dis ?
- Je…
Il en perd ses mots. Ne sachant comment exprimer sa gratitude et n’ayant pas encore compris toutes les subtilités des interactions entre humains, il agit comme il l’aurait fait avec un autre dragon. Il s’approche de Gi-Ja et ploie jusqu’à pouvoir poser son front contre le sien en fermant les yeux. Lorsqu’il les réouvre, ils se sont ambrés de plaisir qui se reflète dans son large sourire.  
- Merci. C’est un merveilleux cadeau.
Il s’éloigne de quelques pas.
- Recule, je ne voudrais pas te blesser.  

Comme lors de sa première transformation, une fumée épaisse l’entoure. Mais cette fois, il se montre bien plus discret lorsqu’il émerge dans sa véritable forme. Si le sourire a disparu, ça n’est pas le cas de la lueur dans ses iris reptiliens. Ses narines frémissent et il secoue son corps comme s’il était trop endolori après être resté humain si longtemps. Ses ailes battent déjà, prête à s’envoler et il pousse une sorte de glapissement de satisfaction.
- Cadeau pour cadeau, gronde-t-il. Veux-tu voler avec moi, jeune humain ? Evidemment je compte sur ta discrétion en ce qui concerne cette proposition. Je n’ai aucune envie de devenir la nouvelle monture de ton armée.  

A la simple clarté de la lune, Gi-Ja guette les réactions de son compagnon. Le dragon semble interdit, ému mais demeure silencieux. Le jeune homme se demande ce que cela peut signifier. Est-il content de la surprise ou a-t-il fait un faux pas ? Neorvrim s'avance vers lui avec lenteur, annihilant toute distance entre eux. Cette brutale proximité accélère le rythme cardiaque du soldat qui ne sait ce que le dragon s'apprête à faire. Troublé, Gi-Ja le contemple se pencher vers lui, paupières closes comme pour l'embrasser et sa respiration s'écourte, au tempo erratique de son coeur. Il louche sur ses lèvres, complétement pétrifié.
Neorvrim se contente de simplement coller son front contre le sien.

- Merci. C’est un merveilleux cadeau.

Gi-Ja a un petit gloussement nerveux et soutient le regard mordoré du dragon. Il est la fois soulagé et un tantinet déçu. Son sourire juvénile plisse l'amande de ses yeux.

- Je suis content que ça te plaise.
- Recule, je ne voudrais pas te blesser.

Le jeune homme s'exécute docilement avec un bref soupir et assiste une deuxième fois à la majesté de sa transformation. Il est d'une splendeur particulière sous l'éclat laiteux de la lune. Ses écailles sombres et miroitantes accrochent les étoiles de singulière façon.

- Cadeau pour cadeau. Veux-tu voler avec moi, jeune humain ?
- Tu... Tu es serieux ?!

A Cosgrave d'être parfaitement estomaqué par la proposition. Son visage s'éclaire d'une joie franche et cristalline. Une expression rare.

- Carrément !
- Evidemment je compte sur ta discrétion en ce qui concerne cette proposition. Je n’ai aucune envie de devenir la nouvelle monture de ton armée.
- Tu parles ! Je ne vais pas aller partager une expérience aussi précieuse !

Il caresse délicatement les écailles au dessus de sa gueule, se souvenant qu'elles sont sensibles au toucher.

-Ce sera notre petit secret...

Il chercher alors une prise pour grimper sans trop le gêner.

- Tu me dis si je te fais mal, ok ?!

Il escalade son cou avec agilité et se perche à califourchon sur le haut de son crâne juste avant la naissance des épines de sa crête.

- Là ça va, pour toi ? Ce n'est pas trop désagréable ? demande-t-il avec beaucoup d'égards pour le cracheur de feu et, oserait-il, le dire sans mentir : ami.

Tout à sa joie, le Dragon ne remarque pas le trouble de Gi-Ja et lui propose spontanément.
- Cadeau pour cadeau. Veux-tu voler avec moi, jeune humain ?
- Tu... Tu es serieux ?!
- Non. Le grondement que l’humain entend alors a tout d’un rire étrange. Et c’est bien ce que c’est. Bien sûr que oui. Je te l’ai dit… simple compensation pour les risques que tu prends pour cette escapade.

La joie qu’il lit sur le visage rarement aussi expressif de l’humain réchauffe son cœur fumant, lui rappelant qu’il peut encore procurer un peu de bonheur à quelqu’un. Il n’est pas aveugle et assez observateur pour voir que Gi-Ja ne sourit pas aussi franchement que ses camarades mais mécaniquement. Là à cet instant sa félicité est vraie et elle est belle à voir.

- Carrément !
- Evidemment je compte sur ta discrétion en ce qui concerne cette proposition. Je n’ai aucune envie de devenir la nouvelle monture de ton armée.
- Tu parles ! Je ne vais pas aller partager une expérience aussi précieuse !
- Tant mieux, j’aurais été contraint de me réenfermer dans mon caveau immédiatement.

La main humaine qui se pose sur ses écailles le fait frémir. C’est un contact nouveau, étrange, pas désagréable du tout et il ferme les yeux de contentement comme le fait Pati.

- Ce sera notre petit secret.
Le dragon montre ses crocs dans un sourire qui pourrait paraitre menaçant à n’importe qui d’autre.
- Grimpe.
Le dragon s’aplatit au sol et positionne son aile pour l’aider à dans son escalade.
- Tu me dis si je te fais mal, ok ?!
- Tu ne me feras pas mal, s’amuse le dragon. A peine sentit-il quelque chatouillis lorsqu’il monte à l’aide de ses écailles et ses piques.
- Là ça va, pour toi ? Ce n'est pas trop désagréable ?
- Je te sens à peine humain. Cale tes jambes derrières mes ailes. Je te conseille de t’accrocher. J’espère que tu n’as pas le vertige ?

A peine a-t-il fini sa phrase qu’il bat des ailes. Une fois, deux. Puis s’envole brusquement. Le vent siffle le long de son corps écailleux alors qu’il avale les mètres vers le ciel jusqu’à percer les nuages pour découvrir la rondeur presque parfaite de la lune. Il bat plus vigoureusement des ailes pour rester en vol stationnaire.

- N’est-elle pas plus belle vue d’ici ?

Il reprend leur escapade, survole tranquillement la forêt, son ombre gigantesque obscurcissant très brièvement les arbres, jusqu’à déboucher sur la mer et les falaises qu’il longe. Une sensation d’exaltation qu’il réprime depuis qu’il a quitté le sol le submerge et il grimpe haut de plus en plus haut jusqu’à être invisible aux yeux de quiconque. Là il crache un long trait de feu qui teinte les nuages de lueur rosé puis repart en piqué vers le sol, les ailes presque plaquées sur le corps avant de se redresser au dernier moment. Il n’a pas volé de cette façon depuis des millénaires, comme un dragonneau avide de sensations. Et il s’est rarement senti aussi en accord avec ce qu’il est.

Au bout de longues minutes, il revient à contrecœur vers le sol et atterrit avec souplesse.
Il tourne sa large tête vers son « cavalier ».

- Comment te sens-tu Gi’ ? inconsciemment il a utilisé le surnom que tout le monde lui donne.

Gi-Ja, comme à chaque fois dans son existence, se sent plus à l'aise avec les animaux. La forme bestiale de Neorvrim lui fait oublier son apparence humanoïde au charme magnétique. Il n'y est pas insensible mais repousse cette attirance en la mettant sur le compte de la frustration et de ses sentiments contrariés pour Caleb. Et puis, il se sent profondément coupable de souiller les actes désintéressés du dragon avec ses pensées sales d'homme crasseux.

Il n'est juste pas normal.

Il décolle soudain arrachant au jeune soldat un rire étranglé. La vitesse à laquelle ils gagnent en altitude décoiffe son chignon au pont de libérer sa tignasse brune au vent. Malgré la froidure des bourrasque, Gi-ja ne tremble pas. Le corps volumineux de sa monture dégage toujours autant de chaleur. Emerveillé, il traverse les nuages et découvre la lune dans sa robe d'obscurité scintillante. En contrebas, tout semble minuscule et flou, comme sur une aquarelle mouchetée.

- N’est-elle pas plus belle vue d’ici ?
- C'est... Fabuleux, déclare-t-il la voix frissonnante d'émotions.

Neorvrim s'élance à nouveau à tire d'ailes, son cavalier ployé pour s'accrocher à lui, au point d'y être quasi allongé. Ce dernier s'esclaffe, grisé par le paysage qui défile, l'ivresse de la liberté, le plaisir de n'être observé par personne... Lorsque le dragon crache une gerbe de flammes, Gi-Ja partage le bonheur exutoire du reptile volant en poussant un hurlement sauvage. Ici, dans les cieux, bien au dessus de sa condition terrestre et des soucis, bien loin des exigences d'autrui, il est simplement lui.

La balade prend fin et le prince atterrit gracieusement dans la clairière, déplaçant des nuées de lucioles hébétées. Son énorme faciès se tourne vers le soldat dont les joues fraiches et roses, les prunelles brillante et le large sourire sont plus éloquents que n'importe quel discours.

- Echevelé... ! Et il est pris d'un rire limpide, contagieux,... sublime.

Il se laisse glisser le long du cou écailleux, et fait quelque pas qui gondolent comme ceux d'un homme saoul.

- C'était... C'ETAIT... Il ouvre les bras en grand. J'ai pas de mots !

Il perd l'équilibre et s'écroule dans l'herbe moelleuse dans laquelle il finit par s'allonger complétement. Son hilarité s'étiole en soupir.

-...Je n'ai jamais été aussi heureux de toute ma vie, réalise-t-il soudain, à mi-voix, tout en observant la nuit.

- Echevelé... !
- Je vois cela.

Le dragon plisse les yeux, amusée de sa mise et se trouve hypnotisé par ce rire plein d’une joie pure et sans tâche. Plein de vie ! Il se trouve rassuré de constater que Gi-Ja est lui aussi capable d’éprouver des émotions brutes. Il amortit sa chute avec son aile en émettant son rire grondant étrange.

Il le couve d’un regard étrangement tendre et amusé alors qu’il titube sur ses deux jambes. Maladroitement il se déplace et sa tête l’empêche de s’effondrer sur le côté.
- C'était... C'ETAIT... J'ai pas de mots !
- J’en ai quelques-uns. Libérateur. Vrai. Nécessaire.

Finalement l’humain s’écroule dans l’herbe. Se sentant un peu pataud au sol, Neorvrim reprend sa forme humaine et se trouve penché sur le jeune homme, les yeux encore vibrant de sauvagerie joyeuse et un sourire attendri sur le visage.

- Nous recommencerons si tu le souhaites.

Le visage du soldat perd soudain sa douce et belle béatitude pour se figer un peu.
-...Je n'ai jamais été aussi heureux de toute ma vie.
Neorvrim s’assoit à ses côtés et s’appuie en arrière sur ses deux paumes pour contempler le ciel avec lui.
- Pourquoi ? Pourquoi n’es-tu pas heureux ?
Il soupire puis laisse filer un silence songeur.
- J’ai eu le loisir de t’observer un peu durant ces quelques jours. C’est une occupation nécessaire lorsque l’on fait de la politique avec les autres peuple de faërie. Je ne suis certes pas familier avec les expressions humaines, mais je crois qu’il a plusieurs Gi-Ja en toi. Sans doute couvrent-ils le vrai toi comme mon sort recouvre mes écailles. Tu as sans doute de très bonnes raisons à cela. Il tourne la tête vers l’humain. J’apprécie cette forme et ses nouvelles possibilités. Mais il est parfois bon de se rappeler qui l’on est en-dessous. Il y a quelques instants, j’ai redécouvert les joies d’être Dragon, de laisser ma nature s’exprimer. Et je crois que si tu étais heureux toi aussi, c’est parce que tu t’es parmi de retrouver tes écailles à ta façon.

Il s’allonge lui aussi et croise les mains sur son torse, dans une attitude très similaire à celle qu’il avait, endormi sur son autel.
- Je ne sais pas ce qui t'en empêche au quotidien mais tu devrais te le permettre plus souvent. Ou tu risques de t’oublier comme nous avons essayer de nous oublier. Il lui glisse une œillade bienveillante. Il serait dommage que tu t’éteignes toi aussi Gi-Ja Cosgrave, avant même d’avoir pu vivre pleinement. Son sourire s’élargit. C’est en tout cas le conseil amical d’un très vieux dragon... Tu as un très beau rire, il devrait résonner plus souvent avec les tiens, conclue-t-il.

- Pourquoi ? Pourquoi n’es-tu pas heureux ?

Gi-Ja lui offre un silence noué comme seule réponse. Même s'il l'avait voulu, les mots de viennent pas à lui. Ils sont verrouillés dans la même boite inviolable dont il a jeté la clé, il y a des années.

- J’ai eu le loisir de t’observer un peu durant ces quelques jours. C’est une occupation nécessaire lorsque l’on fait de la politique avec les autres peuple de faërie. Je ne suis certes pas familier avec les expressions humaines, mais je crois qu’il a plusieurs Gi-Ja en toi. Sans doute couvrent-ils le vrai toi comme mon sort recouvre mes écailles.

Le visage du jeune homme se froisse. Tout le plaisir de l'escapade s'estompe. Il sent de nouveau les chaines qui lui enserrent les poignets. Est-il donc si transparent ? Si mauvais dissimulateur ? Il espère qu'à part le dragon, personne ne l'a remarqué. Hailey, peut-être, mais cette fille a un sixième sens qui confine à la sorcellerie.

- Tu as sans doute de très bonnes raisons à cela. J’apprécie cette forme et ses nouvelles possibilités. Mais il est parfois bon de se rappeler qui l’on est en-dessous. Il y a quelques instants, j’ai redécouvert les joies d’être Dragon, de laisser ma nature s’exprimer. Et je crois que si tu étais heureux toi aussi, c’est parce que tu t’es parmi de retrouver tes écailles à ta façon.

Neorvrim s'allonge à ses côtés. Leur épaules se touchent. Son profil aquilin se découpe dans l'obscurité, digne et sage.

- Je ne sais pas ce qui t'en empêche au quotidien mais tu devrais te le permettre plus souvent. Ou tu risques de t’oublier comme nous avons essayer de nous oublier.
- Parce que tu penses que je dispose de ce luxe ? lance Gi-Ja d'un ton cassant, le visage fermé. Il se redresse en position assise, la magie du moment complétement brisée.
- Il serait dommage que tu t’éteignes toi aussi Gi-Ja Cosgrave, avant même d’avoir pu vivre pleinement.

Cette fois la remarque, touche à coeur.
Elle est juste mais affreusement douloureuse et toute cette souffrance rentrée s'exprime sur le beau visage du jeune homme. Envolée la félicité innocente du cavalier des cieux ! Annihilé le sentiment de liberté qui lui gonflait sa poitrine ! Il se sent de nouveau prisonnier d'une vérité à laquelle il ne peut consentir.

- C’est en tout cas le conseil amical d’un très vieux dragon... Tu as un très beau rire...
- Arrête... Des larmes de frustration lui monte aux yeux mais il les refoule avec force.
- Il devrait résonner plus souvent avec les tiens.
- Je t'ai demandé d'arrêter ! jappe-t-il, criant presque.

Il se met debout vivement, tournant le dos au dragon.

- Il faut que je te ramène à la base, fait-il sur un timbre qu'il espère le plus égal possible malgré les digues qui menacent de lâcher.

L’éclat de l’humain le surprend par sa force. Sans doute parce qu’il a visé juste. Et qu’il n’aurait pas dû.
L’illusion de joyeuse insouciance n’aura finalement duré qu’un temps.
Rappel mordant qu’il n’a aucun droit de conseiller quoique ce soit au jeune homme. Il ne faut pas qu’il oublie qu’il n’est rien ni personne. Un fantôme qui déambule parmi les vivants.  
Spectateur et en aucun cas acteur de ce nouveau monde.
Il voulait simplement lui transmettre un peu de son savoir et de son expérience.
Un échec.

Il se relève à son tour mais ne bouge pas. Il est bien incapable de savoir quelle attitude adoptée en pareille situation. Alors il incline la tête quand bien même il ne peut pas le voir.
- Navré. J’ai outrepassé tes limites et t’ai blessé. Telle n’était pas mon intention. Cela ne se reproduira plus. J’ai un instant oublié ma place.
- Il faut que je te ramène à la base.

Neorvrim soupire.
- Entendu.
Il le laisse passer devant et garde des distances et un silence respectueux pendant tout le trajet. Il ne veut pas envenimer les choses avec de nouvelles paroles malheureuses et instinctivement, il sent que Gi-Ja a besoin d’espace et temps pour se remettre de l’affront.
Il regrette d’avoir tout gâcher.
La nuit était pourtant magnifique.  

Le retour à la caserne est silencieux. Gi-Ja a besoin de cela pour reprendre le contrôle de ses émotions et faire doucement redescendre la pression. Plus il chute, plus il s'en veut de s'être emporté. Ce n'est pas dans ses habitudes de se laisser atteindre aussi facilement. Neorvrim lui a offert un cadeau à la fois précieux et dangereux. Il a frôlé la liberté du bout des doigts et ses barrières ont soudainement volé en éclat. Être avec le dragon le rend plus honnête et donc plus vulnérable. Néanmoins, cela ne rend en rien Neorvrim responsable de ses propres névroses. La créature a simplement voulu se montrer amicale et le soldat a piétiné sa bienveillance et peut être cet embryon d'amitié qui commençait à se nouer entre eux.

Et cela, étrangement, il ne peut pas s'y résigner.

Ils regagnent la base aussi furtivement qu'il en sont sortis. Durant une bonne partie de leur marche, Gi-Ja a cherché la manière de tourner ses excuses. Le mutisme pesant du dragon -respectant sa volonté despotique- a arrêté toute interaction avec lui. Cela ne fait qu'accroitre sa culpabilité et son malaise. Pourquoi être honnête est-il si compliqué ? En arrivant aux abords des quartiers de Neorvrim, le soldat prend conscience que c'est sa dernière chance de rattraper la situation. Il agrippe fébrilement la manche du dragon avant que celui-ci ne glisse sa carte magnétique dans la serrure.

- Neo... Commence-t-il, nerveux. Je.. Je n'aurais pas du te parler de cette manière. C'était stupide et brutale. Ce que tu as dit est juste... Mais... Mais il y a des choses... Des choses avec lesquelles je me bats.... Son timbre se fêle. C'est compliqué.... Il déglutit puis ose enfin le regarder dans les yeux. Tu veux bien me pardonner ?

Le jeune homme vient alors poser maladroitement son front contre le sien.

- Merci de m'avoir permis de vivre cette expérience. Il reflue doucement. Si tu ne me détestes pas trop, et que ta proposition tient toujours. Je recommencerais avec plaisir....ajoute-t-il, le regard baissé.

Devant la porte, Neorvrim se résout à finir la soirée ainsi à défaut de savoir comment désamorcer cette pesante chappe qui a plombé cette soirée. Mais comme la politesse réclame au moins quelques mots il se fend d’un nouveau remerciement murmurer et lui souhaite une bonne nuit.

Alors qu’il va ouvrir la porte, il est soudain arrêter les doigts de Gi-Ja sur sa manche.

- Neo... Celui-ci se contente de l’observer en silence, la tête baissée vers lui, le regard fixé sur son visage. Je.. Je n'aurais pas du te parler de cette manière. C'était stupide et brutale.
- Tu étais heurté. Je le comprends. Inutile de t’excuser.
- Ce que tu as dit est juste... Mais... Mais il y a des choses... Des choses avec lesquelles je me bats... C'est compliqué....
Le dragon garde un instant le silence puis vient poser une main chaude sur son épaule.
- Je le vois. Et je me suis montré maladroit. La subtilité non plus ne fait pas partie de ma nature profonde. Comme je te l’ai dit, cela ne se reproduira plus. Quelque que soit ta bataille personnelle, je ne peux que souhaiter que tu en sortes vainqueur un jour ou l’autre.
- Tu veux bien me pardonner ?
Neorvrim a un sourire rassurant.
- Il n’y a rien à pardonner. C’est oublié.

A sa grande surprise, Gi-Ja se hisse soudain vers lui pour poser son front contre le sien. Comme il est presque certain qu’il ne s’agit pas d’un geste propre aux humains, il en déduit qu’il le fait pour lui. Pour bien lui faire comprendre sa gratitude. De quoi ? Il ne saurait le dire.

- Merci de m'avoir permis de vivre cette expérience.
Il sourit plus largement et plante ses yeux dans les siens.
- Je t’en prie. Quand bien même je ne sais pas de quoi tu parles puisque rien ne s’est passé ce soir, ajoute-t-il avec un soupçon de malice dans la voix.
- Si tu ne me détestes pas trop, et que ta proposition tient toujours. Je recommencerais avec plaisir...
Délicatement, Neorvrim agrippe son menton et le lui relève pour retrouver son regard.
- Je ne te déteste pas. Et je ne propose jamais rien à la légère. Nous recommencerons. Son pouce balaie d’une légère caresse la peau de l’humain avant qu’il ne le relâche. A présent, va dormir. A demain Gi-Ja.