- Aaaaaah mais ta guuuuuueeeeeeule...
- Quoi?! QUOI?!
- Sans déconner, tu seras plus jamais son père dans sa tête, Kaelig.

Le poignard vise juste. Le palpitant manque un battement , perd son souffle, gémit dans l'indifférence et le flot de la conversation.

Jamais.
Son père.
Jamais.

-J’pense, tu réalises pas bien c’qu’est arrivé à Ciulin quand iel est partie de chez toi. Y a une vraie raison pour laquelle Elie et Ciulin s’entendent super bien. J'ignorais que les deux avaient eu le temps de se fréquenter. Elie me surprendra toujours. Et iel te déteste pas et crois-moi, tu pourras remercier Elie quand elle reviendra, pasque claiiiirement, elle t’a rattrapé le coup et même pas exprès en plus, tu rends compte?... Grace à notre petite rebelle en herbe, Ciulin a découvert que bah, t’étais humain. Magique, hein.
- Hé ben quoi ! Elles se ressemblent parce que ce sont deux jeunes têtes de bois rebelles. Après ? Elles ont pas la même histoire. Ciulin est entrée dans le sport de compét, c’est pas comme si elle avait du tapiner et en baver comme Elie....

Silence.
A vrai dire je ne me suis jamais posé la question de savoir ce qu'elle avait fait entre le moment où elle était partie et celui où elle avait refait surface sur les radars de Cristian. Je m'étais imaginé, naïvement, qu'elle avait écumé les salles d'entrainement avec son fameux coach avant d'être lancée sur le ring.

- Y a des fois, j’te jure, j’ai envie te péter les dents. C’est dingue d’être aussi bigleux.
- Qu'est-ce que t'essaie de me dire.... que de fais, voix sourde, soudain bien moins rigolard dans le ton. Outre l'air arrogant, je n'aime pas le sous-entendu fielleux : comme si je m'étais intéressé à Elie que parce qu'elle m'évoquait Ciulin.
- Tu t’balades un d’ces dénis...
- T'es encore en train de tourner autours du pot que je gronde... La moutarde me monte au nez.
-...chui sûr que ça rentre dans le livre des records. Aalalalala… Keskonvafairdeutoi.

Je l'attrape brutalement au collet, lui beuglant à raz du pif :

- T'INSINUES QUOI ?! QUE MA FILLE EST UNE PUTE !!!!?

Au diable les ronds de jambes de pronoms. Je suis esquinté et à vif.
Et j'ai trop bu.

- Hé ben quoi ! Elles se ressemblent parce que ce sont deux jeunes têtes de bois rebelles. Après ? Elles ont pas la même histoire. Ciulin est entrée dans le sport de compét, c’est pas comme si elle avait du tapiner et en baver comme Elie…

Même a travers mes douze grammes par litre de sang, je le regarde avec un étonnement parfaitement sincère dénué de toute malice.
Il vient pas sérieusement de dire ça, si? Il se rend vraiment pas compte des similitudes?
Je suis estomaqué. Parfaitement estomaqué.

-Depuis quand le sport de compèt rémunère dès le début?

Je plisse un peu les yeux. Le silence se fait, ça rame dans la tise chez le Père Taur et c’est en train de m’l’échauder. Ca m’énerve qu’il voit pas l’évidence, putain.

-Qu’est-ce que t’essaie de me dire….

Le changement de ton est drastique. Presque acide. Je sens qu’il commence à piger mais je serais prêt à parier qu’il pige de travers.

-T’es encore en train de tourner autours du pot.

Il est fachard le Kaelig, ça fulmine. Mais y en a marre, faut bien qu’il comprenne, à un moment donné. C’est une chose, une petite fugue pour dire qu’on est pas content, s’en est une autre de se retrouver à la rue et de devoir survivre.
Je me retrouve catapulter à trois centimètre de sa torgne déformée par la colère. Son haleine empeste la vinasse, le fromage et le saucisson. Un véritable plaisir olfactif.

-T’INSINUES QUOI ?! QUE MA FILLE EST UNE PUTE !!!!?

OK! Je suis officiellement agacé. Je ris mais j’vous assure que c’est malgré moi.

Coup de boule, surpriiiiiiiiiiiiiiiise.

-C’est pas ta “fille” déjà. Respecte Ciulin ou j’te jure que j’te fais chier tes dents.

Je le repousse sur son fauteuil, toujours debout, je l’observe en titubant probablement un peu trop. Je me suis éclaté le cartilage du pif en le frappant, je saigne et j’ai le sourire pas content. Ca se ressoude et ça fait un mal de chien.

-Et pourquoi c’est si dégradant, hm? Dis moi. Ciulin a fait ce qu’iel devait faire pour survivre, pouvoir manger, dormir, s’assurer un minimum. Pas très différent d’Elie, en fait. C’est pour ça qu’iels s’entendent bien, espèce d’abruti. Iels ont galérés pareil.

Je me relaisse tomber.

-T’as aucun droit de t’offusquer. Toi et ton ex-femme vous êtes à l’origine de ça. Déjà, Ciulin te déteste pas, contente toi de ça. Et ferme ta gueule et tends moi ton verre.

Je vide le mien d’un coup et le regarde.

-C’est assez direct pour toi, ça?

Putain, je suis bourré. Quelle merde.

BLAM !

Trente-six chandelles. Des étoiles, pas comme je le voudrais.
Je grogne en tombant à la renverse sur le canapé. Ce connard de viking vient de me foutre un coup de boule déloyal. J'étais pas prêt!
Ses premières palabres se perdent dans le brouillard, j'attrape la suite au vol où plutôt, mon esprit s'y accroche.

- Et pourquoi c’est si dégradant, hm? Dis moi.
- J'AI JAMAIS UNE SEULE FOIS DIT QUE CA L’ÉTAIT , PAUV' SALOPARD ! Me fais pas dire ce que j'ai jamais pensé !
- Ciulin a fait ce qu’iel devait faire pour survivre, pouvoir manger, dormir, s’assurer un minimum. Pas très différent d’Elie, en fait...
- Tu mens !
- C’est pour ça qu’iels s’entendent bien, espèce d’abruti. Iels ont galérés pareil.
- MAIS FERME TON PUTAIN DE CLAPET A MERDES !!!!

Mon poing s'abat sur sa gueule, avec une fureur sèche qui embraserait n'importe quelle garrigue. Je sais bien que cet abruti ne sens pas grand chose et qu'en plus il se régénère, mais le pointu de mes métacarpes s'écrase sur sa pommette avec un vilain craquement.

- T’as aucun droit de t’offusquer. Toi et ton ex-femme vous êtes à l’origine de ça...
- J'ai jamais banni ma gamine ! Elle est partie de son plein gré, parce que... parce que....

... Elle refusait de garder pour elle le secret de mes propres péchés.

- Je pensais qu'elle reviendrait, qu'elle finirait pas comprendre... Mais elle n'a jamais fait marche arrière... Elle a complètement disparu..... Je reste les bras ballants, meurtri. Je l'ai pas cherchée.... Je.. Je sais pas pourquoi je l'ai pas cherchée....

Je sais très bien.
Je ne voulais pas que mon image s’effondre.
J'ai été lâche.

- Déjà, Ciulin te déteste pas, contente toi de ça. Et ferme ta gueule et tends moi ton verre.

Je m'exécute, soudain épuisé. Je me laisse tomber sur le sofa. J'ai envie de pleurer. Encore une fois j’ignore si c'est un souhait ou la constatation de la réalité. La seule certitude c’est ce godet qui se vide, ma gorge brûlante, mon front chaud et suintant.

- J'aimerais crever. Vite. J'ai un sourire d'épave pathétique. Les Fosses seront encore trop douces pour un type comme moi. Mais j'ai promis. Alors je le ferais pas.... Trinque avec moi sale fils de P...andémonium. TRINQUE! RAHAT !

Bras dressé, jointure blanchies pressées sur le verre, je le fixe avec un regard fou. Mes rétines sont tellement injectées d'hémoglobine que c'est un miracle que ma vision ne soit pas encore teintée de rouge.

- Mais qu'est-ce que vous branlez !!???

Je fais volte face pour me confronter à la voix. Cette voix gouaillarde si familière, rauque, n'appartenant à aucun genre. Une voix d'épines et de ronces.

Ciulin.

Ciulin, baigné par les néons du vestibule.
Apparition biblique d'enfant prodigue.

Mon visage se décompose, je le sens presque fondre comme de la cire. Je titube jusqu'au mirage et mes énormes paluches se referment sur ce corps noueux, longiligne, raidi par l'étreinte farouche. Des " J'ai jamais voulu ça... Jamais..." humides s’échappent de ma bouche en hoquets douloureux.

Ciulin regarde Asmodée avec des yeux ronds. Ses lèvres formulent un silencieux :
"Putain! C'est quoi ce bordel !?"

Y m’a foutu un poing dans la gueule! Je le regarde, parfaitement outré. J’y crois pas! J’lui offre du fromage et y m’fout un poing dans la gueule.
Bon après, il m’a soulé aussi avec son comportement de vieil abruti qui comprend rien. Ouhouuuuu! Agite tes deux neurones! J’sais que la Roumanie c’est pas la panacé mais quand même putain.

-J’ai jamais banni ma gamine !
-C’est tout comme.
-Elle est partie de son plein gré.
[color=#00cc33]-Iel était mineure, perdue et en colère.
-Parce que… Parce que…
-Ouais… C’est c’qui m’semblait.

J’écoute la réalisation douloureuse en sirotant mon verre. Ca chasse les démons mais ça voit pas l’fond du bol, une de ces tristesses…
Moi aussi, je sais pourquoi tu l’as pas cherché. La réalisation est brutale. Il me tend son verre, vaincu.
Je remplis. Posément avec mon pif qui se ressoude et ma pomette qui se reconstruit. J’ai probablement du sang partout. C’est pas si pire.

-J’aimerais crever. Vite.

Le sourire fait mal à la gueule. Difficile.
Je trinque avec lui en lançant presque joyeusement.

-Bah t’inquiète! Ca va v’nir.

-Mais qu’est-ce que vous branlez !!???

Je m’arrête à mi-trinque - ça se dit ou pas? On va dire que ça se dit pour ce soir- pour tourner la tête vers Ciulin. Moi, mon sang sur la gueule, on l’accueille avec un large sourire.

Et soudain, ça se passe au ralenti. Y a Ciulin qui nous regarde avec une incompréhension parfaite et totale qui me donne envie de rire et je m’entends répondre un enjoué.

-Asti miiiin! On est peut-être un peu beurré comme des p’tits Lu!

Et là, Kaelig se lève en murmurant chai pas quoi. S’étale à genoux devant Ciulin et le serre dans ses bras.

….

Excusez moi mais quoi?
Il se met à chialer, là...Non? Eh beh. Ciulin me regarde estomaqué et me demande silencieusement ce qui se putain de passe. Je plisse les yeux et lance.

-Bah… Chui désolé déjà… mais honnêtement, il m’a fait chier et puis bon. J’avoue!

Je lève les bras devant moi en signe de penitence alcoolisée.

-J’ai peut-être poussé le bouchon uuuuun peu loin. Mais! Y m’a crié dessus et il a froissé ma chemise et en plus il était con. Fallait intervenir! Franchement! J’ai rendu service à l’humanité, moi j’dis. Bon p’t-être pas. Mais hey!

Je me lève et dégage Kaelig de Ciulin.

-Alleeeez, lache Ciulin, tu vas lui morver dessus. Viens prendre un bout d’fromage.

La soirée avait été cheloue. Cristian et moi étions rentrés bredouille d'une traque d'infos sur le darkweb qui nous avait pris trois plombes. Autant dire que je me suis endormi en le regardant palucher son clavier tactile et ses trois écrans. En me réveillant, j’avais le dos lacéré et le bras en mode méchoui.

Un vrai bonheur.

La suite s'est avérée plus étrange encore.
Mon mec, avec mon ex-daron.
Un prince démon, avec le Père des sang-coureurs, chassant de concert, tranquilloubillou.

Normal.

Pas le temps de niaiser, me voilà en route vers l'Eden, en quête d'une explication sensée face à ce qui me semble être une sorte de cauchemar éveillé. J'ai peut-être abusé de la beue du frate. Peut-être.

Mais pas à ce point.

Je suspends mon envie d’appeler Vesper pour confirmer que c'est un bad trip. Si ceci n'est pas une affabulation, elle doit dormir et la Nuit sait qu'elle a besoin de récupérer. Une longue inspiration. Il va falloir que j’aille vérifier le délire de moi même. Maintenant que mon père m'écrabouille les os avec un câlin surprise, l'haleine fétide d'un poney peu fringuant et la tronche en sang, je me demande si je n'aurais pas mieux fait de m'abstenir.

-Asti miiiin! On est peut-être un peu beurré comme des p’tits Lu!

UN PEU ?! "Putain! C'est quoi ce bordel !?" que je murmure à mon abruti de petit ami. Deux mille ans au compteur est toujours aussi con ! Ok. Soyons clairs : Je suis moyennement joisse, d'autant que j'ai toujours les omoplates en feu.

- Pardonne-moi.. Jamais t'aurais du partir.. Jamais....

Je ne comprends rien. La situation m'échappe totalement. Je panique un brin en constatant qu'un homme que j'ai toujours considéré comme un colosse inébranlable me chiale dans le cou tel un nourrisson bavouilleux.

- Bah… Chui désolé déjà… mais honnêtement, il m’a fait chier et puis bon. J’avoue! J’ai peut-être poussé le bouchon uuuuun peu loin. Mais! Y m’a crié dessus et il a froissé ma chemise et en plus il était con.
- Il a l'air complètement sénile, oui ! Tu me l'as drogué ou bien ?
- Hey chuis là !
- Fallait intervenir! Franchement! J’ai rendu service à l’humanité, moi j’dis.
- Mais c'est une putain de blague !? Ass!!!
-.... J'vous entends !
- ... ou p’t-être pas. Mais hey!
- Regarde dans quel état il est ! T'as tout pété  m... Mon père... Le Chef des Sang-Coureurs !
- Je ne suis absolument pas pété ! Je suis lucide ! Lucide et prêt à être puni par ta main ! Tue-moi Ciulin ! Tue-moi comme j'ai tué mon père. T'en aurais parfaitement le droit !

Je déglutis en ouvrant les yeux comme des billes. Kaelig vient de s'écrouler à mes pieds, foulant la moquette à genoux, et me supplie, entre deux sanglots bordés de morve, de le buter. La scène pourrait me pousser à rire si je ne sentais pas la plus profonde détermination dans son regard. Cet homme est détruit, concassé, meurtri, blessé. Il souffre. Et son désespoir n'a aucunement la saveur d'une vengeance ou d'une victoire.

Il me broie simplement le coeur.

Et cette constatation me rend furieuse contre moi.

- Alleeeez, lâche Ciulin, tu vas lui morver dessus. Viens prendre un bout d’fromage.

Je repousse sèchement Asmodée, pointant mon index sous sa belle gueule. Je le foudroie du regard.

- Là, que je fais glacial, t'as déconné.

Je relève Kaelig, du moins j'essaie. Qu'il est lourd ce con !

- Tata, par pitié, mets-y du tien !
- Tata.. Tu m'as appelé Tata.
- Ma langue a trébuché.
- Il a dit que tu m'verrais jamais plus comme ton père...

Si seulement s'était vrai. C'est simplement revenu au galop, avec un naturel cruel. Le vieux s'affale dans le divan comme un gros sac.

- Te iubesc fiica mea ...Fiica mea mică adorată...Te voi iubi mereu !
- Mâncaţi, prost !

Il s’exécute docilement, mâchonnant un bout de brebis avec du pain. jJe pivote vers Asmodée.

- Toi aussi tu t'assoie et tu bouffe. Je retire les bouteilles de la table. C'est terminé la picole pour ce soir ! Je vais vous chercher de l'eau... Une putain de citerne qu'y m'faudrait. Ce faisant, je bois une rasade de gnôle au goulot avant de la reboucher.

Et puis merde , deux !
C'est un rêve à chier.

J’ai merdé. Et j’ai pas besoin que Ciulin me le dise. Ca se voit sur toute sa personne. Je me sens tout de suite effroyablement mal. Il m’a gonflé et même si je le trouve sympathique, j’ai peu apprécié certaines réflexion. Je suppose que j’aurais dû me raisonner. L’alcool est un aggravant mais sans doute pas une excuse. Après qu’iel m’est rabroué, je me tais, j’écoute et je réalise l’étendu des dégâts.

J’observe la scène pitoyable, la charge mentale supplémentaire et cette fois, elle est de mon fait. Elle est de moi et uniquement de moi.
Quel abruti. Quel putain d’abruti je fais.
J’ai décuvé violemment. Avantage d’être un démon et sans doute aussi d’être lucide malgré la picole.

-Toi aussi tu t’assoie et tu bouffe.

Je m’asseois et m’execute en silence. J’ai été con. Vraiment parfaitement con.

-C’est terminé la picole pour ce soir ! Je vais vous chercher de l’eau…

Je lea regarde partir. Je renifle et je lance un coup d’oeil à Kaelig. J’hésite à me lever et à suivre Ciulin. J’hésite grandement. J’ai peur. Peur qu’il s’imagine que j’ai fait exprès. Que c’était calculé. Après tout, je suis sensé être le cerveau. Aucune certitude, forcément, juste cette angoisse persistante que ça pourrait être le cas. Je rejette en arrière et  pousse un long soupire.

-Ecoute, Kaelig. Désolé… C’était pas mon intention de t’accabler. J’suis juste… Un gros con parfois.

Sourire un peu fatigué avant de me lever et de retrouver Ciulin. Je reste silencieusement stoïque pendant un moment avant de dire.

-Désolé. J’ai été un énorme connard. Et ça te retombe dessus alors que ça devrait pas. Il a juste… tapé ou ça m’faisait mal et j’ai réagi comme le pire des trous du cul - l’alcool est pas vraiment une excuse.

Je soupire un peu avant de retourner, penaud, dans mon bureau. Y a pas grand chose à dire de plus de mon coté, j’ai été un abruti. Point barre.

Occupé à remplir une grosse carafe de flotte dans la salle de bain, je laisse vaguement traîner mon oreille. Ass a l'air merdeux. Je l'entends rarement s'excuser. Qu'il prenne le temps de le faire, là, prouve qu'il est conscient d'avoir dépassé une certaine limite.
J'aimerais bien avoir le fin mot de cette histoire.

J'éteins le robinet.

- T'as juste dit la vérité... Et t'as défendu ton épouse. Ta famille. C'est ce que les gens bien sont sensés faire.

J'ai un temps d'arrêt assez brutal. Je croise mon propre reflet dans le miroir. J'ai la gueule d'un mec qui n'en revient pas. Kaelig Taur, Père des Sang-Coureur et souverain parmi les chasseurs, mon géniteur, vient de reconnaître Asmodée Hallsonar, Prince démon, comme honorable.
Et comme  mon compagnon légitime.

- Ton canapé est si confortable... Bordel c'est pas humain d'avoir....oussins...si .....elleux.............RzzzzZZZZZZZZzZZZZZzzZZZZZzzZZZzzzzzzz....

Le patriarche ronque comme un diesel.
Ass me rejoint, je lui tends un verre d'eau. moi, j'ai grand besoin d'une clope. Je l'allume sans demander la permission à quiconque. On se regarde en silence, un certain moment. On se jauge comme les animaux que nous sommes. De drôle de bestioles.
C’est lui qui brise le silence en premier.

- Désolé. J’ai été un énorme connard. Et ça te retombe dessus alors que ça devrait pas.
- Il s’est passé quoi ce soir ?

Je me trouve étonnamment calme pour un gus qui s’est réveillé en sursaut baignant dans sa propre hémoglobine et à qui son père à demander de l'euthanasier.

- Il a juste… tapé ou ça m’faisait mal et j’ai réagi comme le pire des trous du cul - l’alcool est pas vraiment une excuse.
- Il a dit quoi au juste... ? Je relâche un peu de nicotine avant d'ajouter plus gravement. Je veux tout depuis le début.

Et sans le quitter des prunelles, je retire lentement mon cuir, puis mon T-shirt. Brûlures et déchirures sont toujours visibles.

- Il s’est passé quoi ce soir ?

J’observe Ciulin et hoche la tête. Je m’assois par terre et bois mon verre d’eau silencieusement. Juste le temps de tout remettre en ordre. J’accuse le retour de baton bien mérité.

-Ca part d’un truc qui est apparu en ville. T’en as peut-être entendu parlé, une nana nimbée de flamme, des bouffées d’espoir pur, des boucles, des trucs… Fin bref… j’t’ai déjà dit que Elie menait sa petite vendetta en bas. Ben ça perce ici. C’est ce que j’ai pu vérifier et refermer cette nuit. J’ai appelé Kaelig pour qu’il évite de foncer comme une brutasse là dedans, lui ou ses Sang-Coureurs… J’ai pas la moindre idée de si ça influerait sur Elie. J’voulais éviter un drame et des complications. Depuis qu’on a des accords avec les Sang-Coureurs, c’est un peu la tentative de pédagogie…

Je me passe la main sur le visage.

-On y est allé, y avait Elie, droite fière prête à casser de gueule, en plein discours muets et ça irradiait d’elle par vague. Ca et la proximité de l’enfer. Ca m’a fait passé full démon. Rajoute à ça quelques Galdr runiques et… Ca explique les cicatrices…

Je me penche pour ouvrir le placard et sortir l’onguent de Salomon. Je me redresse et m’approche doucement, je demande.

-Je peux?

Tout en attendant l’aval, je continue mon récit.

-Une fois, finis Kaelig était mal et bon, j’ai proposé d’aller boire un verre histoire de l’faire décompresser. Me suis dit que ça aurait rendue Elie triste de le voir dans cet état...

Je grimace un peu.

-Après ça, il a commencé à jouer les “tu fais du mal à Ciulin, j’te démonte” et j’avoue au début, j’trouvais ça un peu… risible étant donné la situation. Au bout d’un moment, ça a commencé à me casser les couilles tout ses sous-entendus sur mon absolu nullité à être benefique dans ta vie et  chai pas… Il a commencé à m’expliquer des bails à propos d’être aimé par Sorin pour être aimé des autres et par toi particulièrement et ça m’a vraiment gonflé parce que j’crois qu’il comprend pas vraiment les conséquences et… Bah, j’ai joué les admirables connards prétentieux et cyniques parce que c’était ça ou l’ouvrir en deux. C’était pas méchant d’sa part, ça m’a juste fait vriller connement parce que ça te concerne et j’sais pas bien ce que j’ai cherché à faire à part lui faire reconnaître qu’il avait pas idée des conséquences et qu’il s’était faite une image toute propre de ton départ alors qu’en vrai t’avais autant galéré que Elie.

Je plisse les yeux, dubitatif.

-Pour être honnête, on dirait que ça été un gros connard mais c’est surtout un concentré de tout ce qui m’a fait arrivé à ce qui s’est passé en arrivant. J’aurais pas du être un trou du cul. J’ai été vraiment très nul.

Je pose mon pot et regarde Ciulin.
Pitié, crois bien que je suis désolé. Crois moi, j’ai juste dérapé. Pas de savant calculs.

-C’était pas… calculé. A la base, j’voulais juste éviter de faire buter Elie par son mec. C’est un peu parti en sucette après. Enfin beaucoup. Désolé. Ca se reproduira pas. C’était pas ma place. Pas sans ta permission en tout cas.

Je plisse les yeux et penche la tête avant de tendre la main.

-Tu veux que je te montre?

Les échanges de mémoires sont simplifiés depuis le mariage.

Les explications pleuvent, confuses, carrément bordéliques. J'écoute, sourcils froncés, clope qui se consume entre mes doigts, le fessier en équilibre sur le bord de son bureau.

-Je peux?

Je lui offre mon dos comme tout consentement. Parfait mutisme. Commence par là, déjà avant d'entreprendre de réparer les dommages qui ne se voient pas. La pommade hume toujours le gazon fraîchement tondu et la terre humide d'automne. C'est froid. Ça fait du bien. Je frissonne un peu.

J'aime toujours autant que tu me touches.

Pour autant, ça n'éteint pas la colère qui tapisse mon silence. Il y a plusieurs choses qui me fâchent. Je peine encore à trouver les bon mots pour qu'elles sortent de ma cage thoracique. Alors, je ferme ma gueule, j'attends.

- Tu veux que je te montre ?

Je le toise un long moment, pas défiant mais tendu, essoré par le poids de tout ce qui boue au fond de moi. Je glisse la main dans la sienne. Mes lèvres se pincent sur un rictus désappointé alors que, par réflexe, mes doigts s'entrelacent au siens tendrement.

Je suis toujours en colère, tu sais ?

Les images affluent et ne font que la confirmer. Les révélations, les mots échangés, la situation... Tout ce qui m'a été dissimulé. Tout ce que je ne comptais pas dire. Je retire ma paume prestement , avec un ricanement brusque de bête blessée. Je me détourne, fume, fais quelques pas. Faut que j'arrive à faire des phrases de tout ça.

- Je sais même pas par où commencer tellement tout ça .. TOUT... me fout les boules. Je me frotte le front du pouce avant de poser de nouveau mes yeux sur lui. Déjà, l'arrogance... D'où emmener un mec en deuil se confronter avec une image  de la femme qu'il aime et qu'il a perdu c'est une leçon de pédagogie ?! A quel moment tu t'es dit  : "Trop bonne idée, pour éviter que les roumains fourrent leur nez dans ce truc, je vais emmener leur chef avec moi, ce chef qui crève de chagrin et de dépression dès que le mot "Elie" est prononcé !" Mais qu'est-ce qui tourne pas rond chez toi, merde ! Tu pouvais pas simplement le prévenir et lui expliquer qu'il fallait qu'il tienne ses chasseurs en retrait ?! Quel besoin t'as eu de l'emmener avec toi si ce n'est pour le faire inutilement souffrir ?!

Le volume est  monter d'un cran, mes gestes sont également plus agités. Je m'en fous si ça dégueule, au moins ça  sort.

- Et d'quel droit tu joues les mecs sympas pour ensuite lui écraser la gueule dans sa merde. Alors que, excuse-moi, on porte pas la casquette de Père de l'année quand on abandonne soi-même son propre gamin. Merci de l'avoir gardé pour toi au passage, comme tout le reste. Je me sens tout à fait respecté. Expression blessée. Merde.. t'as un fils vampire et la première personne à qui tu te confies c’est mon daron ?!

Je secoue la tête pour ne pas perdre le fil de ma pensée. Tout arrive en paquet, ma cervelle dépiaute au petit bonheur.

- T'as eu 2000 piges pour t’amender, Ass, lui ça fait six mois qu'il s'y emploie. On s'en fout qu'il ait jamais été un bon père pour moi. L’important c'est qu'il comprend pourquoi il a chié et qu'il essaie de bien faire pour Sorin et Vioréa! Tu viens d'une fratrie ? C'est comme ça que ça se passe : les ainés ouvrent la voie pour les cadets et profit'ront jamais des bienfaits d'avoir été des pionniers ! J'vais pas être jaloux de Sorin parce que Kaelig essaie de bien se comporter avec !!! Pourquoi t'essaie de ruiner ses efforts ?!

Je m'approche, à vif, mon index accusateur pointé sur lui. J'ai envie de hurler et de pleurer à la fois.

- Et t'avais pas l'droit d'lui dire que j'avais tapiner ! T'avais pas l'droit de causer à ma place et d'dire que ce serait plus jamais mon père. SCOOP : CE SERA TOUJOURS MON PÈRE ! Putain, putain, putain... Mais pour qui tu m'prends ? Chuis pas une princesse à défendre ! Chuis pas un truc fragile à préserver ou dont faut laver l'honneur. Qu'est-ce qu'on s'en bat les couilles !

Je renifle , fatigué, excédé, écorché vif par cette vérité toute crue :

- Tu me considères pas comme ton égale. Tu me caches des choses importantes : les ecchymoses, ton fils, même tout ce qui concerne Malsheem... Moi, tu vois, quand je suis rentré dans ce cercle de feu, je savais à quoi m'en tenir. Ton putain de dieu à corbacs a décidé que je serais ton verrou pour la vie, ton garde-fou, ok ! A chaque fois que tu te fous en danger, que tu t'rapproches de ta nature de démon, MOI J' L'ENCAISSE ! LITTÉRALEMENT ! Alors la moindre des choses ce serait un petit peu de transparence, BORDEL !

Je déglutis laissant passer un silence. Timbre fêlé.

- Avant d'vouloir m'défendre, fais moi d'abord confiance... Tu m'fais pas confiance, Ass.

Et c'est sans doute le plus douloureux.

J’écoute. Une fois ou deux, je suis tenté de réagir. D’arrêter mais je prend la sage décision de, pour une fois, fermer ma grande gueule. Le fait est que j’ai fait assez de dégats comme ça. Je serais tenté de lui expliquer que je voyais pas comment Kaelig allait sincèrement m’écouter si je lui disais ‘tu vois ce truc chelou, là. Ben retire tes troupes’. Que même d’un point de vue crédibilité, ça serait mal passé auprès de ses troupes. Que j’ai préféré la jouer “pédagogue” en étant là pour gérer la confrontation plutôt que de risquer qu’il me dise “oui, oui” et qu’il y aille derrière mon dos.

Dans tout ce que me dit Ciulin, c’est un détail. Pas vraiment mais mon explication en serait une. Elle est inutile et me semble malvenue. Ciulin monte le ton. J’écoute et je sens juste mon coeur s’enfoncer dans ma cage thoracique.

J’ai pas joué les mecs sympas pour l’écarteler ensuite. C’est faux mais c’est ce qu’il s’est passé. C’est ce qui se passe quand… Je sais pas. Tout ce que je retiens, c’est que Ciulin est blessé et que c’est ma faute - entière et complète . C’est affreux, j’ai la sensation de voir tous mes cauchemars se concrétiser.
J’écoute et je regarde Ciulin dans un silence religieux.
Je sais juste pas quoi dire. Je viens de perdre toute mon éloquence, toute ma superbe.

-Tu me considères pas comme ton égale.

Le coup porte au-delà du coeur. C’est faux mais j’ai aucun argument qui me vient pour te contre-dire et c’est terrible. Terrible de perdre son éloquence dans un moment pareil.

-Tu me caches des choses importantes : les ecchymoses, ton fils, même tout ce qui concerne Malsheem…

Comment j’aurais pu te cacher mon fils alors que tu l’as vu toi-même? Ca veut pas sortir. Pourquoi c’est sortie là plutôt qu’avec toi? Peut-être parce que j’ai pas vraiment encaissé, que j’avais besoin de prendre le temps et qu’éprouver par l’ecchymose, c’est juste sorti...comme ça. Une eruption stupide.
Une manipulation inconsciente? Qui sait.
Je l’écoute m’expliquer qu’iel savait à quoi iel s’exposait. Qu’iel encaisse littéralement mes transformations. J’accuse le coup. Je m’en veux. A un point ridiculement douloureux.

-Avant d’vouloir m’défendre, fais moi d’abord confiance… Tu m’fais pas confiance, Ass.

Je reste silencieux un moment. Je refléchis. J’encaisse. Je me sens moins merdeux que parfaitement terrifié, éreinté aussi. Est-ce que je suis encore fait pour cotoyer l’humanité de si prêt? Les dégats m’ont l’air astronomiques. Je sais pas si ça vaut le coup. Pas pour moi, pour Ciulin, pour les gens que ça affecte.
L’absence de mot me perturbe alors je me laisse juste te faire face. Sans voix.

-Je sais pas quoi te dire. Ca… Vient pas.

Je plisse les yeux, confus à l’extreme.

-C’est… C’est jamais arrivé.

Le silence s’étend à nouveau. J’ordonne un peu mes pensées avant que je dise.

-J’ai un fils et… Contrairement à ce que tu crois, je t’en ai parlé. Tu l’as même vu. T’as vu Rafney le porter dans ses bras, tu m’as vu lui apprendre à chasser…

L’envie de chialer monte d’un coup. Elle se bloque entre mes dents, mes yeux virent au noir et dégouline. Je bloque la transformation pour ne pas l’affecter plus.

-J’sais même pas pourquoi j’en ai parlé là. J… Ca fait pas longtemps que je sais qu’il est toujours en vie et c’est peut-être con mais c’est rester coincé. Il est vivant et je sais pas encore comment réagir, quoi penser, si j’dois aller le voir ou pas, si ça serait juste pour lui, si j’mettrais pas tout le reste en danger en faisant ça.

Je ferme les yeux un moment.

-Pour Kaelig et l’emmener avec moi. J’ai… Du mal à croire qu’il aurait accepté sans aller vérifier ce que c’était que ce bordel. On a une alliance certes mais il a été plus que pointilleux jusqu’à maintenant. Ma “pédagogie”, c’était plus histoire qu’il soit pas seul à se confronter à ça. Et pour l’arrogance, c’est plus vraiment à prouver.

Je renifle et m’écarte un peu. Besoin d’air. Besoin de bouger.

-Pour tout ce qui concerne toi et tes frères et soeurs, surtout les indiscrétions intolérables à ton sujet. J’ai été un triste con et je ne peux pas changer ce qui a été dit, ce soir, mais je m’en excuse profondément et ça ne se reproduira pas.

J’inspire longuement et expire avant d’observer Ciulin et de sourire un peu.

-Et tu es mon égale, Ciulin. Même si j’ai très souvent l’impression que tu es bien mieux que moi. J’ai confiance en toi, je ne cache rien. Malsheem est ta maison depuis que tu as accepté d’en faire partie et si je n’ai pas tout étalé devant toi, c’est simplement par reflexe stupide, de vieux rebel obsolète.

Je ne sais pas comment cette conversation va finir mais j’ai la boule au ventre.

-Je ne suis pas un livre ouvert comme tu es capable de l’être mais je m’attèle à l’être. Tu connais déjà beaucoup plus que n’importe qui sur moi et surtout ce qui m’entourre. Je n’ai pas l’intention de m’arrêter là. Je te confierais Malsheem, ma vie et tout ce qui m’est précieux sans hésiter une fraction de seconde. Absolument tout, Ciulin. Et je comprends que pour le moment tu n’y crois pas et que, moi, je suis en train de perdre ta confiance. Parce que je l’ai trahis et j’en suis conscient. Mais je vais me racheter parce qu’il est hors de question que je te fasses te sentir comme ça et que ce genre de situation recommence.

Je m’approche d’ellui, tant pis s’iel est furieux, il en a parfaitement le droit.

-J’ai du travail à faire pour être à la hauteur de tes attentes et j’ai bien l’intention d’être à la hauteur. Tu mérites pas moins.

Ma main se tend, hésitante, vers sa joue. Je l’effleure.

-Pas moins, vraiment.

Je joins le geste à la parole et lui fait signe de venir. J’ouvre un placard et en sort une boite que je pose devant ellui. Une simple boite en fer dans laquelle se trouve les documents que m’a donné Simone il y a quoi? Moins de quarante huit heures avant. Les photos de Kol y sont et tout le détail de la réunion avec Simone.

-Tu devrais venir. Aux réunions Malsheem, à tous nos petits conseils de guerres, en fait.

Je plisse les yeux.

-Ca doit sans doute donner l’impression que je veux me faire pardonner et soyons honnête, c’est le cas. Mais…Accepterais-tu de devenir une pièce centrale de Malsheem? Au même titre que moi, Simone ou Amon. C’est ce que tu devrais déjà être sauf si tu refuses, bien entendu.

Et je comprendrais. Le poids de Malsheem est lourd, même pour moi. Même pour Simone. Surtout pour Amon.

Le silence. Rien que du silence. Asmodée reste prostré dans le mutisme. Dis quelque chose, putain de merde ! N'importe quoi !

- Je sais pas quoi te dire. Ça… Vient pas. C’est… C’est jamais arrivé.

Le coup de la panne. Merveilleux.
Rire désabusé. Bras qui se soulèvent, impuissants.

Comme ta voix.

- Super...
- J’ai un fils et… Contrairement à ce que tu crois, je t’en ai parlé. Tu l’as même vu. T’as vu Rafney le porter dans ses bras, tu m’as vu lui apprendre à chasser…
- Tu m'as jamais dit qu'c'était un vampire et qu'il était d'venu un des fouilles merde des Hurlants !
- J’sais même pas pourquoi j’en ai parlé là.
- Un petit conciliabule de darons.. quoi de mieux ! Désolée de pas être papa, que je  poursuis sur ma lancée au vitriole. Les verges en plastoc ça compte pas.
- J… Ça fait pas longtemps que je sais qu’il est toujours en vie et c’est peut-être con mais c’est rester coincé. Il est vivant et je sais pas encore comment réagir, quoi penser, si j’dois aller le voir ou pas, si ça serait juste pour lui, si j’mettrais pas tout le reste en danger en faisant ça.

Silence. Tu fermes les yeux, je me mords la lèvre. La clope, elle, s'égraine toujours sans se préoccuper des cendres qu'elle laisse sur le bureau.

-Pour Kaelig et l’emmener avec moi. J’ai… Du mal à croire qu’il aurait accepté sans aller vérifier ce que c’était que ce bordel.
- T'en savais foutre rien.
- On a une alliance certes mais il a été plus que pointilleux jusqu’à maintenant.
- Ouais.. Admettons... je regarde ailleurs, agacé.
- Ma “pédagogie”, c’était plus histoire qu’il soit pas seul à se confronter à ça. Et pour l’arrogance, c’est plus vraiment à prouver. Pour tout ce qui concerne toi et tes frères et soeurs, surtout les indiscrétions intolérables à ton sujet. J’ai été un triste con et je ne peux pas changer ce qui a été dit, ce soir, mais je m’en excuse profondément et ça ne se reproduira pas.

Je glisse un regard vers lui. Il sourit, penaud, malheureux. Mon palpitant vacille. Je réprime l'envie de me jeter contre lui, de le serrer jusqu’à ce qu'il étouffe et de l'insulter entre deux baisers. Pas maintenant. Pas tout de suite.

-Et tu es mon égale, Ciulin. Même si j’ai très souvent l’impression que tu es bien mieux que moi.

Quoi?!

-...J’ai confiance en toi, je ne cache rien. Malsheem est ta maison depuis que tu as accepté d’en faire partie et si je n’ai pas tout étalé devant toi, c’est simplement par réflexe stupide, de vieux rebelle obsolète. Je ne suis pas un livre ouvert comme tu es capable de l’être mais je m'atèle à l’être. Tu connais déjà beaucoup plus que n’importe qui sur moi et surtout ce qui m'entoure. Je n’ai pas l’intention de m’arrêter là. Je te confierais Malsheem, ma vie et tout ce qui m’est précieux sans hésiter une fraction de seconde. Absolument tout, Ciulin.
-... Peut-être...... Ma voix est faible. Je me fait l'effet d'un enfant qui gémit. J'ai l'impression d'être un sale gosse qui fait un caprice. C'est détestable et pathétique. Et pourtant, je suis dans mon droit....Mais ça reste des mots. On les tord comme on veut mais ça en fait pas des actes.
- Et je comprends que pour le moment tu n’y crois pas et que, moi, je suis en train de perdre ta confiance. Parce que je l’ai trahis et j’en suis conscient. Mais je vais me racheter parce qu’il est hors de question que je te fasses te sentir comme ça et que ce genre de situation recommence.

Caresse, presque intangible, quasi rêvée. Frisson terrible d'un corps conditionné. Et puis le vide, le rien. Tu t'es déjà barré et je me sens plus horriblement seul que lorsque tu t'absentes.

L'amour rend con, putain.

Asmodée dégaine une boite à gâteaux abîmée. Dedans, il y a de multiples photos d'un parfait inconnu dont je perçois la filiation immédiatement.

- Tu devrais venir. Aux réunions Malsheem, à tous nos petits conseils de guerres, en fait.

Cette fois je relève la tête et le fixe, sincèrement surpris.

- Ça doit sans doute donner l’impression que je veux me faire pardonner et soyons honnête, c’est le cas. Mais…Accepterais-tu de devenir une pièce centrale de Malsheem? Au même titre que moi, Simone ou Amon. C’est ce que tu devrais déjà être sauf si tu refuses, bien entendu.

Je reporte mon attention sur les photos étalées, sur ce fils - celui de Rafney- que j'effleure du bout des doigts.

- Il a tes yeux... Il ressemble à sa mère, mais c’est tes yeux qu'il a... J'ai un drôle de sourire. Moi aussi : j'ai les yeux de Kaelig.

J'attrape brusquement le col du démon. Le tissus se tord dans mon poing et je lui décoche un baiser.

- Je t'aime espèce d'incroyable abruti ! Ta vie, c'est ma ma vie. Ma vie, c'est ta vie. Y'a un barbu avec des piafs qui y a veillé. Et même si ton dieu nous avait pas mariés, ce serait la même. Tu piges ? Sourire de petit enfoiré. J'pense que t'as ta réponse.

Je laisse ma carcasse retourner à ses premiers réflexes. Je grimpe par dessus le bureau pour réduire la distance et l'enlacer comme si mes poumons réclamaient de l'air. J'ai besoin de le respirer, de l'aspirer tout entier et de digérer ses peines, ses angoisses et les miennes. Tout envoyer chier.

-  Tu sais qui a l'impression de pas être assez bien pour toi.... ? ricanement tendre. Deux gros couillons... Murmures... C'est tout ce qu'on est...

- Il a tes yeux... Il ressemble à sa mère, mais c’est tes yeux qu'il a…

Je regarde les photos depuis la distance entre nos deux corps. Elle me fait mal, cette distance. J’ai un sourire un peu douloureux. Y a des souvenirs qu’ont tourné en boucle plus d’une vie qui me reviennent avec une vivacité absurde. Des éclats de rire d’enfant, des peurs paniques. Toute une autre vie qui me revient et le manque douloureux de ces moments, pas ressenti depuis des lustres.

-Moi aussi : j’ai les yeux de Kaelig.

Je m’apprête à répondre quand enfin, Ciulin brise la distance en m’attirant à ellui. Je réponds avec une avidité vibrante. C’est dingue de se sentir si perdu sans toi.
Ca fait un long moment que ça ne m’était pas arrivé.

-Je t’aime espèce d’incroyable abruti!

Ca m’arrache un sourire infiniment soulagé. Je caresse ton visage, ton merveilleux, merveilleux visage.  

-Ta vie, c’est ma vie. Ma vie, c’est ta vie.
-Toujours…
-Et même si ton dieu nous avait pas mariés, ce serait la même.
-Okay

Je réponds bêtement. Parce que ca m’donne envie de l’embrasser. Ca me fait un de ces bien d’entendre ça, putain. J’ai un vibrant besoin de lea sentir contre moi, là, maintenant.

-J’pense que t’as ta réponse.
-J’pense ouais.

Je récupère Ciulin au vol quand iel passe mon bureau. Je l’enlace, lea presse contre moi. Je pose des baisers des que je peux.  Je me sens encore merdeux mais je me sens apaisé.

-Tu sais qui à l’impression de pas être assez bien pour toi…?

Je pouffe de rire. Je t’embrasse. T’es pas assez bien, t’es juste parfait. Merveilleux. Génial.

-Deux gros couillons…
-hmm hmm….

Tu murmures au creux de mon cou.

-C’est tout ce qu’on est…
-Ca me va.

Je reviens à tes lèvres, avide. Toujours. Je caresse son cou, glisse sa main dans ses cheveux. Ce contact m’avait cruellement manqué. L’espace d’un instant, j’ai eu peur qu’il disparaisse pour toujours et ça, j’aurais pas supporté.

-T’es vraiment merveilleux, j’le dis pas assez. T’es une vraie merveille.

Je m’écarte juste pour te regarder, je bois chaque trait de ton visage, chaque centimètre carré de peau. J’ai été un gros con mais putain, j’ai une sacrée chance de t’avoir.
Je te souris et t’embrasse à nouveau.

J'ai simplement fermé les yeux. Quelque secondes, à peine. Du moins c'est ce qu'il m'a semblé. Dans les ténèbres opaques et douillettes, des éclats de voix me parviennent. Aussitôt mon corps se met en alerte. Je suis conditionné, quelque soit la situation, à pouvoir réagir. Pour autant, la prudence me sussurre de rester inerte et de feindre la mort. Vieille technique de chasse pour tromper son adversaire.

Il y a deux timbres : celui de l'autre sac à merde démoniaque et, celle, plus difficile à reconnaître de Ciulin. Ma gosse tire à balles réelles sur un prince du Pandémonium, plusieurs fois centenaire. Iel ne manque pas de couilles. Je suis frappé par son franc parler, ses manières équivoques et sans détour qui semble faire perdre tous ses moyens à l'autre grande gueule.
C'est aussi la première fois que j'accède aux pensées les plus intimes de Ciulin d'aussi près. Je prends la mesure de sa fierté, de sa détermination et, plus terrifiant en tant que paternel, de la profondeur des liens qui l'unissent à Asmodée.
Une part de moi jalouse cette proximité, cette confiance absolue.
Une autre s'en trouve rasséréné.

Iel a trouvé une place où s'épanouir.

Et puis, je goûte au plaisir d'entendre l'autre casse-burnes aplatir les oreilles, la queue basse. Mesquine et délectable revanche. Ce cornu semble sincère, autant que sa nature le lui permet. C'est agaçant, mais je ne peux pas parfaitement le détester.

Nous nous ressemblons par bien des aspects.

Lorsque vient les bruits de succion des galochades, je me dis qu'il est temps de signifier mon retour à la conscience. J'ai assez peu envie d'assister à leur ébats du fond de ce canapé.

- T’es vraiment merveilleux, j’le dis pas assez.
- Conneries... ( Insérez ici un petit gloussement vaporeux que je n'avais pas spécialement envie d'entendre dans la bouche de ma progéniture.)
- T’es une vraie merveille. (beaucoup trop de soupirs. Beaucoup, beaucoup trop...)
- Ferme ta gueule, beau parleur... ( Nouveaux bruits de débouche-évier)... Tu pourrais faire tellement mieux avec cette langue....
OOOOkay, c'est le signal du départ.
- HUM... HUM.....

Je me suis redressé en me massant la nuque. Il y a une putain de boule de booling qui fait du skateboard sous mon crâne. Je pose un regard qui se veut ferme et indifférent sur les deux tourtereaux en train de s’effeuiller sur le bureau.

- ... Loin de moi l'idée de vous couper en plein.. euh.. "débat" ... Mais je ne peux pas rester là. Faut que j'emmène les gamins à l'école, demain. Il y a la réunion parents-prof de Vioréa. J'ai un soupir lamentable en me souvenant brusquement que... Et j'ai promis à Léviathan de l'emmener visiter une maternelle. Je me masse l'arrête du nez, sentant la migraine battre mes tempes. Est-ce que l'un de vous aurez l'amabilité de me reconduire chez moi pour que je cuve mon vin suffisamment à temps pour préparer les lunch-boxes de tout ce petit monde ?

Je les regarde, absolument défait.

- S'il vous plait....

-Ferme ta gueule, beau parleur…
-Pas envie...

Je savoure entre deux baisers la frimousse languide de Ciulin. Je n’ai aucune pensées pour Kaelig, je suis entièrement focalisé sur ellui.

-Tu pourrais faire tellement mieux avec cette langue….

Je m’apprête à répondre puis à m’exécuter mais un humhum tonitruant et vaguement urgent résonne. Je dépose un baiser sur le cou de Ciulin alors que Kaelig se redresse lourdement.
Pas besoin de demander s’il a pris une caisse, ses 63ans accusent mal le contre-coups.

-... Loin de moi l’idée de vous couper en plein… euh… “débat”
-Débat oui… Tout à fait.

Sourire d’abruti.

-Mais je ne peux pas rester là.
-Ok.
-Faut que j’emmène les gamins à l’école, demain. Il y a la réunion parents-profs de Vioréa.
-Dur.
-Et j’ai promis à Léviathan de l’emmener visiter une maternelle.
-... Quoi…?

Je me demande quand est-ce que Léviathan va se fatiguer de jouer aux enfants humains et va exploiter leur cauchemars parce que c’est marrant…. Prions pour que ça n’arrive pas à la maternelle… Elle n’est pas méchante mais les enfants sont cruelles et elle a la mentalité d’une gamine de 8ans affublée de pouvoir phénoménaux. Quand l’ennuie s’invite - et il s’invite souvent chez Léviathan- les choses partent souvent vite.
Mais bon… Je pense qu’il est assez lucide sur la question. J’espère…

-Est-ce que l’un de vous aurez l’amabilité de me reconduire chez moi pour que je cuve mon vin suffisamment à temps pour préparer les lunch-boxes de tout ce petit monde ?

Je lance un coup d’oeil à Ciulin.

-S’il vous plait…

Il est épuisé, le pauvre. Je me sens responsable et à le voir comme ça, je me dis qu’Elie serait foutrement inquiète. J’embrasse le front de Ciulin et m’écarte gentiment.

-Pas de soucis, j’te ramène. J’te dois bien ça.

Je me lève et je vais chercher mon manteau, mon téléphone avant de revenir vers Ciulin. Je l’embrasse, caresse sa joue et demande dans ma langue natale.

-Tu veux rester ici ou bien, je ferme tout et on le dépose puis on rentre à la maison?

C'est tellement fusionnel, tellement agréable que j'en oublie qu'on vient de s'engueuler. De toute manière, je suis incapable de rester en colère longtemps. Une fois dehors, avec la consistance des mots, ça ne me pèse plus sur mon moral. Cela ne m’empoisonne plus. Je crois Asmodée quand il me dit qu'il ferra des efforts. Peut-être que je suis juste très con. Mais comme on dit : "Heureux les simples d'esprit" !
Ma seule envie présentement c'est de foutre le souk sur son bureau en le coinçant entre mes cuisses.

- HUM... HUM.....

Ah, merde.
Je l'avais presque oublié, lui.

Je suis prise d'un vieux fou rire que j'étanche en enfonçant ma tronche dans le torse de Ass. Je ne sais pas ce qui est le plus drôle : l'impression d'être un ado que son père vient de gauler le calbute sur les orteils devant un porno, l'expression très concernée de mon mec qui fait la conversation à moitié désapé ou la teneur du discours de Kaelig en parfait papa-poule.

-Est-ce que l’un de vous aurez l’amabilité de me reconduire chez moi pour que je cuve mon vin suffisamment à temps pour préparer les lunch-boxes de tout ce petit monde ?

J'échange une oeillade et un sourire avec Asmodée. Vas-y, va...

- S’il vous plait…
- Pas de soucis, j’te ramène. J’te dois bien ça.
- Merci... Mère-nuit, faut que je me face un cataplasme anti-gueule de bois en rentrant....

Asmodée se tourne vers moi en attrapant sa veste et ses clés de bagnole.

- Tu veux rester ici ou bien, je ferme tout et on le dépose puis on rentre à la maison? qu'il me fait en islandais.
- La maison, c'est bien... Réponse dans la même langue.
- C'est normal que je comprenne plus rien ou c'est les effets de la gnôle ?
- On se disaient juste qu'on aimeraient bien des lunch-boxes nous aussi...
- Allez-vous faire foutre...

Je me marre en éteignant la lumière sur l'Eden's rest, puis je regarde les deux compères se lancer des vannes d'ivrogne et échanger des recettes pour dompter l'ivresse, comme de très vieux camarades qui se sont toujours côtoyés.
Sans savoir pourquoi, je me sens réchauffé malgré la Nuit froide.