J'ai toujours rêvé d'avoir un clebs.

Je sais, ça me prend un peu comme une envie de pisser cette pensée. Mais, sans rire, un cabot, que je dresserais à chasser, cavalant dans la pampa avec moi. Putain, je manque vraiment d'occupations pour en arriver là. Faut que je me trouve un boulot, un hobby, des projets...
Accoudé au comptoir d'un de mes pubs préférés, je siphonne ma mousse, l'air de rien, une clope pas encore allumée roulant entre mes doigts. Ici la musique est bonne : des vieux standards garage-rock des années 2000 qui vous tabassent le tympan avec de la gratte corrosive et de grosse percus.

Mais ça change rien.
Me fait chier.

L'enquête sur Unseelie piétine. J'ai beau avoir fait comprendre à Ass que je faisais parti de Malsheem, il répugne encore à vraiment me confier une mission digne de ce nom. Je me sens totalement désœuvré et la baise aléatoire ne m'occupe plus assez la cervelle.
Reprendre le catch ce serait une idée. J'avais quelques pistes mais mon ex-coach m'a tellement fait une réput' de connasse que ça a vite fait capoté. Faudrait que je recontacte Griffin à l'occase.

J'en ai ma claque, Rahat !
Je sers à rien.

En vérité, je ne supporte plus mon impuissance. Je suis bonne à rien. Parlons de Vesper, tiens... Je ne sais pas comment gérer cette.. ce.. je ne sais même pas ce que c'est... ni qui c'est... Je me sens lâche.

- Vesper Whelan?

Je tourne la tête vers l'espèce de petit gars trapu avec sa tronche de biker. Je le prends même pour un Heksen au départ. L’absence d'insigne balaie rapidement l'hypothèse. J'affiche un sourire de canaille, calant ma cibiche au bord des lèvres.

- Ouais... qui la demande ?

- Woow! Woooow !WOW!!! Je suis brutalement soulevé de terre par le gus qui me porte comme un sac à patate sur son épaule. Il a une putain de poigne. J'ai juste le temps de balancer à la serveuse: Fous ça sur ma note , Jenny ! Je r'viens payer après, que j'fais hilare.

Certes je me fais kidnapper, mais je suis étrangement pas inquiet. Au contraire, c'est le shoot d'adrénaline dont j'avais besoin pour oublier la morosité du quotidien.

- Heeey, beau gosse ! J'ai jamais vu quelqu'un aussi pressé d'me sauter. Éclat de rire. Tu m'aurais d'mandais j't'aurais suivi dans les chiottes, t'sais!
- Ramener… Vesper… Whelan… Maître… Ramener...
- Oooooookaaaay, j'vois qu'j'ai l'droit à un baratineur qu'aime s'étaler en longs discours, que j'ironise. Allez, laisse moi descendre... Hey, ho !

Je lui tambourine dans le dos. Le mec est sourd, complètement braqué dans son délire. Ça commence à être moins amusant que prévu.

- Ecoute, j'ai rien contre les gars entreprenants, mais j'peux marcher seul....

Je prends une inspiration. Je concentre mon esprit sur son corps râblais. Je peux le faire. Je sais que je PEUX. Je sens l'encre frétiller sous ma peau, prendre vie. Sensation d'une bulle qui gonfle et éclate. Le gadjo manque la marche tout bonnement parce que le sol vient de s’éloigner de cinquante centimètres sous sa semelle. Je profite de sa surprise pour imprimer un mouvement de bascule qui inverse soudain nos positions. Je me glisse hors de ses bras et d'une pulsion télékinésique je l'envoie valdinguer contre un mur. Je me réceptionne sur le pavé, essoufflée mais pas peu fière des progrès que prouve ce mouvement. Les épines de chardons percent le derme et me font mal, mais c'est largement atténué par le plaisir d'avoir réussis à maîtriser ce coup !

- Bon, que je balance à la forme encastrée dans le mur. Fini d'jouer. Qui est ton maitre, l'troufion? Qu'est-ce qu'y veut ?

Okaaaaaaaaaay !
Je fais face à une armoire à glace aussi vénère qu'inhumaine. Au sens littéral. Quelque chose frétille en moi : La partie qui ne m'appartient pas. Les runes sur mon avant bras me brûlent l'épiderme tellement le mec suinte le souffre. Il a l'air plus con que la moyenne, ceci dit.

- Payez… tribut..

Bingo !
On dirait un des orcs dopés de Saroumane ou un ersatz moins vert que Hulk. Tout autant de vocabulaire. Pas que je sois férue de poésie, mais putain, déclame-moi de la répartie qui tabasse un peu, que je me sente dans le jus. La castagne c’est un peu comme les préliminaires, tu vois ?

- Maître Bélial veut son tribut!

Hein ?
OUCH !
Je grimace. Ma manche prend soudain feu à l'endroit où Odin m'a marquée. Mauvaise réaction au patronyme démoniaque, visiblement. Le mastodonte me fonce dessus. J'ai juste le temps  de retirer mon  blouson et de m'écarter en mode toréador. (Faut croire que, ironiquement, c'est infusé dans mon adn) J'enroule le cuir enflammé sur sa gueule et je sers.

Le fumet de ma chair qui crame à des relans de saucisse grillée. Ma cervelle mouline pour essayer de replacer Bélial dans le grand échiquier des joyeusetés... Et je percute.

Un prince démon.

Tout mon esprit se dirige vers Ass, où qu'il soit puis je muselle brutalement mes pensées. NON! Faut que je protège son anonymat. A tous prix! Je recule de quelques bons, garde levée. Je sens que je vais bouffer du gnons en pagaille ce soir.

- Prince Asmodée...

Fuck l'anonymat, au feu mes bonnes résolutions. Ce gars est devin ou bien ? Vu  la manière dont il salive comme un goret, j'ai pas l'impression que ça connecte correctement tous les neurones là haut.

- Mauvaise pioche, jigodie !
- T’es pas… Vesper Whelan… Qui t’es...
- Tu vas t'faire un claquage de cervelle si t'y réfléchis trop !
- Toi connaître Prince Asmodée…
- Sérieux mec! C’est si compliqué la grammaire pour toi ? Sujet-verbe-complément....
- ... Comment...
- Cooomplééément... répète après moi.

Est-ce que je fais le poids face à ce molosse ? Le regard de feu et la belle rangée de crocs trahit un poil sa véritable nature de clébard infernal. C’est pas par ce que j'en ai pas croisé jusqu’ici que j'ignore qu'ils peuvent se rendre invisibles. On va peut-être pas moisir ici à attendre gentiment une démonstration.

PLAN B !

Je profite qu'il soit à terre et en pleine gymnastique cérébrale pour concentrer tout ce que j'ai d'énergie. Appelez-ça magie, si vous voulez, moi j'm'en secoue le falzar ! Je veux juste lui turbo-patate la trogne.  Mes chardons fouettent l'air tels des serpents furax.

PHASE1 1 : gagner du temps.

L'air devient épais, tendu. Les runes sur mon derme crépitent, rougeoyantes comme de la lave en fusion. En posture pour cogner une bonne droite, je relâche la pression accumulée rageusement dans mes poings. Une incroyable vague invisible ravage le décor, fendille le bitume, déloge les briquettes de leur mortier, fait voler les poubelles et ployer les réverbères. Le molosse voltige et va s’écraser quelques mètres plus loin dans un fatras de taule froissée et de ciment poudreux. Une borne incendie éclate, l’aspergeant d'eau.

PHASE 2 : foutre le camp.

Hey Asgard, mes ovaires et tout le toutim ! C'est maintenant qu'il faut me balancer un bifrost ! Prouvez-moi que ce lien existe et que si je me concentre assez fort sur mon mari, je vais pouvoir faire usage de sa téléportation démoniaque.
Je ferme les yeux, mâchoire contractée.

- Allez, allez, allez ! Je pense si fort à Asmodée que j'ai peur que mon cerveau éclate sous mon crâne en rependant des petits bouts de lui en kaléidoscope. Ass, Ass, Ass... ramenez-moi à la maison.

Rien ne vient.
Putain de rien.

A l'autre bout de la rue, Le chien des enfers se relève, prêt à ruer de nouveau. Je commence un tantinet à paniquer. Si ça ne marche pas, la fuite classique ne vaudra pas tripette face à un gadjo capable de me pister , planqué dans les jupes de Mère Nuit.

- Bordel de MERDE! FRIGG! Tu veux que je continue d'veiller sur notre époux ou pas ? ALORS DÉCANILLE-MOI D'LA !!!*

Sans m'en rendre compte, ma langue a basculé en vieux noroît. J'entends un puissant battement d'ailes dans mon dos. Un rayon brutale m'irradie les rétines, à moins que ce ne soit moi, qui implose de lumière. Je ne suis plus certaine de rien. Je retrouve les sensations familières d'aspiration et de vertige propre à la téléportation.

Dans la rue désormais déserte,
un sale cabot a perdu toute trace de sa proie.