Je l'ai blessée ? Merde, c'est elle qui me met un couteau sous la gorge et c'est moi qui la blesse ? Je ne voulais pas, vraiment pas. Mes mots deviennent des armes plus effilées qu'une lame quand je le souhaite, réflexe du corbeau que j'étais.

"Alors créons-leur leur propre monde ! Un monde vaste, ou... un bac à sable, où chaque âme pourrait être ce qu'il souhaite ! Même si j'admets que j'aimerais bien créer."

L'idée d'un jardin est tout à fait tentante, je dois l'admettre. Je n'ai pas la main verte, pas du tout, ma spécialité est tout autre.

"C'est chouette ! J'avais commencé à sauvegarder les mémoires, pour ma part. Mémoire, c'est mon nom, avant d'être un démon. C'est pour ça que je suis assez perturbé quand ma raison d'être s'en trouve lacunaire pour une raison que je ne parviens pas à comprendre." J'hésite à lui en dire plus, pas parce que je n'ai pas confiance en elle, mais plutôt parce que je ne sais absolument pas par où continuer. "Mais je n'en ai jamais parlé à personne auparavant."

Je souris. Le sujet de la lame sous la gorge est donc clos jusqu'à ce que j'aie à nouveau des pensées suicidaires. Il me faut toute la peine du monde à ne pas me retourner pour savoir à qui elle parle. Moi ? Charmant ? J'avais oublié que les mots pouvaient aussi se transformer en sucreries réconfortantes. Je prends une décision avec moi-même, me concentrer là-dessus par la suite.

"On va tabler sur beau parleur."

J'écoute attentivement qui elle est et je me fige un instant. Est-ce que je viens réellement d'avouer à LA MAITRESSE-BOURREAU que j'empruntais ses âmes en devenir pour leur substituer leur mémoire ? Oui, tout à fait !
Bon, les gars, c'était super sympa de faire votre connaissance. Vous direz à ma maman que quand je prenais son aspirateur le soir, ce n'était pas pour faire le ménage. Vous direz à mon papa que je ne regrette plus de ne pas être plus comme mon frère, j'ai envie d'être plus moi, et un peu moins lui. À force d'avoir été tout, il n'est plus rien aujourd'hui.

Alors, elle a été l'investigatrice principale de ce que je suis aujourd'hui, ce n'est pas étonnant qu'elle ne soit pas au courant de ma métamorphose... J'ai été moins torturé que les autres... Je sais très bien que je ne l'aurais pas supporté. J'avais déjà les mémoires en tête de beaucoup trop de monde, rien que cela constituait une torture en elle-même. Finalement, comme tout le monde, j'ai fini par céder.

Pour moi, Kali est un être dont j'ai appris à me méfier, et à éviter soigneusement. Elle est ce par quoi tout tenait debout, c'était l'autorité quand j'étais l'anarchie. Elle était aux commandes quand je n'étais guère plus qu'un technicien de surface.

"Ah !"

Je n'ai pas peur.
Ce n'est pas vrai.
Non.

"Non, cela ne change rien. Tu as fait des trucs dont tu peux être fière, des trucs que tu regrettes peut-être, j'en sais rien. J'en ai fait aussi, plein, énormément. Pour moi, tu es toute neuve, devant moi. J'aimerais te découvrir, toi, Chhaya, qui tu seras, qui tu souhaites être, plus que qui tu as été par le passé."

J'espère ne pas m'en être trop mal sorti sur ce coup-là.

- C'est chouette !
- C'est... effectivement une manière de le qualifier, fait-elle avec un sourire amusé face à ces expressions puériles dans la bouche d'un vieux démon.
- J'avais commencé à sauvegarder les mémoires, pour ma part. Mémoire, c'est mon nom, avant d'être un démon.
- Mémoire... Tu t'appelais réellement "Mémoire" ? J'imagine, de fait, que comme Bélial tu as connu Asmodée durant son existence humaine. Est-ce que "Bélial" est le véritable prénom de ton frère ?

Perplexe, Chhaya se remémore la légende noroise qui raconte que le dieu Odin dispose de deux corbeaux comme messagers à son service, des espions qui parcourent les mondes et lui rapportent toutes sortes d'information aux divines oreilles du "Père-de-Tout" (Les hommes et leur obsessions patriarcales...) L'un se nomme Esprit et l'autre Mémoire.
Baphomet serait-il l'un de ces deux corvidés ? Après tout, on raconte que d'une incarnation à l'autre les avatar retrouvent toujours les attributs de leur pouvoir.
Ridicule.
Une âme animale aurait attiré son attention dans les Fosses. Elle aurait su. Elle aurait vu...

-C'est pour ça que je suis assez perturbé quand ma raison d'être s'en trouve lacunaire pour une raison que je ne parviens pas à comprendre. Mais je n'en ai jamais parlé à personne auparavant.
- Mais tu souhaites le faire à présent... ? questionne-t-elle doucement, en le fixant avec une acuité d'oiseau de proie.

Puis, vient le moment déterminant mettant à l'épreuve cette alliance toute neuve, le point culminant de la conversation. Chhaya révèle cette autre part d'elle-même, cette part visible, cette persona public qui a tisé sa légende au fil des millénaires.

- Non, cela ne change rien. Tu as fait des trucs dont tu peux être fière, des trucs que tu regrettes peut-être, j'en sais rien. J'en ai fait aussi, plein, énormément. Pour moi, tu es toute neuve, devant moi. J'aimerais te découvrir, toi, Chhaya, qui tu seras, qui tu souhaites être, plus que qui tu as été par le passé.
- Merci Mémoire, répond la démone avec un sourire sincère, un sourire très doux. Je t'en suis gré.

Elle soupire en guise de ponctuation de cet épineux sujet.

- Je ne sais pas pour toi, mais toutes ces émotions m'ont donné faim... Agrémenté d'un vrai remontant, ce serait fameux, hasarde-t-elle, l'air de rien.

Ah sujet qui fâche de retour ! Mais… bizarrement, ça me va. Enfin, qu'on se le dise, je ne suis pas très à l'aise, mais au moins il s'agit là de questions et non pas d'une tentative pour essayer d'aiguiller ma réponse. C'est agréable venant d'une paire !

"J'ai connu Asmodee durant son existence…" dois-je le dire ? Est-elle au courant ? Évidemment ! C'est un secret, tout le monde est au courant ! "...divine."

Qu'on se le dise, d'ordinaire, j'aurais envoyé chier quiconque essaie de me parler de l'écervelé aux dents qui rayent le parquet qu'est mon frère… mais là, non. Je n'ai pas l'intention d'en dire du mal non plus. Chhaya a une drôle d'influence sur moi, comme si elle absorbait ma colère et me maintenait dans un état plus coopératif. C'est pas désagréable !

"Je ne sais pas comment il se fait nommer ou comment il préfère qu'on le nomme. Cependant, non, ça n'a pas toujours été son nom. Il s'appelait 'pensée', Hugin… putain, ça fait tellement longtemps que j'ai pas prononcé son nom d'origine !"

Cependant, cet idiot l'est devenu encore plus depuis son passage dans les fosses. Il voulait gagner en puissance, il en a oublié son rôle.

"Il n'a plus rien de son héritage, si cela peut te rassurer, ni pouvoirs, ni devoirs."

Sans savoir réellement pourquoi, je parle de ma principale source de frustration, et elle insiste. La méfiance n'a jamais été réellement dans mon top 10 des sentiments. Je préfère toujours aller jusqu'au bout de mes expériences.

"Hé bien pourquoi pas ! Quand je suis arrivé au Pandémonium, je n'ai absolument rien compris à ce que je devais faire. On m'a demandé d'accepter une logique qui n'était pas la mienne. La seule chose que j'ai parfaitement percuté et que tout le monde semblait avoir oublié : nous sommes au service des morts, non le contraire."

Est-ce qu'on peut réellement le dire à haute voix ?

"Le Pandémonium, c'est le bordel ! C'est pour ça que j'ai créé Baphomet, un personnage dont personne ne sait rien. J'ai façonné dans l'inconscient collectif son image, elle ne ressemble pas à grand-chose d'ailleurs. D'un point de vue profane, il n'existe que pour la pop culture. D'un point de vue plus éclairé… il est arrivé sous la forme d'une vaste blague dans les livres d'histoire. Du coup… j'ai usé de cette non-reconnaissance pour voler au Pandémonium ce que je pouvais : la mémoire des âmes. D'abord une ou deux, sans me faire prendre, puis… un peu plus. Je ne supportais pas l'idée qu'une âme reste là, à sécher. Une éternité de cette non-vie, non existence, doit être la pire des tortures… si quelqu'un me surprenait à faire cela, il perdait simplement la mémoire. Beaucoup d'âmes actuellement stockées sont dépourvues d'essence mémorielle, ainsi, elles ne ressassent pas leur vie en boucle. C'est sans doute pas grand-chose, mais c'est ce que j'ai pu faire pour essayer de dormir en paix."

Pas grand-chose même si je sais que j'aurais pu le payer très cher si jamais je me faisais prendre. Prendre… par la personne qui me fait face actuellement. C'est presque amusant que son image m'aie toujours effrayée, mais pas elle-même.

"Je t'en prie. Appelle-moi Baphomet."

Ma création à moi avec une tête de bouc et des ailes de corbeau, mon image ambivalente du savoir et du libre arbitre, les deux mains aux paumes vers le ciel, une de lumière et une d'ombre. Je ne réalise que maintenant à quel point je suis fier de ce personnage, si bancal soit-il.

Elle a faim ? Moi aussi ! Je lui souris.

"J'ai… seulement de la weed, je suis désolé. Pour combler la faim, c'est pas le mieux" pas pour cette faim là, disons. "Je ne suis pas à proprement parler un chasseur, mais je peux nous trouver un truc si tu le souhaite. Qu'est-ce que tu aimerais manger ? Pour la boisson que je suppose être de l'alcool, je peux faire un rapide aller-retour au village."

Tiens, c'est vrai ça… qu'est-ce que miss maîtresse des tortues aime manger ?

- J'ai connu Asmodee durant son existence…...divine.
- Je vois. Tu as donc connu l'Odin originel.
- Je ne sais pas comment il se fait nommer ou comment il préfère qu'on le nomme. Cependant, non, ça n'a pas toujours été son nom. Il s'appelait 'pensée', Hugin… putain, ça fait tellement longtemps que j'ai pas prononcé son nom d'origine !

Comme la plupart des divinités, ils sont le fruit de l'Imagination humaine et de fait du domaine du Rêve. Mais des entités comme "Pensée" et "Mémoire" ont-elles préexisté la création d'Odin, ou bien ont-ils découlés de lui. Difficile de le savoir.

- Cela rend ton âge plutôt inquantifiable. Existais-tu avant Odin ou est-ce lui qui a provoqué votre apparition... ?

Subtilement, Chhaya sonde Baphomet pour savoir si elle ne se trouve pas face à un Infini qui aurait oublié qu'il en était un. Cela corroborait peut-être la théorie selon laquelle Mort serait frappée d'amnésie.

- Il n'a plus rien de son héritage, si cela peut te rassurer, ni pouvoirs, ni devoirs.
- N'est-ce pas la nature même d'une pensée d'être versatile, inconstante et changeante ? C'est la mémoire que l'on coule dans le marbre comme un pilier, pas sa soeur jumelle. Peut-être.... Elle se pince la lèvre, son beau visage digne arborant une moue de réflexion. Peut-être que l'erreur aura été de vous séparer. Pensée n'est peut-être plus lui même depuis qu'il n'a plus d'ancrage... Ce que je ne m'explique guère c'est que deux entités comme les vôtres se soient soudain métamorphosées en êtres humanoïdes. Cela n'a pas été le cas de Geri et Freki, par exemple.... Je n'ai pas l'impression que tu saches toi même quel est ton rôle au sein de toute cette cosmogonie. Ai-je tord ?

La suite de la discussion le lui confirme. Baphomet est perdu. D'une certaine manière en image miroir de Belial, il a choisi un chemin opposé à ce dernier. Pour autant, chacun d'eux a été quelque peu livré à lui même, à l'image d'un Asmodée hésitant toujours entre sa nature d'avatar et de psychopompe, entre le Rêve et la Mort. Quelle terrible ironie... Elle aurait dû savoir les guider, les éduquer, mais, humble et servile, elle ne se pensait pas digne de présider à leur existence comme Mort aurait pu -et dû-le faire.
Ce désastre lui incombe en grande partie.

- Je t'en prie. Appelle-moi Baphomet.
- Comme il te plaira. Tu disposes du doit d'être celui que tu désires, après tout...

Comme Nelu, comme Björn, comme Asmodée, comme Elehiel... et si elle s'accordait un peu de bienveillance pour elle-même, cmme elle également.

- J'ai… seulement de la weed, je suis désolé.
- De... la quoi ? fait la Gardienne des Fosses avec un froncement de sourcils trahissant une profonde incompréhension.
- Pour combler la faim, c'est pas le mieux. Je ne suis pas à proprement parler un chasseur, mais je peux nous trouver un truc si tu le souhaite. Qu'est-ce que tu aimerais manger ? Pour la boisson que je suppose être de l'alcool, je peux faire un rapide aller-retour au village.
- Ne suppose rien, Baphomet, je pourrais fortement te détromper, lâche-t-elle avec un sourire espiègle qui une fois encore dénote avec son usuel calme détaché. Elle lui tend la main. Viens, je connais l'endroit parfait....

A peine Baphomet a-t-il saisi les doigts gracieux de son interlocutrice qu'ils sont aspirés par les ombres.
Durant une fraction de secondes, dans ce néant opaque et ténébreux, dépourvu de son et d'odeur, le contact de Chhaya est tout ce qui existe. Ils sorte d'une flaque noire projetée par l'ombre d'un très vieux buffet de cuisine. Ils sont dans celle du vieux Gaffney, au haras.
Y règne un parfum délicieux de fruits cuits dans leur sucre et de sablés aux beurres. Avec une gourmandise évidente, la démone se penche sur une tarte tatin tout juste sortie du four.

- Rien ne me contente plus qu'une tarte aux fruits faite maison et d'un peu de thé épicé, glousse-t-elle en regardant Baphomet en biais. Sors les assiettes, c'est l'heure du gouter. Nous pourrons plus amplement poursuivre cette discussion une fois attablés. décrète-t-elle.

J'hoche la tête, puis je me mets à réfléchir à la question.

"À partir de ma rencontre avec le "père de tout", je ne me souviens de rien. Donc... Oui, je l'ai rencontré, j'ai eu quelque chose avant lui, mais je suis bien incapable de te dire qui... ou quoi."

Cela ne répond pas DU TOUT à la question, ou plutôt si, oui, et oui. J'existais avant lui, mais c'est lui qui a fait de moi ce que j'étais. Pour le reste, j'ai été assez grand pour le provoquer moi-même. Je souris quand Chhaya me sert une analyse. Je la jauge, l'analyse, mais...

"...Non, ce n'est pas mon avis. Odin avait besoin de Pensée et de Mémoire. Cela voudrait dire que depuis que je n'ai plus mon frère, alors je ne suis plus apte à penser, à être versatile ? Pour ma part, je su... j'étais au service d'Odin, c'est sa mémoire que je servais avant tout. L'erreur, si tant est qu'une erreur aura été commise, est de ne pas avoir insisté pour rester auprès de mon maître. Asmodée est différent d'Odin, je l'ai toujours servi avec plaisir, mais..." je grimace, cherchant mes mots "...je m'inquiète pour lui."

Pour ce qui est de sa dernière question, je ne peux que baisser les yeux sur mes pompes, lui dire ce que j'ai sur le cœur. Elle comprend, naturellement, à quel point j'ai été laissé de côté toutes ces années, et que j'en pâtis actuellement. Cependant... je relève les yeux jusqu'à de nouveau rencontrer son regard, d'un air beaucoup plus déterminé. Non, les lamentations, c'est bel et bien fini.

"C'est exact. Il ne me reste plus qu'à le découvrir, ou à créer mon propre rôle."

Après tout, s'il y a bien une entité qui peut se passer de maître, et qui peut tout à fait faire du bon travail sans la menace d'une réprimande, c'est bien moi ! J'ai bien l'intention d'en jouer un, et de n'abandonner personne.

Peu après, nous parlons bouffe et je me rends compte d'à quel point Chhaya a été tenue à l'écart des gens, des humains... pour peu, j'en serais horrifié, mais j'entrevois aussi la possibilité de lui faire découvrir tout cela... quand le reste aura été fait, bien sûr, business first !

Donc... ce qu'elle qualifie de "vrai remontant" n'est pas de l'alcool ? Je suis... wow... Pour moi qui ne bois que très rarement, je suis ravi !

Oh, et on va essayer d'éviter de sourire au moment où elle tend la main. Bon, d'accord, elle a dit qu'elle n'aimait pas les contacts physiques, et je le prends comme mon petit privilège de la journée (ah oui, un autre !) que d'avoir eu l'accord de poser ma main dans celle de Chhaya. Peu importe sa puissance ou le rôle qu'elle ait pu avoir. Pour moi, elle est Chhaya, celle qu'on ne doit pas toucher sans un accord explicite.

ON ARRÊTE DE SOURIRE BÊTEMENT !

Elle nous a téléporté au haras et je sens les tensions de mes muscles s'apaiser immédiatement. C'est un peu comme si je vivais un moment hors du temps.

"Les tartes sont ton extase ? J'aimerais tellement dire la même chose et ne pas avoir l'air d'un pervers corrompu !" ...je parle de sexe, qu'on soit bien d'accord... "Je fais ça tout de suite !"

M'exécutant, je nous dresse une table comme il se doit. J'ai l'impression que cela me ramène à un souvenir que je n'ai jamais eu, cette odeur, cette ambiance... peut-être est-ce la mélancolie de quelqu'un d'autre que je ressens actuellement. C'est... agréable. Très agréable.

"Alors, je suis ravi que tu te contentes en ma compagnie. La prochaine fois, je te fais un chocolat chaud de ma préparation, tu m'en diras des nouvelles !"

J'aimerais beaucoup dire que je tiens la recette d'une des très nombreuses mémoires que j'ai absorbées et que je n'ai pas essayé la recette pleins de fois jusqu'à ce qu'elle soit parfaite juste par plaisir.

"Maintenant que je sais ce que tu manges, que fais-tu de tes journées ? Enfin à part traquer la mort des membres du peuple fae, je veux dire."

Les réponse de Baphomet ne cesse d'accroitre le mystère autour de lui. Pour l'heure, Chhaya repousse ses interrogations et son besoin d'élucidation. Elle a d'autres priorités : la première étant de retrouver ses marques et un semblant de réconfort après avoir failli disparaitre définitivement et subit une autre amère déception dans la progression de sa quête. Sans compte tous ces contacts très spontanés et soudains, non sollicités bien que finalement agréables, en un mot aussi déroutant que la personne même de Baphomet et ses origines troubles.

- Les tartes sont ton extase ?
- C'est un choix de mot des plus iconoclastes... s'étonne-t-elle. Est-ce une allusion à la bagatelle ?
- J'aimerais tellement dire la même chose et ne pas avoir l'air d'un pervers corrompu !
- C'est bel et bien une allusion à la bagatelle, affirme-t-elle avec un sérieux de pape à peine trahi par un léger coin de sourire. Pourquoi le sexe est-il une référence omniprésente de tes conversations ? Aurais-tu un manque quelconque à combler ?

Sa propre expérience rime avec violence, désespoir et répugnance. Sa courte vie maritale n'aura été qu'une longue humiliation ponctuée d'horreurs. Une fois morte, elle a emprunté une voie monastique en faisant vœux d'abstinence. Sa seule source de tendresse demeure son fils et, plus récemment, Björn. Rien de romantique ou de passionnel pour une femme dévouée à son sacerdoce.

-  Sors les assiettes, c'est l'heure du gouter. Nous pourrons plus amplement poursuivre cette discussion une fois attablés.
- Je fais ça tout de suite !

Chhaya sourit en le voyant s'appliquer à dresser le couvert, alors qu'elle fait bouillir de l'eau et sort d'une des ombres de sa manche un sachet contenant un mélange tout à fait personnel et plus épicé que l'habituel thé anglais.

- La prochaine fois, je te fais un chocolat chaud de ma préparation, tu m'en diras des nouvelles !
- Je n'ai jamais été très adepte de cacao. J'ai une préférence pour l'amertume du rooibos ou du café. Mais soit, je ne demande qu'à faire l'expérience de tes talents.

Bien vite les deux nouveaux compères se retrouvent devant une tasse fumante humant bon le gingembre et la cannelle, ainsi que de belles assiettes à dessert garnies de copieuses parts de tartes.

- Maintenant que je sais ce que tu manges, que fais-tu de tes journées ? Enfin à part traquer la mort des membres du peuple fae, je veux dire.
- Je vis auprès des Berserkers qui ont su me ménager une place parmi eux. J'observe et me renseigne sur cet autre monde avec lequel nous fusionnons. J'enquête sur la situation et les impacts d'Unseelie sur le Pandemonium. Il y a de moins en moins d'âmes qui transitent jusqu'au Bureau des Âmes. L'influence d'Unsselie les maintient actifs sur la dimension des vivants. J'essaie de comprendre la nature même de notre ennemie. Je suis arrivée à la conclusion suivante : Unseelie est l'infinie Vie -certain la nomme "Mère-Nature"- qui s'est corrompue. Cela explique que l'apparition de toute ces incongruités que sont les Priants, le Goliath, les papillons, etc... Des création déviantes. Et également le pic de natalité exponentiel que nous connaissons actuellement. Par domino, Vie/Unseelie attire le regard de ses frères et soeurs : Destin est déjà à l'œuvre, Rêve -sensé être décédé- s'est réincarné en petits morceaux que sont les Miraculeux, Leviathan -qui n'est autre que Délire- n'a jamais été aussi présente et agitée... Fatalement ce raisonnement m'amène à me demander où est Mort. Et... brusquement, nous faisons face à une épidémie de décès inexpliqués - de ces pauvres Vulpe et du gang des Heksens- comme si les âmes s'étaient volatilisées des corps.

La démone fixe longuement Baphomet.

- Qu'en déduis-tu... ?

Iconoclaste ? Extase ? Ou tarte ? J'en reste un peu perplexe devant cette affirmation. Cependant, quand le mot "bagatelle" arrive, je ne peux m'empêcher d'avoir un rire. Ah oui, elle revient de très loin quand même.

"Alors déjà, ce n'est pas 'omniprésent'. Et... oui, j'ai effectivement un grave manque à combler. Cependant, je n'ai pas l'intention d'entrer en contact physique avec toi sans ton aimable autorisation. Ce ne sont que des mots, et s'ils te dérangent d'une quelconque manière, tu n'as qu'à me le dire. Tu sais qu'avec moi, je ne pourrais pas user de l'excuse du 'oups, désolé, j'avais oublié'."

Je sais très bien qu'elle n'a rien à craindre de moi, mais j'ai envie qu'elle passe un bon moment sans se demander si je ne vais pas encore faire de maladresse. Si j'ai très clairement un problème d'addiction avec les relations physiques, elle en a un aussi. Je me demande quelle a été son expérience pour en arriver là.

"Je te le ferai amer, alors. Je te remercie de ta confiance."

Quelque chose en elle me calme étrangement et je dois admettre que j'adore me perdre dans ses yeux noirs à l'étrange lumière. Elle au milieu des Berserkers ? Je demande à voir. Cela a dû être très amusant parce que leurs coutumes sont tout de même assez spéciales. Bon, réveille-toi, Baphy ! La madame t'a posé une question !

"Des... Naissances ?" Je pense à mon neveu, ainsi qu'à Riley. Putain, oui ! Tout le monde y va de sa petite ponte en ce moment. "Et oui, j'ai vu les morts inexpliquées, sans la moindre trace d'âme, comme s'ils avaient toujours été des corps sans vie."

Ce que j'en déduis ? Je dois admettre que je n'ai pas l'habitude qu'on me demande d'avoir une réflexion construite. Un peu mal à l'aise, je change de position sur ma chaise et repousse un peu mon assiette. Bon, ce que j'en déduis ? Excellente question...

"Unseelie, Vie, donc, est en train d'accentuer un déséquilibre qui a été provoqué par Mort à l'origine, volontairement ou non, et que nous, les démons, avons... su endiguer jusqu'à maintenant. Le pourquoi du comment m'échappe un peu. Parfois, je me dis que c'est simplement une fusion de nos deux mondes qui provoquent tout ça, et..." Non, ce n'est pas réellement ce que je pense. "Ce que je vais te dire va te paraître sans doute un peu étrange, mais tu as déjà pensé à l'idée que Mort est simplement partie en faerie et est en train d'en revenir sous une autre forme ? Ou peut-être sont-elles parties toutes les deux, avec Vie, et ne sont pas revenues au même moment. Je pense que des infinis comme Vie et Mort ne peuvent pas vivre l'une sans l'autre et que c'est quand même arrivé. Est-ce que l'une d'entre elle est 'morte' et a été forcée de 'revivre' ? Ou peut-être que ces deux entités sont incarnées dans deux êtres vivants qui n'ont absolument aucune idée de qui ou de ce qu'ils sont et ils étendent tranquillement leur influence de manière incontrôlée et inconsciente."

J'inspire tranquillement, ne me sentant nullement jugé par ma nullité propre.

"Oui, c'est cela. Je pense que les Infinis Vie et Mort, et peut-être d'autres, sont des gens comme toi ou moi, ou des mortels, ou non. Après tout, Leviathan en est bien un exemple concret." même si le concret n'est pas dans ses attributions.

Mais c'est fou. Puis, je regarde mes avants-bras posés sur la table. Je me dis qu'il n'y a aucun secrets, que tout s'est toujours passé ainsi, de manière cyclique.

"Rien ne se crée, tout se transforme. C'est comme dans la nature, au moindre déséquilibre, elle réagit, parfois de manière violente, pour combler et reformer l'équilibre."

- Alors déjà, ce n'est pas 'omniprésent'.
- Oh, vraiment, ponctue Chhaya avec une pointe d'amusement. Si nous organisions le jeu de la jarre pour chaque sous-entendus libidineux de ta part, nous serions donc déçus...
- Et... oui, j'ai effectivement un grave manque à combler.
La démone pause sur le Corbeau un regard pénétrant.
- Cependant, je n'ai pas l'intention d'entrer en contact physique avec toi sans ton aimable autorisation.
- Tu l'as pourtant fait plus qu'aucun homme ne l'a jamais fait, outre mon fils et mon meilleur ami.
- Ce ne sont que des mots, et s'ils te dérangent d'une quelconque manière, tu n'as qu'à me le dire. Tu sais qu'avec moi, je ne pourrais pas user de l'excuse du 'oups, désolé, j'avais oublié'."
- Je ne compte pas t'empêcher de t'exprimer. Battement de de cils appuyé. Je suis simplement surprise qu'on associe le moindre désir à ma personne.

La conversation retrouve son sérieux une fois les deux démons attablés. Comme à son habitude, Chhaya écoute sans interrompre son interlocuteur. Néanmoins, à mesure que Baphomet déroule sa pensée, ses prunelles sombres pétillent et les coins de ses lèvres rebiquent subtilement.

- Tu es plus doué pour les conversations sérieuses que tu ne sembles le croire, fait-elle avec douceur. Mes hypothèses rejoignent les tiennes sur certains point. Je crois en effet que Vie et Mort sont étroitement liées et que la corruption de l'une a un effet sur l'autre. Je pense également que les Infinis ont brisé leur silence ancestrale pour s'investir de nouveau suite à la dégénérescence de Vie en Unseelie. Rêve essaie de revenir en se scindant en plusieurs incarnations concrètes, humaine, et paradoxalement "finies" : Kaelig Taur est Regret, Elehiel Thatcher est Espoir, Ohanzee Figtree est Foi et la jeune Beitris Quiry est Imagination. Des humains, des sorciers et des psychopompes, tous mortels. D'ailleurs ces deux derniers semblent être les rejetons directs d'accouplements de véritables Infinis : Destin pour Ohanzee et Délire, alias Leviathan, pour Beitris. La mère d'Ohanzee était une amérindienne mais j'ignore qui est ou était le père de Beitris... fait la Gardienne des Fosses, songeuse.

Elle avala une bouchée de tarte gracieusement et tapote sur sa lèvre inférieure avec le ventre de sa cuillère.

- Je pensais Mort en Faërie, mais je me suis trompée. J'ignore où elle a disparu tout ce temps, mais je la crois désormais bel et bien ici, prisonnière et amnésique du corps d'un jeune zombie du nom de @cadavre-chan. Chhaya lève les yeux au ciel. Ce n'est pas moi qui ait prénommé cette pauvre chose ainsi, mais ses parents adoptifs : une chiqq du nom de Klaudia et un malsheemien du nom de Gontrand, que tu connais peut-être... Quoi qu'il en soit ce zombie présente une réelle anomalie par rapport à ses congénères : il a perdu la mémoire, il semble découvrir le monde comme un nouveau-né, son corps ne se décrépit plus et il ne montre aucun signe de dégradation mentale. On est donc loin d'un cas de possession par une âme errante. D'ailleurs, son âme m'est inaccessible ce qui m'est proprement aussi anormal que toi n'ayant aucune mémoire. Et, fin du fin, en sa présence, je n'arrive pas à me détacher de ce sentiment de familiarité qui me chatouille l'échine... Pour l'heure mes tentatives de contact sont restées infructueuses, mais si mon hypothèse est juste sa présence a entrainé les évènements tragiques du Lubdan's Cemetery et du QG Heksen. Il sort soudain du Brouillard et surviennent ces décès en masse. Etrange coïncidence, n'est-ce pas ?

Elle soupire.

- Cependant, pour l'heure, je ne peux courir plusieurs lièvres à la fois. Il me faut... Il nous faut, corrige-t-elle, agir tant que le Pandémonium est affaibli et malléable, c'est à dire tant qu'Unseelie bouleverse la dimension des Vivants et que Mort est amnésique. Puisque tu as longtemps observé le paysage démoniaque, j'imagine que tu t'es fait une idée précise de qui pourrait souscrire à notre volonté de réforme et qui s'y opposerait, hormis ton frère, s'entend.

Chhaya laisse courir un silence. De nouveau, elle plonge son regard intensément noir dans celui de Baphomet.

- Asmodée désire le tuer et je souscris pleinement à cette idée. Je ne souhaite pas m'embarrasser de réfractaire et de volontés tièdes. J'espère que cela ne te gêne en rien ?

Il y a quelque chose que j'adore : bavarder avec quelqu'un qui ne me ressemble en rien. Chhaya est compétente, intelligente, méthodique, et à côté d'elle, j'ai l'air d'un pigeon unijambiste qui se bagarre pour un bout de pain. Cette idée m'amuse beaucoup.

"Non, nous ne serons pas déçus, c'est juste que c'est pas tout le temps tout le temps, quoi."

Elle me regarde comme si elle souhaitait sonder mon âme. Je n'ai rien à cacher, je t'en prie, sonde aussi profond que tu veux !

Mets un petit sou dans la jarre

OK, cette fois, c'est moi qui suis surpris. Une femme aussi sensuelle qu'elle n'aurait pas le moindre désir ? Wow... Attendez, il faut que je me remette du gâchis que cela représente. Voilà.

Donc dans un coin du ring, nous avons Baphomet, démon libidineux (à mi-temps !) qui n'a rien fait depuis des mois et que ça commence à démanger sacrément pour qui le désir, c'est sacré tant et si bien qu'il a relevé son métier au rang d'art. De l'autre côté, il y a la charmante Chhaya qui ne touche les gens que du bout de sa dague... et ouais, même ça, c'est super sexy.

Remets un petit sou dans la jarre

"Je pense qu'il n'y a que toi pour être surprise."

On était déjà parti du principe que j'avais un grave manque à combler ! On ne peut plus m'attaquer sur ce point précis ! Mais bon, il faut avouer qu'elle est bourrée de charme. Cependant, si elle est asexuelle, ce n'est pas moi qui vais la juger sur cette donnée, je serais sans doute le plus mal placé. Cependant, je pourrais peut-être... Non... Plus tard !

Mon cerveau se retrouve accaparé en analyses et en déductions. Quand mon attention se retrouve sur elle, elle me... sourit... mais pas un sourire qui me communique une quelconque sympathie, plus un sourire pour elle-même, tourné vers l'intérieur, inner smile à 100%. Cela lui va très bien, pour peu, j'en serais presque fier de moi.

Je note scrupuleusement la longue liste des infinis devenus finis. Quand le nom de Beitris apparaît dans la liste, je ne peux pas m'empêcher de ressentir une fierté immense. J'ai hâte de la retrouver, cette petite. Puis... je pique un fard quand Chhaya parle de son père.

"C'est important, de savoir qui est son papa ?"

Pour ma part, j'ai passé outre le fait d'un jour découvrir si j'étais son père biologique ou non. Ce n'est pas de Levy que j'aurai la réponse exacte, c'est probable, mais ce n'est "que" probable. Toujours est-il que je préfère avoir la miss que je souhaite considérer comme ma fille quoi qu'il arrive, avec moi, que d'avoir juste donné 50% du matériel génétique de base.

Je laisse Chhaya continuer le déroulement de ses pensées. Je pouffe au nom de Cadavre-Chan et j'y reconnais là un petit surnom très affectueux. Tant mieux pour lui. J'hoche la tête, je connais effectivement le sympathique et étrange Gontrand que j'ai toujours apprécié.

"Tu voudras que je jette un œil à la mémoire de ce Cadavre-Chan ? Je comprends tout à fait tes déductions, je pense qu'en de pareilles circonstances, j'aurais fait les mêmes."

Oui, il nous faut agir. J'ai rarement été aussi déterminé, et j'ai rarement été aussi bien accompagné d'ailleurs.

"Mes pairs ne me portent pas toujours dans leur cœur, mais oui. On va laisser de côté nos vieilles rancœurs. S'il faut que j'approche un ou deux de mes anciens collègues, je peux le faire sans aucun souci."

En plein au milieu d'une tasse de thé bien chaude et particulièrement finement épicée, je m'étouffe.

Bélial ?

Attends.

Pouce !

Asmodée veut tuer Bélial ? Mais... Depuis quand ? Pourquoi ? C'est plus son chouchou ? Il l'a déçu à ce point ? Et moi, est-ce que ma mort a été envisagée ?

"Si, ça me gêne beaucoup." Je pose ma tasse de thé. "J'aimerais le tuer moi-même."

Pas forcément de mes mains, mais au moins provoquer sa perte, lui sucer toute la mémoire qu'il a pour n'en rien perdre, et le finir.

Un terrible instant, je me demande si je n'éprouverai pas du regret, mais je suis unanime : sa perte sera une véritable libération.

"Pourquoi tu n'aimes pas le nom de démons ? C'est curieux, tu ne l'as pas beaucoup utilisé alors que nous parlons d'eux depuis tout à l'heure."

Je reprends ma tasse.

"Comment cela se passe, quand les entités prennent conscience de ce qu'elles sont ? Est-ce qu'elles l'ont toujours plus ou moins su ? Il est super bon, ton thé !"

- C'est important, de savoir qui est son papa ?
- Pas foncièrement, mais c'est toujours intéressant. C'est rarement insignifiant comme information. Néanmoins, pour l'heure c'est du domaine du détail, répond Chhaya en haussant un sourcil face à la brusque inflammation de ses joues.

Leviathan est toujours difficile à suivre et ses choix sont dépourvus de logique. Elle n'est pas Délire pour rien. Cependant, la Gardienne des Fosses doute que l'Infini s'en remette complètement au hasard. Elle est attirée par ses paires : n'est-ce pas pour cette raison qu'elle s'est attachée si bizarrement à Kaelig ?

La conversation rebondit et Chhaya évoque le mystérieux Cadavre-Chan ainsi que ses présomptions sur sa véritable identité.

- Tu voudras que je jette un œil à la mémoire de ce Cadavre-Chan ? Je comprends tout à fait tes déductions, je pense qu'en de pareilles circonstances, j'aurais fait les mêmes.
- C'est une idée !

Elle se ravise cependant, expliquant qu'elle a des priorités plus urgentes comme la reconquête littérale de Pandémonium.

- Si, ça me gêne beaucoup. J'aimerais le tuer moi-même.
- Si ça n'est que cela, répond-elle avec une nonchalance féline, vous n'aurez qu'à vous attelez à cette tâche ensemble. Avec un peu de chance cela retissera les liens entre vous, ajoute-t-elle avec une pointe d'humour. Nous pensions l'isoler en l'attirant dans cette dimension où il est bien moins puissant. Les appâts ne manquent pas : il y a toi pour commencer, son fils et ses petits enfants...
- Pourquoi tu n'aimes pas le nom de démons ? C'est curieux, tu ne l'as pas beaucoup utilisé alors que nous parlons d'eux depuis tout à l'heure.
- Pourquoi dire "eux" alors que tu pourrais dire "nous" ? rétorque-t-elle du tac au tac. Nous ne sommes pas des démons. Le terme "démon" est un abus de langage qui date de la Grèce antique qui a été galvaudé par le manichéisme stupide des religions monothéistes. "Daímôn" signifie  "puissance divine" mais même là ça n'était pas exact. Nous sommes des psychopompes, des entités dont la fonction première est de guider les morts dans l'Après-Vie.
- Comment cela se passe, quand les entités prennent conscience de ce qu'elles sont ?
- Les Infinis, tu veux dire ? Je n'en ai pas la moindre idée, ne faisant pas partie de ces "élus", déclare-t-elle avec une pointe d'amertume.
- Est-ce qu'elles l'ont toujours plus ou moins su ?
- Les Infinis originels, j'imagine que oui. Ils forment une sorte de famille dysfonctionnelle dont le père est Temps et la mère est Nuit. Pour les plus récentes et plus jeunes, j'en doute. La plupart des "Miraculeux" n'ont découvert leur "Infinitude" que lorsque le fameux Miracle s'est produit. Seule la petite Quiry avait l'air déjà éveillée à sa nature.
- Il est super bon, ton thé !

L'assertion la prend de cours et elle glousse brusquement de plaisir, celui d'être complimentée.

- C'est une recette maison ! Je suis ravie que cela te plaise. J'ai tenté d'initier Björn à la subtilité du thé, mais il continue de considérer qu'il ne s'agit que de gazon bouilli... Long soupir tragique. Pourquoi cette question... Tu veux savoir si en tant que "Mémoire" tu pourrais être un Infini qui s'ignore ? demande-t-elle sur un ton mi-figue, mi-raisin, sourire en coin à l'appui.

Un détail ? Ouais, un détail ! C'est bien un détail. Je suis un détail. J'adore être un détail ! Bon, je vais devoir farfouiller dans une mémoire de cadavre. C'est intéressant, je n'ai jamais encore été voir dans la mémoire d'un zombie, peut-être que leur structure est différente des gens vivants.

"Avec un peu de chance..." Oh non, la chance n'entre en rien là dedans. Je m'inquiète pour Asmodée, cela ne change pas. Mais qu'il veuille tuer mon frère, j'avoue que j'en tombe des nues. Autant dire qu'il est devenu une priorité à rencontrer pour le moment. Une super méga priorité. "...Vous voulez faire de son fils un appât ? J'aimerais beaucoup qu'il ne soit pas pris dans l'équation, si possible."

On va essayer de ne pas trop jouer les sentimentaux, hein ?

"C'est mon frère, il me sera très facile de l'avoir. Il n'a pas l'habitude de cette dimension, contrairement à moi..."

Oh bordel, il va falloir que je dise à Sam ce qui va se passer pour son père. LA question est de savoir si je le lui dis avant ou après. À son explication, j'hoche la tête. Il s'agit donc d'une explication purement linguistique. C'est amusant. Je pensais que c'était à cause de la connotation péjorative.

Tiens... Elle aussi aurait bien aimé faire partie de la famille ? Cela me fait avoir un sourire en coin.

Ouais, c'ma fifille, ça !

"Tant pis pour lui ! Ça m'en fait plus pour moi !" J'aime tellement découvrir de nouvelles choses. Elle a l'air très proche de Björn, cela fait plusieurs fois qu'elle le mentionne. Je me demande si leur relation est juste amicale ou s'il y a quelque chose d'autre.

"Mémoire, Désir... ou Jemenfoutisme. Oui, je dois admettre que l'idée est particulièrement savoureuse, presque autant que ton thé."

Savoureuse, et risible, j'en conviens. Mais cela m'intrigue beaucoup plus que je ne veux bien me l'avouer. Si seulement j'avais un moyen de savoir et de passer à autre chose, ce serait parfait.

"Une fois qu'on aura réuni notre petite troupe prête à tout changer, on commencera par s'occuper d'Unseelie, de mettre les choses à plat avec nos nouveaux copains de la Faerie, et il ne nous restera plus qu'à réaménager nos enfers, c'est ça ?"

Oui, cela a l'air très simple dit comme cela ! Mais j'ai la sensation qu'on commence par le plus délicat et qu'en suite, ce ne sera que du bonheur.

-...Vous voulez faire de son fils un appât ? J'aimerais beaucoup qu'il ne soit pas pris dans l'équation, si possible. C'est mon frère, il me sera très facile de l'avoir. Il n'a pas l'habitude de cette dimension, contrairement à moi...

Le visage de Chhaya exprime un soulagement certain.

- J'espérais que tu me dises cela. A vrai dire, je répugne à impliquer un fils doublé d'un jeune père et son innocente progéniture. Les cambions ne devraient nullement exister mais un enfant n'a pas choisi de naitre, aussi je ne tiens pas à accabler Samaël plus qu'il ne l'est déjà. Tu seras donc notre appât.

Ce point réglé, les deux psychopompes dérivent sur des questionnements plus larges, sur la nature des Infinis, sur leur éveil, sur le gout du thé... Cette conversation oscillant entre grand sujet philosophique et trivialité apaise la Gardienne des Fosses qui semble trouver en Baphomet un interlocuteur des plus agréables. Elle n'irait pas jusqu'à dire quelle se sent aussi en confiance qu'auprès de Björn ou Jin, le père de @Leah Meng, mais presque.

- Mémoire, Dési ... ou Jemenfoutisme. Chhaya dissimule son sourire derrière sa tasse. Oui, je dois admettre que l'idée est particulièrement savoureuse, presque autant que ton thé.
- Il ne faut jamais abuser de la flatterie, le gourmande-t-elle avec une expression charmante qui semble pourtant démentir cette règle.
- Une fois qu'on aura réuni notre petite troupe prête à tout changer, on commencera par s'occuper d'Unseelie, de mettre les choses à plat avec nos nouveaux copains de la Faerie, et il ne nous restera plus qu'à réaménager nos enfers, c'est ça ?
- En vérité, les choses vont se jouer plus ou moins dans la même intervalle. Je suppose que tu connais Octavia Tiberia, Marquise des Infanticides. Elle doit bientôt rentrer rendre compte à sa Princesse et par là même tenter de la convaincre de s'allier à nous. A ce moment là, je l'accompagnerais et il y aura fort à parier qu'Asmodée sera également du voyage. Et toi, si tu y consens. Si notre timing est bon, nous aurons déjà réglé le compte de ton frère et il ne restera qu'Astaroth à défaire. Nous détruirons les Royaumes et changerons alors la balance des pouvoirs au Pandemonium. Il est presque certain que durant ce laps de temps, l'offensive sur Unseelie aura été lancée. Avec un peu de chance, nous parviendrons à prendre le train en marche, au moins pour protéger l'arrière garde. Car, vois-tu, je n'ai aucune confiance en cette impératrice Titania et sa volonté de secourir les humains sans rétribution. Elle a conquis tous les autres peuples de Faërie à la force du poignet, leur a imposé de rallier sa bannière et de se qualifier de "faë", délaissant la diversité des peuples sidhes, et elle n'a pas hésité à annihiler ses opposants, purement et simplement. Il y a fort à parier que les forces humaines lancées à l'assaut de Tir Nà Nog, elle tentera de nous prendre à revers pour régner sur nos deux mondes fusionnés...

Chhaya repose sa tasse à côté de son assiette vide.

- Voilà plus ou moins le plan. Il te convient ? Elle sourit doucement et ajoute après un temps, avec une curiosité presque enfantine. Tu.. Tu ne mas pas expliqué, ce que signifie le mot "weed". Est-ce une sorte de nourriture ?

Les cambions ne devraient pas exister... Là-dessus, cocotte, on est deux à être bieeeen d'accord. Je m'incline.

"Avec grand plaisir, très chère."

L'appât, le juge, le bourreau... Mouhahaha !

En tout cas, je lève un doigt professoral.

"Non, je suis d'accord, mais je n'en abuse pas. Je dis toujours ce que je pense. Cela m'a pas souvent été bénéfique, mais au moins, je suis en paix avec moi-même."

Je pose la question de "la suite" et je suis surpris de constater que la mort de mon frère est imminente et semble être la toute première partie du plan. Et au cas où si quelqu'un se pose la question... non, toujours pas la moindre once de regret, ou d'appréhension. Juste une joie immense d'enfin pouvoir passer à autre chose et de ne plus être sans arrêt comparé à ce... cette personne à l'intelligence discrète.

"Oui, je la connais. Je serais ravi de faire partie du voyage." Cela me donnera l'occasion de voir comment va Asmodée. Astaroth est aussi sur la liste, puis quelques travaux de rénovation... et nous prendrons le bus en marche pour ce qui est de la faerie. "C'est étonnant le nombre de "Faes" qui n'aiment pas qu'on les qualifie comme tel et qui se joignent aux hommes pour l'affrontement à venir. Je sais que nous avons déjà deux alliés très puissants."

J'hoche la tête.

"Il est impeccable. Juste à voir les détails, mais je pense que ça se fera à mesure."

On va éviter de se re-étouffer dans une tasse de thé, mais c'était vraiment pas loin.

"Alors la weed, c'est un mot anglais pour dire "herbe", mais ce qu'on désigne ainsi est généralement une partie de la plante de cannabis, les feuilles, ou plus rarement l'écorce. Leur consommation peut détendre, rendre euphorique, et permet d'avoir quelques perturbations dans le traitement de la mémoire immédiate. C'est pour cela que j'en consomme très régulièrement. Cela m'évite d'avoir à me souvenir du nombre de pas que j'ai fait depuis que je suis arrivé ici, de l'odeur de chaque personne, du nombre de battements de cœur que j'ai eu depuis que je me suis éveillé, de la texture exacte de mes vêtements."

Et pour finir de répondre à la question...

"C'est pas toujours très légal, et ça donne faim. Tu n'en as vraiment jamais pris ?"

Je me demande quels en seraient les effets sur une femme comme Chhaya. Peut-être qu'elle dirait à tout le monde qu'elle les aime, peut-être qu'elle se mettrait à rire à la moindre de mes blagues pas drôles, ou peut-être qu'elle plongerait dans une étrange paranoïa.

- C'est étonnant le nombre de "Faes" qui n'aiment pas qu'on les qualifie comme tel et qui se joignent aux hommes pour l'affrontement à venir.
- Je les trouve plutôt frileux pour ma part. Mais on le serait à moins sous la pression d'une dictature. Quoi qu'il en soit, nous sommes officiellement alliés avec Titania et celle-ci doit nous prêter main forte avec son armée, le jour de l'assaut.
- Je sais que nous avons déjà deux alliés très puissants.
- Officiellement en opposition avec l'impératrice et toujours en vie ? ironise Chhaya. Je ne vois que le dragon qui vit désormais à la caserne militaire... Je doute que la fameuse Urgèle s'oppose frontalement à sa soeur. Et, bien qu'Obéron soit bienveillant et ouvert à nos doléances, il n'a que peu de marge de manœuvre.

Finalement, leurs points de vue d'équerre sur la marche à suivre, les deux démons poursuive la discussion sur des sujets plus triviaux.

- Alors la weed, c'est un mot anglais pour dire "herbe", mais ce qu'on désigne ainsi est généralement une partie de la plante de cannabis, les feuilles, ou plus rarement l'écorce.
- C'est donc un simple ? Une sorte d'éléctuaire ?
- Leur consommation peut détendre, rendre euphorique, et permet d'avoir quelques perturbations dans le traitement de la mémoire immédiate. C'est pour cela que j'en consomme très régulièrement. Cela m'évite d'avoir à me souvenir du nombre de pas que j'ai fait depuis que je suis arrivé ici, de l'odeur de chaque personne, du nombre de battements de cœur que j'ai eu depuis que je me suis éveillé, de la texture exacte de mes vêtements.
- Oh... laisse-t-elle échapper, les lèvres arrondies par la surprise. C'est davantage un stupéfiant alors ! A mon époque on faisait usage de "feuille-rêve", une sorte d'opiacée permettant des transes hallucinatoires pour nos hommes pieux. Mais je n'ai jamais su à base de quelle plante elle était constituée et elle a disparu depuis. Du reste la consommation était proscrite pour les femmes. Aux hommes la charge de développer le champ de leur esprit, aux femmes celle, bien plus concrète, de procréer.

Et elle avait échoué à être une femme selon les critères de son peuple.

- Je suis navrée que tu sois obligé de te droguer pour avoir une vie plus supportable. Il doit bien exister d'autres alternatives qui n'affectent pas ta cervelle à long terme... Y as-tu jamais songé ? J'imagine que oui, en plusieurs centaines d'année... Pour ma part, je me méfie de tout ce qui pourrait altérer mon intégrité mentale. J'ai eu la faiblesse de boire de l'alcool pour la première fois lors d'une veillée organisée par les bersekers. Harald, leur brasseur a voulu m'initié à la subtilité de l'hydromel. C'est délicieux et... profondément traitre. Björn a du me surveiller comme le lait sur le feu afin que je ne sacrifie par ma dignité outre-mesure sur l'autel de l'ivresse.

Elle glousse comme une adolescente, ce qui est surprenant venant d'une entité millénaire.

- Je ne devrais peut-être pas te révéler ce genre de détails, je risque de perdre un peu en crédibilité et en superbe...

"Le dragon... Et c'est tout selon toi ? Moi, je vois aussi le phœnix qui l'accompagne et qui s'est rangé du côté des hommes, sa sirène qui semble suivre son compagnon aviaire plus ou moins partout, ou peut-être est-ce le contraire. Sirène qui a l'air d'être très respectée parmi ses sœurs... Sœurs sirènes qui sont plus ou moins potes avec les poneys de l'eau... Et une de leur éminente représentante actuelle est une copine à moi ! Enfin... Elle m'a vue, cornes et âme, et elle n'a pas fui. En plus, elle a joué un peu avec ma queue.

Pour moi, ça fait un p'tit paquet de monde quand même. Ouais, OK, avoir un dragon dans son clan, c'est assez sympa, mais il ne faut pas oublier tout le reste. Tout en pensant cela, je tripote machinalement le pendentif dont la sirène-baleine qu'on a sauvé m'a fait cadeau pour que je puisse l'appeler en cas de problème.

Par la suite notre conversation dérive sur la weed et je m'amuse moi-même à en communiquer les effets à cheffe des bourreaux. Bordel, si un jour on m'avait dit que je serais attablé avec elle-même en personne à manger de la tarte et à boire le thé, j'aurais dit "je sais pas ce que tu prends, mais j'en veux !"

"Ah merde ! C'est réellement ça que voyaient les hommes dans ton clan ? Une femme est un ventre ? Enfin... même pas ! Un utérus ! Au nom de tous les mâles, je te présente mes humbles excuses ! De plus, si un jour, tu veux essayer, je veux être là pour t'instruire !"

D'autant plus qu'à toutes les époques, les femmes ont été largement capables d'égaler, voire de surpasser leurs comparses masculins dans le domaine de l'esprit.

"Non, je n'ai pas trouvé. J'ai essayé beaucoup de choses : m'effacer l'esprit à mesure, essayer d'être déconcentré, faire appel à des nettoyeurs, mais rien n'y a fait. Parfois, j'oublie des choses, et c'est très TRES rarement une bonne nouvelle. Du coup, je reste à ce qui marche. De plus, je pense que si ma cervelle avait dû en être affecté, je le saurais depuis le temps."

Toujours est-il que j'écoute sa mésaventure avec l'alcool. Voilà pourquoi je n'en prends pas d'alcool, ça, c'est un poison plus puissant pour le cerveau. Je souris derrière ma tasse. Encore ce Björn ?

"Je vais finir par croire que tu es amoureuse de lui."

J'hausse une épaule, machinalement.

"Si je peux être sincère, je te préfère ici et maintenant, à manger une part de tarte avec moi, à me parler de tes expériences avec le monde des humains. On ne battit aucun lien avec une personne qui n'a aucune faille, il n'y a rien ce à quoi se raccrocher. Enfin, c'est du moins mon avis. Je te préfère toi, telle que tu es, que toi, telle que tu as envie qu'on te perçoive."

Je bois une gorgée, m'éclaircis la voix, et dit sur un ton plus assuré.

"D'autant que si tu veux jouer au concours de qui est-ce qui a fait le plus de conneries, tu as devant toi un adversaire assez indétrônable."

- Je n'ai pas eu l'occasion de croiser ce phénix ni sa compagne. Le fameux dragon est en tous cas, surtout entouré d'humains de ce que j'ai pu constater. Quand à la kelpie, je crois savoir de qui nous parlons : c'est une métisse humaine qui s'est portée volontaire pour faire le pont entre faes et humains, répond-elle poliment.

Doit-elle préciser que les kelpies et les sirènes ne s'entendent pas entre elles ? Ou que la reine des sirènes est réputée pour être une partisane farouche de l'impératrice Titania ? Chhaya n'ose pas le contredire dans son bel enthousiasme. Elle vérifiera ses dires au besoin.

- Ah merde ! C'est réellement ça que voyaient les hommes dans ton clan ? Une femme est un ventre ? Enfin... même pas ! Un utérus !
- Le patriarcat ne date pas d'hier et s'enracine dans une peur irrationnelle des hommes envers les femmes. Mon mari m'a sous-estimée et il l'a payé de sa vie, déclare-t-elle le visage dur.
- Au nom de tous les mâles, je te présente mes humbles excuses !

L'expression de la Gardienne des Fosses s'adoucit. Elle hoche la tête en signe de remerciements.

- Je t'en suis gré, Baphomet.
- De plus, si un jour, tu veux essayer, je veux être là pour t'instruire !
- A quel propos ? La fameuse "weed" ? Chhaya mordille la pulpe de sa lèvre inférieure pour s'interdire de pouffer comme une jouvencelle. Pardonne-moi, mais je pense passer mon tour.

Elle explique son sentiment sur la question et l'illustre même d'une anecdote récente. La réplique du démon la prend tellement de court qu'elle le regarde avec des yeux ronds.

- Je vais finir par croire que tu es amoureuse de lui.
- De Björn ?!

La démone éclate d'un rire franc et solaire, d'aucun dirait même généreux. Tout son être s'anime d'un pétillement juvénile, inattendu.

- Quelle drôle d'idée ! affirme-t-elle, amusée par la perspective. Il m'est infiniment précieux et je l'aime de tout mon coeur, c'est vrai : mais comme le meilleur ami que cette éternité ait pu m'offrir. Il n'est nul question de désir ou de passion entre nous. Il est à la fois mon frère, mon compagnon de route, ma conscience même parfois, peut-être un autre fils aussi... C'est une âme soeur à mes yeux, qui me comprend mieux que quiconque et qui a su gagner ma pleine confiance. L'inverse est sans doute tout aussi vrai.... C'est l'homme que je respecte le plus au monde, je pense.

Il y a une tendresse sincère dans sa gestuelle et la manière dont les inflexions de sa voix enrobent chaque phrases.

- Je ne suis jamais tombée amoureuse. J'ai cru, une fois. J'en suis encore dépitée. Comme je te l'ai déjà exprimé : je ne suscite pas ce genre d'émois chez les autres. On ne tombe pas amoureux de Kali et encore moins de Chhaya. On ne désire pas ces femmes là.

Ces derniers mots sont teintés d'une certaine mélancolie résignée. Elle semble avoir fait le deuil de cette possibilité. Après tout, elle a pu déjà être mère malgré son infertilité, c'est déjà mieux que ce qu'elle aurait pu espérer pour elle-même.

- Si je peux être sincère, je te préfère ici et maintenant, à manger une part de tarte avec moi, à me parler de tes expériences avec le monde des humains. On ne battit aucun lien avec une personne qui n'a aucune faille, il n'y a rien ce à quoi se raccrocher. Enfin, c'est du moins mon avis.
- Tu as raison. C'est difficile, cependant, d'apprendre à retrouver ma part d'humanité. Jusqu'à peu, encore, cette apparence humaine m'était désagréable car... inhabituelle. J'ai vécu si longtemps sous ma forme démoniaque que je ne me souvenais plus de mon propre visage. Kali, c'est aussi une facette de ce que je suis, quoi qu'on en dise.
- Je te préfère toi, telle que tu es, que toi, telle que tu as envie qu'on te perçoive. D'autant que si tu veux jouer au concours de qui est-ce qui a fait le plus de conneries, tu as devant toi un adversaire assez indétrônable.

Chhaya se prend à rougir et ses doigts chassent compulsivement les miettes dans son assiette. Elle fixe les malheureux reliquat de tarte qui tentent encore de lui échapper. Tout est bon à prendre pour conserver un peu de dignité.

- Tu es gentil, Baphomet. Vraiment très gentil. Elle sourit. Je te crois sur parole. Ma vie humaine fût courte et dépourvue d'expériences. Ma vie psychopompe s'est dévouée à ma charge tel un sacerdoce. Pour ainsi dire, aucune de mes vies ne m'a réellement appartenu. Je n'ai donc guerre vécu de choses et encore moins qui soient qualifiables de "conneries".

"Tu devrais, il est super sympa !" Enfin, serviable, en tout cas. "Il y a des rumeurs qui disent qu'il n'a pas éclos ici et maintenant par hasard. Autant qu'il soit dans notre camp. Il a déjà plusieurs mois d'existence, c'est déjà une belle bête."

Bon, assez parlé du piaf, ou des poiscailles !

"Tu as tué ton mari ? Trop cool !"

Héééé voilà ! NE JAMAIS SOUS-ESTIMER UNE FEMME ! En aucun cas, sous aucun prétexte, jamais jamais. On finit toujours tous par le payer, soit par le sang, soit par la culpabilité, soit par l'abandon. Parfois les trois. Je n'ai pas cette stupidité, fort heureusement. Si j'avais été son mari, je images censurées, mais dans le respect de la gent féminine et du seigneur, promit ! l'aurais respectée tous les jours, et surtout toutes les nuits.

La voilà qui se marre à ma petite devinette de Björn. Si elle pense qu'elle m'a convaincue avec sa tirade, elle peut se fourrer le doigt dans l'œil. Ouais, elle l'aime, sans passion, sans désir. Bien sûr ! Et moi, je suis le Pape ! N'empêche qu'avec un Pape comme moi, la vie cléricale serait beaucoup plus drôle. OK, elle m'a eue avec "fils", j'ai des images incestueuses maintenant. Et c'est son âme-sœur, et c'est l'homme qu'elle respecte le plus au monde.

Ajoute directement un billet dans la jarre

À sa phrase d'après, c'est à mon tour d'éclater de rire. Puis je m'étouffe.

"Oh putain, t'es sérieuse."

Je... ne vois pas en quoi "ces femmes-là" seraient indésirables. Même moi et mon cerveau qui a l'air d'être particulièrement... tolérant -pour prendre un terme classe-, nous sommes d'avis qu'elle se trompe lourdement. Elle peut générer du désir, elle a même un énorme potentiel, et un physique très avantageux, ce qui ne gâche rien.

"Permets-moi de te dire que tu as tort. Que tu n'éprouve pas de désir pour les autres, c'est ton droit, ou ton choix. Mais que tu te permettes de présumer que tu n'es pas désirable... Ne présume pas de ce que pensent les autres, ou au minimum, de ce que je pense moi."

...ou alors c'est la technique de drague la plus fabuleuse au monde !

Cette fois, c'est à moi d'être flatté. Je suis gentil ! Ce compliment me donne le sentiment de pouvoir déplacer les montagnes et de ne plus jamais être triste de ma vie.

"Alors il est plus que temps de la vivre, cette vie d'humaine. Tu ne crois pas ? Faire des conneries, c'est ce dont on se souvient. Être sage et obéissant, c'est vite insupportable. Je crois que t'en sais quelque chose. Alors dis-moi, comment tu t'es débarrassée de ton ex ?"

Je la ressers en thé sans qu'elle ne me l'ai demandé.

"Les os, c'est chiant à planquer, hein ?"

-Oh putain, t'es sérieuse.
-... Mais oui ! Parfaitement ! rétorque Chhaya quelque brusquée par la moquerie.

L'exercice de se dévoiler de la sorte lui est toujours compliqué et elle se trouve mortifiée qu'on puisse ainsi en rire. Elle n'aurait pas du se laisser aller à la confidence. Elle sentait suffisamment à l'aise, pourtant.

- Permets-moi de te dire que tu as tort. Que tu n'éprouve pas de désir pour les autres, c'est ton droit, ou ton choix. Mais que tu te permettes de présumer que tu n'es pas désirable... Ne présume pas de ce que pensent les autres, ou au minimum, de ce que je pense moi.
- A cette table il n'y a qu'une seule personne qui se permet d'abusives présomptions et ça n'est pas moi , claque-t-elle d'un air pincé. Pour ta gouverne, je n'ai jamais dit que je n'éprouvais aucun désir. En vérité, elle en déborde mais elle a passé une vie de servitude à les taire, à les étouffer à faire en sorte qu'ils n'existent pas puisqu'ils ne pourraient jamais être exaucés. Contrairement à toi je ne me gausse pas de la vie que tu mènes et je me permets encore moins de la juger. Si je te dis que je ne suscite aucun désir c'est qu'en quatre mille ans, ça n'a jamais été le cas. Libre à toi de me démontrer le contraire...

Vexée, elle se mure dans le silence.
Au moins jusqu'à ce que Baphomet se risque à une question qui la remue.

-  Alors dis-moi, comment tu t'es débarrassée de ton ex ? Les os, c'est chiant à planquer, hein ?
- Tu trouves ça amusant, j'imagine. Ta désinvolture est blessante, tu sais. J'ai tué mon mari parce qu'insatisfait de moi en tant qu'épouse, il violait sans relâche ma petite soeur de quatorze années à peine afin qu'à défaut de prendre dans mon ventre sa semence engendre quelque chose dans le sien. Lorsque je l'ai découvert, je l'ai émasculé et je l'ai regardé se vider de son sang, lentement, comme le porc violent et abusif qu'il était. Ma petite soeur m'a dénoncée et j'ai été lapidée en place publique. Ainsi suis-je morte sans même avoir eu le temps de vivre.

Chhaya le toise de ses prunelles sombres, avec l'expression sauvage d'une bête blessée mais qui arrachera la jugulaire de quiconque oserait l'approcher.

- Hé bien, tu ne ris pas Baphomet ? Cela ne t'amuse plus ?

Je fronce les sourcils, qu'est-ce qui est en train de se passer, là ? De quoi suis-je encore accusé ?

"Mais je n'ai jamais dit que..."

...je te jugeais, bien au contraire !

Je ferme ma bouche en un claquement. Je pense que ça vaut mieux, pour le moment. Une fois fini, elle me met au défi, un défi que j'aurais relevé sans aucun problème (et avec un plaisir certain) avant. Cependant, je sais très bien qu'au moindre mouvement de ma part, elle se braquerait, et elle aurait raison. Je soupire, et tente de changer de sujet de la pire manière qui soit.

Au moment où son histoire commence, tout disparait autour de moi, de nous. Je vois les paysages, j'inspire les parfums d'épices. Là-dessus, une odeur ferreuse, celle du sang. Un regard, le goût acide de la trahison qui se mêle à l'amertume de la compréhension. Les scènes de viol, encore, et encore, et encore.

Plus tard, des cris, ceux de la foule surexcitée, comme des hyènes enragées, et le mien, celui de la victime qu'on entend à peine, et qui pourtant est aux premières loges. Des visages connus dans la foule, des visages toutefois déformés par la haine, comme autant de masques grotesques. La douleur vient après un temps infini toujours trop court, une douleur intense, vive, et on se demande comment on va faire pour en supporter davantage. Un léger soulagement quand une pierre vient frapper le front, un désespoir cruel de comprendre que ce coup n'est pas assez fort pour nous faire perdre connaissance. Un os qui craque. Une dent qui vole. Il y aura un avant, il n'y aura pas d'après. Plus jamais je ne serais jolie, mais ça n'a aucune forme d'importance. Enfin, la douleur est si intense que l'esprit commence à engourdir le corps, mais chaque coup l'éveille en ce cycle infernal et irrégulier.

Cela ne se finit pas, pas tout de suite. L'esprit s'adapte, et se détache lentement. La scène est vue de l'extérieur. On pense, fermement : cette femme va mourir. Quand les yeux se ferment pour la toute dernière fois, c'est sur l'image du mari, le son des cris de la petite sœur, l'odeur de la sueur...

Mes mains se plaquent sur la table et je relève la tête. C'est une expression triste que j'aborde, une expression qui n'est pas la mienne, et qui s'échappe petit à petit à mesure que le souvenir aussi tranchant qu'une pierre au soleil ne s'éloigne.

Pourquoi ce souvenir ? Est-ce celui de Chhaya qui m'est revenu après tout ce temps que j'aurais trouvé quelque part ? Ou est-ce que c'est elle qui me l'a partagé volontairement, exacerbé par la haine qu'elle me voue en ce moment. Un instant, je me demande si ce n'est pas un tout autre souvenir que la force de l'habitude m'aurait forcé à reconstituer. Je n'ai pas envie de le savoir, finalement. Je n'ai plus envie de... creuser. J'inspire lentement et essuie la larme de ma joue, en étant presque surpris de ne pas trouver de poussière sur mon visage et sur mes mains.

"Non, ça ne m'amuse pas." Je n'ai pas l'habitude d'avoir cette voix-là. J'ai l'impression d'entendre un étranger. J'inspire encore, pour prendre corps avec moi-même. "J'ai... comment dire... un truc avec le viol... Désolé. Tu as des toilettes ?"

Je vais avoir besoin d'évacuer, très vite.

Son éclat de colère s'éteint presque aussitôt en contemplant l'expression de Baphomet : il est blême, les joues mouillées, le regard lointain...

Il a vu.
Pire, il a vécu.
Comment est-ce possible ? Elle ne l'a pas senti pénétrer ses pensées.

Chhaya pose précipitamment sa tasse sur la table en laissant échapper un peu du contenu. Peu lui chaut. Une inquiétude toute maternelle l'étreint et guide ses gestes. Elle caresse la joue de Baphomet pour y infuser un peu de chaleur, pour le ramener à l'instant présent et lui prend délicatement la main.

- Viens...

Elle le guide dans les escaliers rustiques, vers la salle de bain vieillotte devenue lieu commun à tous les résident de la maisonnée. Elle s'agenouille avec lui au dessus d'un antique bidet, sans abandonner ses doigts une seule seconde et, avec une tendresse teinté de culpabilité, elle lui caresse les cheveux pendant qu'il rend tout le contenu de son estomac. La scène lui est familière, elle lui remémore les nombreuses crises de Nelu et la routine mise en place pour le calmer. Chhaya chasse aussitôt ses souvenirs de peur de polluer davantage les perceptions de Baphomet.

- Tout va bien...Tout va bien.... répète-t-elle avec un calme rassurant, massant la nuque pâle du démon.

Lorsque ce dernier semble enfin calmer les sursauts de ses intestins, la Gardienne des Fosse lui présente une serviette qu'elle vient d'humidifier et prend soin de le débarbouiller.

- Je suis vraiment désolée... Je.. Je ne sais pas comment tu as fait, je ne t'ai pas senti....J'ai dû laisser une brèche ouverte. Cela a du m'échapper.... Je suis navrée. Je maitrise mieux mes émotions d'ordinaire. J'ignore pourquoi je me suis emportée et.. et vexée de la sorte. Veux-tu bien me pardonner ? demande-t-elle humblement en tenant son visage en coupe dans ses paumes.

Le tourbillon, sa pulsion mortifère, la déception de ne trouver aucun terrain d'entente auprès des psychopompe de faerie, la franchise désarmante de Baphomet et ses tendances tactiles aussi irritantes qu'agréables... Tout cela a bouleversé un équilibre déjà précarisé.
Kali est fatiguée de devoir se battre contre des moulins à vent.
La solitude de sa quête lui pèse.

Son contact me fait étrangement beaucoup de bien, il me ramène au présent, à qui je suis, qui nous sommes. Je me sens bête d'être aussi sensible. Pour beaucoup d'autres situations, j'aurais sans aucun souci serré les dents, mais là, impossible. Je ne sais pas si seule l'idée du viol me perturbe, cela vient aussi du fait que je suis réellement entré dans les pensées de Chhaya, la personne qui me fait face. Je ne suis pas elle, je ne suis pas... elle !

Oui, tout va bien.

Elle dit que tout va bien, c'est que tout va bien. Lentement, mes facultées mentales me reviennent. Mon corps est parcouru de spasmes et je suis en train de rendre de la tarde, du thé, des chocapics de mon petit dejeuner, mes chocapics de mon petit dejeuner précédent, et probablement tout ceux de cette semaine et des semaines précédentes.

Sa voix vient à mes oreilles pour présenter ses excuses, encore et encore. Une fois les spasmes finis, je m'essuie la bouche, et je la regarde d'un air triste, et désolé. Le mien, cette fois.

"Chhaya, tu n'as pas à te faire padonner. C'est à moi de te présenter mes excuses. Ce que tu as vécu est si... wow... comment as tu fais pour t'être reconstruite après cela, et d'être devenue... ce que tu es devenue ? Je suis admiratif et impressionné."

Je souffle. Et c'est en voulant me passer une main sur le visage que je me rend compte que sa main est restée dans la mienne. Je regarde ce phénomène étrange avant de sourire à la pychopompe.

"Bordel... Ce que je déteste ce pouvoir, parfois..."

Je reconnais ce visage pour l'avoir senti sur le mien. Chhaya a l'air triste, elle aussi.

"Heeeey, ça va ?" Je demande d'une voix douce. "Tout va bien pour moi, je t'assure. L'ampathie est un effet secondaire de la prise de souvenirs."

J'hoche la tête, lentement.

"Je te comprend, Chhaya... Par contre, je suis immensément triste pour ta tarte, elle était délicieuse. Et ton thé était exquis. Cela faisait longtemps que je n'avais pas mangé aussi bon, et autant..."

Bon, parlons d'autre chose !

"A toi de trouver un sujet de conversation ! Tu peux me demander n'importe quoi !"

- Chhaya, tu n'as pas à te faire pardonner.
- Bien sûr que si. J'aurais dû ériger des barrières mentales plus solides...
- C'est à moi de te présenter mes excuses. Ce que tu as vécu est si... wow... comment as tu fais pour t'être reconstruite après cela, et d'être devenue... ce que tu es devenue ? Je suis admiratif et impressionné.

Le visage de Chhaya arbore un rictus contrit d'une infinie tristesse.

- Devenir la Maitresse-Inquisitrice des Fosses, incarnant la douleur et pour certain le sadisme de tortures gratuites, tu veux dire ? Ricanement aigre. Je me suis accrochée à ma foi en Mort, acharnée à croire que mon travail était juste et nécessaire et menti à moi-même. Je ne suis pas certaine qu'on puisse être impressionné par quatre milles ans d'existence à se fourvoyer et à persister dans son erreur. Mort m'a abandonnée. J'ai failli à la tâche de former les démons qui auraient dû forger un Pandémonium juste et fonctionnel. Mon échec n'a rien d'admirable.
- Bordel... Ce que je déteste ce pouvoir, parfois...
- C'est... Un pouvoir abominable. Comment parviens-tu à ne pas te perdre dans les souvenirs d'autrui à force de les faire tiens ?

La démone continue de débarbouiller avec douceur la bouche de son compagnon. Elle est trop digne pour se laisser aller à pleurer, mais trop épuisée pour parvenir à masquer ses émotions comme d'ordinaire.

- Heeeey, ça va ?
- Non... Je n'aurais jamais dû passer mes nerfs sur toi. Tu n'aurais jamais dû avoir à subir cela. Je déteste m'être laissée allée à cette faiblesse. J'ai honte.
- Tout va bien pour moi, je t'assure.
- Je viens littéralement de te rendre malade, Baphomet. Ne me mens pas. Toi aussi tu as légitimement le droit d'exprimer de la fragilité.
- L'empathie est un effet secondaire de la prise de souvenirs.
- C'est une qualité comme un fardeau. La moindre des choses et que je prenne soins de toi du mieux possible. Si tu me l'accordes,déclare-t-elle avec une humilité sincère.
- Je te comprend, Chhaya... Par contre, je suis immensément triste pour ta tarte, elle était délicieuse. Et ton thé était exquis. Cela faisait longtemps que je n'avais pas mangé aussi bon, et autant...
- Si cela ne tient qu'à cela, il y en a encore une pleine théière en bas. Cela te fera passer le gout désagréable de la bile. Et puis, si tu as encore faim, je puis te resservir en tarte. Ce cher Gaffney ne m'en voudra pas tant de lui ponctionner... Viens.

Une fois de plus, elle lui prend la main pour le guider hors de la salle d'eau, dans les escaliers puis jusqu'aux bancs longeant la grande tablée de la cuisine. Elle s'affaire à le resservir par la suite.

- A toi de trouver un sujet de conversation !
- Exercice délicat... Je manque d'imagination en la matière.
- Tu peux me demander n'importe quoi !
- Hum... Ta vie sur la dimension des vivants fût longue. As-tu profité de ce temps pour te construire quelque chose à toi ? Des amitiés durables ? Une vie de famille ? Un mariage, peut-être ?

La vision de Chhaya d'une existence humaine dûment remplie est telle qu'on le lui a enseignée du temps de son humanité : un couple fonctionnel et, si on a de la chance, aimant, des enfants à chérir et élever, une maison à entretenir, fleurir et garnir de joie... Rien de ce qu'elle a pu expérimenter en sommes.

"Je ne parlais pas d'être la Maîtresse-Inquisitrice des Fosses, je parlais juste... de toi. Et... BORDEL, je peux comprendre ta dévotion à Mort, sans aucun souci. Avoir une fin comme la tienne a au moins le mérite de l'accueillir à bras ouverts."

Sa question me fait m'arrêter de bouger, de respirer, et semble même arrêter le temps. Tiens, ça aussi, c'est une première. Jusqu'à maintenant, c'était un pouvoir terrible, dangereux, pratique, utile, et même machiavélique.

"Je n'y parviens pas. Quand un souvenir me submerge, je l'accueille, avec plaisir. Je revis ce qu'a vécu la personne, avec sa sensibilité, ses aspirations, ses émotions... Mais j'y tiens, je ne veux pas devenir quelqu'un d'insensible. C'est moi qui perds petit à petit en émotion à mesure des années, cela me permet de me maintenir à un certain degré de réalité, tous ces souvenirs. Cependant, je dois te prévenir que je me sens toujours un peu plus proche des personnes dont j'ai sondé l'esprit."

Hé ouais, Cocotte, t'es marquée à vie !

"Sincèrement, t'as pas à avoir honte. Tu t'es défendue, comme n'importe qui l'aurait fait. Cependant, je t'assure que je ne me moquais pas de toi. J'aime beaucoup que nous soyons différents, toi et moi. Et un jour, nous nous rendrons compte d'à quel point nous sommes semblables. J'aurais dû être plus réservé dans mes propos."

Je nous sentais si proches, j'ai été trop rapide, ou trop loin. Quelque chose, quelque part, n'a pas fonctionné. Plus tard, je me repasserai cette conversation en détail pour essayer de la comprendre et de ne plus jamais faire la même erreur.

"Je suis beaucoup plus fragile que je ne veux bien le montrer. Quand je suis au bord de craquer pour de vrai, ce n'est pas beau à voir. Donc généralement, quand je l'exprime, je suis seul."

Chhaya veut prendre soin de moi ? Je ne savais pas que la folie était un nouvel effet secondaire de mon pouvoir. Intéressant. Ce qu'elle me dit me fait avoir un nouveau sourire. Touché !

"Avec plaisir pour le thé. Pour la tarte, je préfère attendre un peu."

Je la suis, ma main dans la sienne. Elle est si douce avec moi, si prévenante. Pourquoi me prend-elle la main si elle est si peu à l'aise avec les contacts physiques ? Pour autant, je ne pense pas qu'elle se force plus que cela. J'espère, en tout cas, qu'elle a compris à quel point le consentement est plus important que tout pour moi. Je la remercie d'un hochement de tête et commence à répondre à sa question.

"Oui, toutes les excuses sont bonnes pour rester à la surface. Et... oui, j'ai eu le temps d'avoir un travail avec un revenu plus que confortable. Non pas que cela me serve encore aujourd'hui, mais c'était agréable. En fait, le Malsheem m'avait demandé de trouver un maximum d'information sur trois personnes et je me suis demandé quel serait l'emploi qui ferait que ces trois personnes viendraient à moi. J'ai été barmaid, hôtelier... j'ai même été psy quand j'ai compris qu'une certaine détente mentale était nécessaire pour extraire les informations. Du coup, j'ai été temporairement embauché dans un Donjon SM, c'est un endroit où les gens payent pour réaliser leurs fantasmes sexuels les plus fous, soit avec leur partenaire habituel, soit avec des gens payés pour cela. Généralement, les employés ne couchent pas avec les clients parce qu'il n'y en a pas réellement besoin, le fantasme allant bien au-delà de l'étreinte physique." Je bois une gorgée de thé, l'intéressant arrive. "J'ai... une aura... ou plutôt une influence sur les autres, que je le veuille ou non. Est arrivé ce qui aurait dû arriver : tous les employés se sont rebellés pour de la reconnaissance, un meilleur salaire, de meilleures conditions de travail, et moi à leur tête. Finalement, j'ai repris l'affaire et je l'ai amélioré. Mon travail est NETTEMENT facilité parce que je n'ai qu'à glisser un "bon pour une séance gratuite" à la personne sur laquelle j'enquête pour qu'elle rapplique, déjà détendue, et c'est du tout cuit. Finalement, j'ai commencé à réellement apprécier l'expérience, et puis les gens sont sympa."

Voilà pour l'aspect professionnel.

"Sinon... j'ai eu des amitiés durables, très durables même, au sein du Malsheem. Je n'ai pas de vie de famille même si je suis très proche de Samchouchou, mon neveu. J'ai... peut-être une fille, mais je n'en suis pas certain, mais je m'en fiche, parce que pour moi, c'est ma fille. Cependant, je ne connais aucun de ces deux-là depuis tout petits malheureusement. Quant au mariage, nope ! Personne ne me supporterait assez longtemps, quoi qu'il en soit. C'est pas faute de le vouloir, mais à un moment donné, il faut se rendre à l'évidence."

Pour moi, la vision d'une vie humaine est d'être heureux. Je commence tout juste à toucher cet idéal du doigt.

"Du coup, comment s'est passé ton ascension sur la surface ? Est-ce qu'il t'est possible de traverser le brouillard, à toi ?"

- Oui, toutes les excuses sont bonnes pour rester à la surface.
- J'ai cru comprendre... soupire-t-elle.

Toutes les âmes qu'elle a métamorphosées en psychopompes préfèrent la compagnie des vivants plutôt que la guidance des morts. Dans une certaine mesure elle peut comprendre l'exaltation stimulante que cela représente, mais pour elle tous ces sentiments et souvenirs qui affluent depuis qu'elle se reconnectent à son humanité la plonge la plupart du temps dans la mélancolie.
Björn et les berserkers sont ses seuls moments d'éclaircies. Ponctuels.

- Et... oui, j'ai eu le temps d'avoir un travail avec un revenu plus que confortable. Non pas que cela me serve encore aujourd'hui, mais c'était agréable.

Baphomet lui détaille par le menu son travail qui semble éveiller chez lui une douce nostalgie. Chhaya en déduit qu'il s'épanouissait à la tâche.

- Que veut dire "S-M" exactement ? s'enquiert-elle avec curiosité.

La Gardienne des fosses a bien saisi que la petite entreprise de son interlocuteur attrayait à la luxure. Les filles de joies ont existé de tout temps et chaque époque a eu ses courtisanes spécialisées. Chhaya ne connait aucune de ces spécialités. Elle ne sait même pas ce qu'est un fantasme ou même d'avoir du plaisir. Son expérience s'est toujours limitée au lit conjugal partagé avec un homme bien plus vieux qu'elle et peu délicat. Pour elle, le sexe rime davantage avec "emprise et sévices" qu'avec "détente". Elle reconnait volontiers qu'elle n'y entend rien.

- Peut-être que les morts auraient besoin de lieux similaires en Enfer. Des endroits sécurisants et libérateurs pour mieux se confier. Ce pourrait-être une immense salle d'attente pour mieux les cerner et apporter une réponse appropriée à leurs besoins... songe-t-elle tout haut.

Baphomet se montre moins prolixe au sujet de sa vie personnelle. Il brosse un portrait étrangement semblable à celui qu'elle pourrait faire d'elle-même.

- Tu as une fille ? C'est formidable ! Elle est ici ? Peu importe que tu l'ai découverte tardivement ou que le lien de sang ne soit pas avéré. Il n'y a rien de plus beau et absolu que l'amour d'un parent pour son enfant.

C'est celui qui la fait vibrer toute entière. Sa seule entorse à sa dévotion à Mort, jusqu'à présent. Mais Mort s'est jouée d'elle, de sa fidélité, de son abnégation. Mort l'a déçue et abandonnée.
Chhaya secoue la tête.

- Qui est donc la mère ? Un amour perdu de vue ? ...N'es-tu jamais tombé amoureux ? Tu ne l'as pas évoqué, demande-t-elle candidement. Elle fronce les sourcils. Je ne pense pas que tu sois aussi insupportable que tu le prétends. Ta désinvolture est une forme d'armure dont tu te pares par reflexe. Elle s'ébroue d'un petit rire. Je pense également qu'il est bien trop tard pour moi. Je suis une cause perdue...
- Du coup, comment s'est passé ton ascension sur la surface ? Est-ce qu'il t'est possible de traverser le brouillard, à toi ?
- Tu n'as pas été témoin de notre arrivée en fanfare avec Kaelig Taur et une moitié de bestiole des Fosses qui a réussi à passer le portail avec nous ? Nous avons été pour le moins... théâtrales. Pas plus qu'à toi. Il est cependant possible d'user de la porte des enfers que nous avons réussi à maintenir en place dans le quartier de est de la ville. A nos risques et périls.

Bon, expliquer mon travail à quelqu'un n'a jamais été un exercice aussi délicat qu'actuellement. Et comment dire à une personne qui a eu un mari abusif, violent, et despotique qu'il y a des gens qui prennent du plaisir à être contraint dès l'instant où ils sont pleinement consentants et peuvent arrêter le jeu à tout moment ?

S'il vous plaît, aidez-moi pour ce coup-là !

"Héééébieeen... C'est un diminutif de BDSM qui signifie... "

Quand vous voulez pour m'aider !

"Écoutes, mes clients ne sont pas des gens anormaux, bizarres, ou malades. Mes employés ne sont pas des prostituées ou des gigolos. Tout le monde fait ce qu'il fait dans un total respect. BDSM est les initiales de Bondage et Discipline, Domination, Soumission, et Masochisme."

Encore qu'en fait... Chhaya pourrait tout à fait comprendre !

"Certaines personnes apprécient d'exprimer leurs fantasmes de souffrance, qu'ils soient tortionnaires ou victimes. Mon job à moi est de réunir les deux et de m'assurer que tout se passe pour le mieux. Certains sont juste attirés par les décors que j'ai mis en place, d'autre s'essayent à l'utilisation des entraves avec leur moitié, certains ne cherchent qu'à faire des rencontres parce qu'ils se sont sentis un peu à part toute leur vie. C'est... un jeu... parfois une manière de vivre, ou au contraire un moyen de s'échapper du quotidien. Par contre, je te rassure, chaque abus d'un côté ou de l'autre est sévèrement sanctionné."

J'écoute son idée. Elle est intéressante, vraiment très intéressante. Après tout, l'idée de mort et le plaisir ont toujours été très étroitement liés.

"Je pourrais mettre ça en place sans soucis, voui. Je commence à être doué pour savoir quoi chaque personne a besoin ou envie dans le domaine du désir."

C'est... d'autant plus une fierté pour moi que je me suis construit seul là-dessus, petit à petit. Personne ne m'a donné ce pouvoir, je l'ai acquis à force d'observation et de travail.

L'enthousiasme soudain de Chhaya m'amuse. On pourrait presque être des amis en train de s'échanger des photos de nos rejetons.

"Oui, une fille. Ouais, elle est avec nous, fort heureusement. Mais c'est tout frais. Et tu as raison, ça n'importe peu." Elle ne me pose pas la question, mais je lui réponds tout de même. Autant pour le secret, c'est la première fois que je peux parler d'elle comme étant "ma fille" ! "D'ailleurs, tu as parlé d'elle tout à l'heure. C'est une infinie qui ne s'ignore pas."

Du coup, la mère est très logique à deviner.

"Non... Pas vraiment. Désolé de te casser ton envie de romantisme. J'étais un amusement pour Levi, un défi intéressant, ou un coup de folie. Ou que sais-je ?"

La seconde question me fait perdre mon sourire. Je sens mes épaules se resserrer, comme un enfant dont on vient de découvrir la cachette secrète. Normalement, j'aurais dû éclater de rire, faire un geste, dire que l'amour, ce n'est pas pour moi, et rire à nouveau. Cependant, là, devant Chhaya, mon esprit s'envole vers toutes les personnes que j'ai sincèrement aimées et avec qui j'aurais adoré partager un petit bout de chemin. La sorcière dont j'ai jamais su le nom, Lexi évidemment, Ygerne au bras de laquelle j'aurais été fier d'être, Belle Plante que je regrette d'avoir perdu de vue, Lucie si elle m'avait laissé une chance, et même mon brave chien des enfers que je me serais fait un plaisir de pervertir. Le brouillard fait que je ne peux malheureusement plus les revoir pour celles et ceux que je côtoyais encore avant cet incident.

"Oui, je suis déjà tombé amoureux, mais..." voilà, mon sourire revient, ainsi qu'une posture désinvolte. "...les gens me voient plus comme le bon pote, ou le bon coup d'un soir si j'ai de la chance, rapidement secondé par l'homme dont on a plutôt envie d'oublier l'existence. Je peux être assez... intense quand j'ai des sentiments pour quelqu'un. Comme je ne veux oublier personne, ça met parfois un peu de temps."

On ne peut donc pas traverser le brouillard... Ou pas sans en subir les conséquences que j'imagine assez lourdes.

"Alors ça va te paraître étrange, mais je vais rester ici. Il y a des gens qui ont un peu besoin de moi. J'ai un rôle de père, d'oncle, et de bon pote à assurer... et de rafistoleur de mémoire aussi."

Et puis d'ami complice pour Chhaya, maintenant.

"Pour votre arrivée des Fosses, est-ce qu'un chien était avec vous ? Il s'appelle Alan, il est insupportable et arrogant."

Ma voix est porteuse d'un espoir presque enfantin, tout à coup.