Je lui rends son sourire irrésistible.
- Nous remettons cela quand tu veux.
- Oui, pourquoi pas.

Je n’ai aucune idée de quand la chose sera faisable et si elle le sera. Toutefois et malgré l’attrait que son sang exerce sur moi, j’ai réussi à me contrôler suffisamment pour ne pas lui faire trop de mal. Enfin… presque. J’observe avec un peu plus t’attention la morsure que j’ai pratiqué dans son épaule. Fort heureusement, j’ai su me tenir et je la trouve relativement propre. Pourtant jamais je n’ai eu aussi faim d’un sang.

- Nous… nous devrions rentrer à l’auberge. Je t’ai ponctionné beaucoup de sang et tu en perds toujours. Tu vas te fatiguer à rester en l’air.
- Tu as raison.

Nous retrouvons la terre ferme et ainsi une sorte de civilité. Sans doute que nous ne le désirons pas vraiment, ni l’un, ni l’autre.
J’arrache un morceau de tissu de ma chemise trempée et l’utilise pour nettoyer délicatement sa plaie.

- Je vais peut-être avoir besoin d’un morceau d’étoffe sec pour te faire un bandage. Inutile d’alerter des passants au village. Pour ta lèvre par contre, je ne peux pas faire grand-chose.  
- Pardon, je pense que je n'aurais pas dû t'embrasser...

Je cherche immédiatement son regard. Il regrette donc. Oui c’est tout à fait logique, la morsure provoque ce genre de pulsions charnelles non désirées. Pour ma part, je ne suis pas tout à fait certaine de le regretter vraiment. Je le rassure donc d’un sourire en finissant de nettoyer les rigoles de sang sur sa peau.

- Ne t’en fais pas. Je comprends. Cela fait partie de … disons de ce que provoque une morsure, tu te souviens ? Je ne t’en veux absolument pas. Inutile de t’excuser. C’est moi qui n’aurais pas du y répondre.

Je déchire un morceau de son vêtement et camouffle la morsure dans son cou avec. Mes soins finis, je recule.
- Voilà, dans le noir cela fera illusion. Rentrons. Si tu as besoin de t’appuyer contre moi n’hésite pas. Vas-tu avoir besoin de manger ?

Je la regarde arracher un morceau de ses vêtements pour me faire un bandage. J'aurais dû lui dire que ce n'était pas nécessaire... ou j'aurais dû me faire une plus grosse blessure. Je ne sais pas ce qu'elle est en train de faire de moi, mais je commence à apprécier cela de plus en plus.

Au moment où je lui présente mes excuses, elle me regarde dans les yeux et sa réponse n'est pas celle que j'escomptais. Je secoue la tête. Je ne veux pas être mal compris, pas sur ça, pour rien au monde. Quand elle finit de me nettoyer, je me retourne vers elle et lui mets mes mains sur ses épaules. Je veux qu'elle m'entende, pour de vrai, jamais ça n'avait été aussi important.

"Non, ça n'a rien à voir avec la morsure. Ça n'a rien à voir non plus avec notre chasse..." Même si j'ai cru que ça ferait une excellente distraction, ce qui était le cas en un sens. "... Je n'aurais pas dû t'embrasser à cause de ce que je ressens à présent, c'est trop fort pour que ça ne signifie pas quelque chose. Tu es la première personne que j'embrasse ainsi, Esfir." Je passe mes doigts sur mes lèvres, et les fait glisser un peu plus haut, sur la cicatrice encore à vif, brûlante. "Je pense que je me suis piégé moi-même, on dirait."

Peut-être qu'elle n'aurait pas dû y répondre, mais je suis heureux qu'elle l'ait fait, pour le moment du moins. Cela m'a fait ressentir, l'espace d'un bref instant, ce que ça faisait d'avoir un véritable rapport amoureux. Sans doute que d'ici un jour ou deux, je vais regretter cette expérience parce que j'aurais du mal à penser à autre chose, mais pour le moment, j'en profite pleinement.

"Merci beaucoup de m'avoir fait connaître ça, même si ce n'était pas intentionnel."

Je remarque alors que j'ai toujours mes doigts sur mes lèvres, comme pour essayer d'y capturer la sensation fantôme. C'est quand je sens une nouvelle goutte de sang perler que je me décide d'arrêter de triturer et de creuser cette cicatrice.

Je traîne le pas, volontairement, tandis que nous marchons côte à côte.

"Je veux bien que nous nous arrêtions dans une taverne, s'il te plaît. Je pense que je vais avoir besoin de quelque chose d'un peu plus consistant qu'un petit déjeuner servit à l'auberge, si ça ne t'ennuie pas."

Lentement, presque en demandant silencieusement la permission, je glisse ma main dans la sienne. Après tout ce que nous avons vécu, c'est presque idiot de faire le timide tout à coup. Cependant, quand je la regarde, j'y vois bien plus que je n'avais jamais vu auparavant.

Je vois un avenir, je vois un espoir, je vois la liberté.

Cependant, je vois aussi la contrainte, la future déception que je ferai invariablement naître dans ses yeux.

- Non, ça n'a rien à voir avec la morsure. Ça n'a rien à voir non plus avec notre chasse.
- Tu en es certain ? je demande, plutôt sceptique.
- Je n'aurais pas dû t'embrasser à cause de ce que je ressens à présent, c'est trop fort pour que ça ne signifie pas quelque chose.
- Cela signifie quelque chose oui.

Quoi exactement, je ne le sais pas encore. Mais oui, c’était important. Je suis personnellement trop embrouillée pour y réfléchir vraiment ou pour dénouer les sentiments qui m’habitent.

- Tu es la première personne que j'embrasse ainsi, Esfir.
Sa confession me surprend totalement. Et la culpabilité me ronge à nouveau, surtout lorsque je le vois tracer sa cicatrice du doigt.
- Oh…la première ? Je suis navrée que ton premier baiser ai fini dans le sang. Si j’avais su je… En vérité je ne suis pas certaine que j’aurais pu m’en empêcher alors je préfère m’interrompre. Tu avais sans doute dû l’imaginer bien différemment.
- Je pense que je me suis piégé moi-même, on dirait.
- Piégé ? Non je ne veux pas que tu te sentes comme cela.
- Merci beaucoup de m'avoir fait connaître ça, même si ce n'était pas intentionnel.

J’observe avec beaucoup trop de gourmandise cette simple goutte de sang. J’attrape sa main et en embrasse le creux pour me distraire de l’envie de la laper.

- Je t’en prie. Ce fut avec plaisir.
- Je veux bien que nous nous arrêtions dans une taverne, s'il te plaît. Je pense que je vais avoir besoin de quelque chose d'un peu plus consistant qu'un petit déjeuner servit à l'auberge, si ça ne t'ennuie pas.
- Entendu. Je doute sécher en chemin. Je me faufilerais d’abord dans notre chambre pour me changer. Mieux vaut ne pas attirer plus d’attention que cela sur nous.

En sentant ma main dans la sienne, si timorée soudain, je lui souris et noue étroitement mes doigts aux siens. Si j’ai encore du mal à évoluer exactement ce qui vient de se passer, je sais que cela n’a fait que renforcer notre lien. Le contraire m’aurait dévasté.

- Je ne regrette pas un instant, c’est important que tu le saches. A vrai dire… je me suis bien amusée. Je l’observe un instant. Nous… nous pourrons recommencer ? Plus tard je veux dire. Si nous nous revoyons.

Et à cet instant, je ne sais pas si je parle de la chasse, du baiser ou des deux. Et cela m’importe peu.

Oui, certain, plus que certain, même. Il y a en moi une magie qui s'opère, une magie de guérison dont j'avais seulement vaguement quelquefois entendu parler. Une magie dont je pensais ne jamais connaître le goût. Dans ses yeux, je vois la teinte bleutée de ses saphirs briller d'un rouge écarlate de danger par moment.

Pour elle aussi, cela voulait dire quelque chose. Quand je lui avoue que c'est la première fois qu'une femme m'approche ainsi, ou plutôt que je laisse une femme s'approcher ainsi, sa réaction n'est pas celle que j'attendais... Mais j'ai un rire, léger, en réponse.

"Navrée ? Moi non. Au moins, il est unique, et on peut dire que tu m'as marqué à vie." J'inspire, et mon souffle exhale de la vapeur autour de nous. "Je l'ai surtout imaginé inexistant." Je souris afin de masquer mon profond désarroi. Non, je ne suis pas le genre de créature à pouvoir se lier ainsi. J'aimerais, mais tout nous sépare. Absolument tout nous sépare.

"N'est-il pas plus beau moyen de se piéger ?"

Ma phrase est absolument sincère. Mon sourire se perd dans la contemplation pure quand je vois ses lèvres sur ma paume, comme une urgence. En réponse, j'embrasse le dos de sa main, comme une demande silencieuse.

Ce qu'elle me dit me ramène à la réalité. C'est vrai, elle est trempée au point de geler sur place. Cependant, cela ne suffit pas à me sortir de l'espèce de curieuse sensation de bien-être que je ressens. Naturellement, je me dis que cet 'après' est dû à la morsure, ou du moins, j'essaie de m'en convaincre.

"Oui, évidemment. J'espère que tes vêtements sècheront vite."

Sa main reste dans la mienne, et je sens même le froid de ses doigts refluer à mon contact.

"Je suis très heureux que tu aies aimé." Mon pas se ralentit à sa demande. "Oui, j'aimerais beaucoup recommencer. J'aimerais même te le proposer cette nuit, mais je n'ai plus assez de force pour faire une proie agréable." Je regarde l'horizon, essayant d'y voir la naissance du jour. "La prochaine fois, je ne me laisserai pas faire si facilement, sache-le."

...Et j'espère que la prochaine fois, tu seras plus redoutable que jamais...

Nous entrons dans l'auberge et il me faut une seconde de trop pour me rendre compte que le fait qu'elle se change signifie aussi passer par la nudité. Je me retourne, fixant le mur, plus pour cacher mon embarras de sa vue que par réelle pudeur de ma part. Je touche mes joues en feu, puis la blessure au-dessus de ma lèvre. Songeur, je demande.

"Tu sais que... tu as rougis ?"

Je glisse un coup d'œil par-dessus mon épaule.

"Quand nous étions en train de... tu vois ?"

Mes yeux s'écartent d'elle pour contempler le lit, le lit qu'on a mis à notre disposition pour fêter notre mariage naissant. Je n'avais absolument pas songé au fait que nous allons passer notre dernière journée ensemble, ici.

Toute la journée, seuls.

Devant cette pensée, je me retourne définitivement sur le mur et y pose ma tête.