L'automne tonne, au-dehors. Il hurle contre les carreaux teints de couleurs vibrantes, de figures christiques bardées d'eau. Les vitraux composants les fenêtres du bureau de Rouge subissent les assauts d'averses répétées depuis le début de la matinée. L'atmosphère des lieux est elle aussi, chargée d'électricité. La Femme est affairée. Elle furète, sans mot, de page en page et de sceaux en sots. Les rapports de ses laborantins, de ses équipes de recherches si précieusement choyées, ont aujourd'hui le don de l'énerver. Ses lèvres sont réduites à une ligne continue, incapable de se briser pour autre chose que des reproches, cinglants et glacés. On lui connaît sa froideur, on lui connaît moins ses excès. Ses petites mains en blouse blanche déguerpissent dés qu'ils le peuvent de l'enceinte de la pièce boisée. Mieux vaut ne pas attiser davantage les foudres de Madame : ils et elles sont capables d'encaisser l'orage, mais pas ses retombées.

Depuis l'aube, et même bien avant, Rouge s'est plongée dans la compilation de ses travaux récents, de ses recherches en cours et de ses trouvailles nouvelles. Ses expériences prennent de plus en plus corps. Son concours secret à la Domination de l'ICV également. Son temps est découpé entre ambition et réalisation. Le Brouillard de la ville, les frasques étranges de ces Autres tenus en captivité, tout ceci devient de plus en plus concret. Au fur et à mesure des jours, des mois, des saisons, sa vision s'étiole mais son esprit devient de plus en plus clair. Au détriment de sa santé, elle se perd en silence studieux, au bois de son bureau craquant, au feu de cheminée crépitant. Seul demeure le souffle des braises dans l'âtre et les gouttes de pluie. Le lieu serait presque reposant si elle prenait le temps de le faire. Dans les atours des flammes se découpe une silhouette qui elle, profite de ces moments suspendus pour lire – et sans doute relire – les traités que sa maîtresse l'autorise à consulter.
Rouge a les yeux presque morts, mais surveille toujours. Peut-être de manière plus aiguisée qu'auparavant.
Depuis la dernière échappée de son protégé, l'humeur est ailleurs, bien plus mordante. Cette sortie n'est pas la première. Elle-même est consciente de ses fuites, étant à l'origine de bien d'entre elles. Elle s'enhardit de connaître ce que le Garçon peut bien lui ramener à chaque sortie, car elle sait qu'il revient, toujours. Inlassablement. Mais cette fois-ci, son escapade s'est terminée différemment. D'une manière qui n'a pas plu à la chaperonne, forcée d'allée cueillir elle-même l'innocent à une heure tardive. Chez quelqu'un d'autre. Un danger féminin.
Et depuis, elle est agacée.
Passablement agacée.

La sonnerie de son téléphone reliée à la borne d'accueil ponctue d'autant plus son irritation. Elle décroche sèchement avant le début de la seconde tonalité.

« Oui ? Faites vite, je suis occupée. »

A l'autre bout, l'un des gardes en faction. Une voix ferme et docile d'homme mûr, qui connait les tenants et les aboutissants des règles de l'Institut.

« Excusez-moi de vous déranger, professeur Fleming, mais nous avons une personne à l'entrée qui pourrait vous intéresser. » Le ton se fait plus secret, plus confidentiel. Rouge entend qu'il couvre sa bouche et s'éloigne de quelques pas. « C'est au sujet du matricule 349-8A-2B... »

Les pupilles de la Puissance glisse vers le sofa près du feu. Le dit matricule tourne une page de son livre, sereinement, sans savoir ce qui peut bien se tramer.

« Son nom ?
- Riley Finglas, madame. »

Inutile d'en demander plus. Si Ohanzee n'a rien dit au sujet de cette femme qui l'a aidé durant son périple extérieur, Rouge s'est chargée de collecter les informations voulues. Rapidement, discrètement. Il y a des oreilles et des paroles volages en ville, pour peu que l'on sache les trouver. Et elle, elle sait.
Elle sait beaucoup.

« … Bien. Accompagnez-la jusqu'à mon bureau. »

Sans plus de procès, elle raccroche. Son regard accroche le garçon assis. Son dos se redresse en arrière, hors des tas de dossiers. Elle ressent, péniblement, ces nœuds dans ses nerfs quand ils se tendent contre le cuir du fauteuil.

« Ohanzee. »

Le ton claque, sans sommation. Des syllabes redondantes avec la puissance de la tempête à venir.

« Ton élucubration nocturne est venue jusqu'ici pour te voir. As-tu une explication à me donner, ou vais-je devoir te rappeler les conséquences de faire l'école buissonnière ? »

Dans le ciel, comme dans le bureau, surgit un coup de tonnerre.

Une femme courageuse, qui la trouvera ?
Elle a plus de valeur que des bijoux.
[Proverbes 31.10]

Le silence.
Même le silence est devenu pesant.
Le feu crépite, craque.
La pages tournent, bruissent, sur des mots qui le traversent sans rester. Il ne parvient plus à se concentrer depuis qu'il l'a quittée. Il n'est plus lui même, il se sent incomplet.

Il la voit, en rêve, chaque nuit, même le jour, quand il ferme les yeux. Il pensait qu'en couchant son visage sur le papier, l'apaisement viendrait. Il n'a jamais daigné le soulager. Elle est là, partout, dans tous ses carnets, sur tous les murs.
Riley.
Ils l'ont même retrouvé, un matin, étalé sur le sol, le torse nu et le visage barbouillé de peinture. Il s'était allongé sur un tapis de feuilles froissées à son effigie. Des portraits, des pochades, des études... toute vibrantes de regrets et d'incompréhension. Il ne parvient plus à retrouver cette étincelle spéciale qu'il a su capturer sur sa toute première esquisse d'elle.
Peindre est devenu une souffrance. Le temps file, les jours se ressemblent, son absence ne se quantifie plus. Les laborantins murmurent sur son passage. On a redoublé de tests et de manipulations sur sa personne : prise de sang, vérification du rythme cardiaque, contrôle des taux diverses d'hormones et d'enzymes, spectrographie du cerveau...Rien n'explique son état.

"Le matricule 349-8A-2B a temporairement perdu sa capacité de vision."
Ohanzee est subitement devenu aveugle à l'Avenir.

Dame Rouge est furieuse.
Il le sait aux inflexions caractéristique de sa voix, aux claquements secs de ses gestes, aux plaintes répétées de son personnel.
Dame Rouge est déçue.
Il est parti trop loin, trop longtemps. Il a refusé de lui livrer le nom de "la femme" qu'il protège des haies de son jardin secret. C'est la première fois qu'il lui oppose un refus.

Riley est mon secret.
A moi seul.

C'est son seul acte égoïste, sa seule duplicité depuis qu'il est là.

Dès lors, Dame Rouge le surveille plus étroitement. Il a été privé de sortie et du pass lui permettant ses escapades. Elle le consigne plus souvent dans sa cellule, l'oblige plus régulièrement à lui tenir compagnie. Des "entretiens psychologiques" selon ses affirmations. Ohanzee s'y plie, docile, muet, gardant pour lui les affres brulantes de ses pensées.

L'Encyclique "Lumen Fidei" du Pape François glisse sur sa cervelle sans laisser de marque. Le regard perçant de la Mère est une gêne supplémentaire. Le téléphone retentit et Ohanzee lève le nez.

-Oui ? Faites vite, je suis occupée.... Son nom ?.... … Bien. Accompagnez-la jusqu'à mon bureau.

Le coeur du jeune homme manque un battement. Se pourrait-il que ce soit elle ?
Non. Il doit garder l'esprit limpide et tempérer ses espérances. Riley n'irait pas ainsi se confronter ainsi à l'ICV.

- Ohanzee.

Il pose son livre sur le bras du fauteuil et se lève.

- Oui, Ma Dame ?
- Ton élucubration nocturne est venue jusqu'ici pour te voir. Son palpitant s'affole. Son visage est une toile fauve : surprise, joie, excitation, crainte... Les émotions l'éclaboussent sans sommation. As-tu une explication à me donner, ou vais-je devoir te rappeler les conséquences de faire l'école buissonnière ?
- Je.. J'ignore pourquoi, Ma Dame... Je vous prie, Ma Dame, je fais appel à votre clémence. Cette personne a été bonne pour moi cette nuit d'errance. Ne lui faite pas payer les fautes qui m'incombent.

Il meurt d'envie de la voir.
Il prie pour qu'elle rebrousse chemin à la fois.

Elle n'a pas eu à attendre bien longtemps. Mademoiselle Finglas a eu tout le loisir de s'exposer dans ses manières les plus pures. Il n'a fallu que quelques secondes à Rouge pour comprendre ce que la jeune femme avait à présenter. Et la substantifique moëlle de ce qui pouvait intriguer Ohanzee chez elle. En silence, presque tapie, la Puissance ne se manifeste pas. Elle attend, la supplique du garçon encore en tête, que l'intruse daigne la remarquer. Ce qui finit par arriver. Elle qui n'a d'yeux que pour le Revenant, c'est presque un exploit qu'elle ait finit par sentir sa présence.

« Lieutenant Finglas. Vous devez être le professeur Fleming. Si ça ne vous ennuie pas, je vous l’emprunte quelques minutes. »

Le silence demeure, lourd comme une chape de béton. Rouge prend son temps, de son précieux temps, pour observer les nuances s'étirant devant elle. Le Lieutenant Finglas est une tâche d'encre. Brune, vive, et ancrée entre les méandres de l'esprit tortueux du plus naïf de cette pièce. Des orbes onyx et francs, une panoplie de traits fins, le gris chromé d'une peau satinée. D'aucuns la diraient jolie, Rouge serait plus encline à se méfier.
Elle restera aux aboies.
Tant que cette femme demeurera en ces lieux.
En Son esprit.

Elle se redresse, toujours le plus silencieusement du monde. Rouge ressent le malaise ambiant, s'en drape et s'en arme. Ohanzee a le cœur si bruyant qu'il est désormais impossible de se concentrer. Adieu les recherches paisibles, il faudra s'occuper de ce désagrément avant. Soit.

« Bonjour, lieutenant Finglas. Je passerai sur votre manque de politesse, car je constate que vos compétences en matière d'investigation dépassent de loin ce que l'on peut observer des autorités de cette ville. Bien que je suis certaine que vous avez bénéficié d'un petit coup de pouce du destin... »

Son regard glisse vers celui fuyant du macchabée de Salem. Debout, en vis-à-vis des deux jeunes gens, l'un près de l'autre comme des amants pris sur le fait, elle pourrait sourire, se faire aimable, venimeuse à souhait. Mais jouer n'est pas son fort, et le ciel impétueux redouble d'efforts.

Elle pause, un instant. Le temps de rehausser ses lunettes bientôt factices. Et de planter ses yeux dans ceux de Riley.

« Discutons d'abord un peu ensemble, voulez-vous ? »

Ce n'est pas une question.
Le silence le confirme.

« C'est donc vous, la fameuse bienfaitrice dont Ohanzee m'a rabâché les oreilles. Je vous imaginais... différente. » Faux. Elle savait pertinemment à quoi elle ressemblait. Mais la photo la rendait plus inoffensive. Bien moins dangereuse, bien plus anodine. « Une semaine et demi que nous le voyons s'évertuer en palabres artistiques de cœur éconduit. Toutes nos données sont bouleversées, les examens sont reportés, un vrai chambardement dans notre protocole de surveillance. Bref, pour le dire vulgairement : vous lui avez tapé dans l'oeil, et cela bouscule toutes nos études à son sujet. C'est dommage. Vraiment dommage. Enfin... Cette petite expérience nous a au moins permis de mesurer à quel point il peut se montrer... sentimental, votre rencontre n'était peut-être pas si inutile que ça. »

Elle s'approche de cette lenteur calculée, de cette froideur aussi naturelle qu'elle peut en paraître terrifiante.

« Mais maintenant que le mal est fait, lieutenant Finglas, et que nous ne pouvons malheureusement pas y remédier... je pense que vous comprendrez que vous avez fait assez de dégâts comme ça. » Au niveau d'Ohanzee, une main fantôme vient se poser sur l'épaule du garçon. Sans pression, sans douleur. Un simple témoin de l'ombre qu'elle demeure. « Je vous demanderai donc, pour le bien d'Ohanzee, mais aussi pour le vôtre, et au nom de l'Institut tout entier, de bien vouloir couper tout contact avec lui. »

Coup d'éclair. Un vitrail vrombit. Celui de Sainte-Marie.

Riley entre dans la pièce et emplit tout l'espace. Ohanzee sent la chaleur du chocolat chaud, des frittes et du pop-corn renaitre en lui. Il est si heureux de la voir qu'il ne prend pas garde à le dissimuler. Tout son visage s'éclaire et c'est comme si la vie lui était de nouveau insufflée. Incroyable, l'effet que fait un visage ami quand on ne vous voit que comme un objet, quand vous êtres presque parvenu à vous satisfaire de cet état de fait.

- Salut Ohanzee.
- Bonjour Riley, dit-il d'une voix qui fait écho à la sienne, partageant l'oxygène d'un souffle à l'autre.
- Je peux te parler seul à seul si tu n’es pas trop occupé ?

Ohanzee écarquille les yeux de surprise. A-t-il le droit d'avoir une amie à lui ? Il n'ose y croire. Son regard glisse vers Dame Rouge, sollicitation silencieuse d'une permission.

Ce serait trop beau, allons.

Les deux femmes du monde modernes se toisent. Ohanzee est soufflé par l'audace de Riley. Il aimerait avoir ne serait-ce qu'un dixième de son aplomb. Dame Rouge le terrifie.

- Discutons d'abord un peu ensemble, voulez-vous ?

Le jeune homme frémit. Il connait ce ton, il est familier des tempête foudroyantes de la Mère Supérieure. Jusqu'à présent, il n'en a été que le témoin, jamais l'objet. Aussi les paroles proférées le heurtent avec une violence inouïe. Il en demeure le souffle coupé. Non seulement, le docteur Flemming le rabaisse mais s'emploie à l'humilier. Livide, il s'entend décrit comme un  godelureau stupidement énamourée, pire, comme un animal savant qui se prend pour un homme, une bête de traie dont la cadence laisse à désirer.
N'importe qui aurait défendu son honneur et son droit au respect. Tout autre qu'Ohanzee. Comme le pasteur Figtree avant elle, Dame Rouge emploie des méthodes qui produisent une seule réponse  inscrit depuis des siècles dans sa chair : ployer l'échine, encaisser, se taire. Tendre l'autre joue.
Ohanzee sert les poings. Sa mâchoire contractée tend la peau de ses joues. Il demeure tétanisé. Il fixe ses chaussures, fulminant intérieurement contre sa propre lâcheté.

Pourquoi ?
Pourquoi suis-je incapable de réagir ?

La réponse est invariablement la même : parce qu'il ne vaut pas mieux que cela, parce que Dieu l'a placé là en connaissance de cause, parce qu'il est faible de caractère et d'esprit et plus mort qu'il ne sera jamais vivant. La main se pose, possessive sur son épaule, et il a un frisson de répulsion. Par reflexe, ses yeux harponnent ceux de Riley. Elle peut y lire un désespoir profond mêlé de résignation.

Pour moi, point de salut.

Et pourtant, pourtant, il y a  cette étincelle qui vibre en lui, ce sursaut de gout pour l'existence.
Du caramel, qui colle aux dents.

Elle l'écoute.
Elle l'écoute avec application.
Et elle se retient, pour la première fois depuis longtemps, de rire aux éclats.
Une pointe d'amusement jaillit en coin de lèvres, tandis que les inepties fusent de bout en bout, que cette Riley lui lance à revers de mépris les banalités les plus stériles. Elle ne peut se retenir de sourire, visage de glace sous les jets abscons. Au terme des palabres toutes faites, Rouge ne cille pas d'un cil, nullement choquée. Amusée, tout au plus.

Amusement qu'elle exprime en délaissant l'épaule d'Ohanzee pour joindre ses mains dans une petite série de clappements moqueurs, lents et lourds, à l'instar d'un public diverti face à spectacle des plus comiques.

« Comme c'est touchant. », ponctue-t-elle, sincère. Il y a réellement de quoi s'émouvoir d'une telle niaiserie. Si elle avait un cœur, peut-être qu'il en serait capable. Mais Dame Fleming est hermétique, vierge de fer sous les douceurs naturelles. « Je me demande quels autres sortes de lieux communs vous allez me sortir si nous poussons plus loin le débat... Laissez-moi deviner : l'amour triomphe toujours, et nous sommes tous libres de choisir notre destin ? »

Sa tête se secoue légèrement, lassée. Quelques boucles brunes se glissent hors de sa tignasse domptée. Elle les rabat, une seconde, avant de continuer.

« Lieutenant Finglas, je ne veux pas trop m'avancer vue ce que vous venez de me dire, mais je pense que vous êtes moins stupide que vous en avez l'air. Je suis certaine qu'une personne comme vous sait pertinemment que ce n'est jamais aussi simple. »

Elle insiste, d'une pupille affirmée. Elle a fouillé. Les quelques affaires autour de Finglas, les déboires à l'armée. La sensation de se battre dans ce milieu hostile à l'atour féminin, l'injustice des rumeurs et des coups du Malin.
Pour ça, elle pourrait presque la soutenir. Presque.

« Mais ce n'est pas la question. Vos fadaises humanistes n'ont que peu de lien avec le nœud du problème. En l'occurrence, votre présence ici. »

Riley ne sait rien de ce qui se cache ici, en lui, autour d'eux. Et pourtant, Riley renchérit. Rouge veut rouler des yeux jusqu'à se rendre aveugle avant l'heure. La militaire poursuit. Elle détourne, renvoie la balle à son allié, situé entre elles. Le regard de faon perdu du garçon pousse la Puissance à soupirer. A réfléchir. A parier. Le libre-arbitre est un coup de poker risqué dans ce genre de situation. Et Rouge déteste jouer si elle n'est pas certaine de gagner.

Elle concède, cette fois, à gagner le contrôle d'une autre façon.

« Soit. Ohanzee, réponds donc. Que veux-tu ? »

Peu importe, au fond. Elle sait que quoiqu'il désire, quoique sa volonté souhaite, elle sera celle qui la modulera dans le moule des Possibles.
Pour son bien.

Les deux femmes se disputent. Leurs querelles l'ébranlent. Il se sent comme balloté, tel un vulgaire fétu de paille.

- Pour mon bien, je suis là, celui de votre Institut je m’en cogne. C’est le tien qui m’importe, Ohanzee. Tu veux vraiment que je m’en aille ?
- Soit. Ohanzee, réponds donc. Que veux-tu ?

Ce qu'il veut.
Il ne sait pas ce qu'il veut.

Le roi dit alors:
«Coupez en deux l'enfant qui est en vie et donnez-en la moitié à chacune.»
Alors la femme dont le fils était vivant fut remplie de compassion pour son fils
et elle dit au roi: «Ah! Mon seigneur, donnez-lui l'enfant qui est en vie,
ne le faites pas mourir.»
Mais l'autre répliqua: «Il ne sera ni à moi ni à toi. Coupez-le!»
[1 Rois 3.25-26]

Le Jugement de Salomon lui revient en mémoire. Il constate qu'il est l'enfant qu'on veut couper en deux. Le jeune homme s'écarte des deux adversaires. Il a besoin d'air, de respiration, de temps.  Il a besoin de réfléchir. Il s'appuie sur le bureau et inspire calmement, paupières closes.

- La mission qui m'incombe est souveraine. J'ai parfaitement conscience de l'importance de mon don pour vos recherches. Jamais je ne nierais les voies du Seigneur qui m'ont mené jusqu'à l'I.C.V., ni ce que je lui dois.

Il se tourne vers le docteur Flemming et tente d'affronter son regard polaire.  Sa voix ne cille pas, malgré la nervosité de ses doigts torturant le tissus de sa chemise.

- Néanmoins, si je suis l'instrument de Dieu, je ne suis pas le vôtre, Madame. Nous trouvaillons de concert et.... et si je ne puis réclamer un respect  égal, eu égard de ma condition, j'aimerais que vous m'accordiez au moins la possibilité d'être plus qu'un artefact excavé d'un site antique. Je suis un être humain, "Sentimental" si tel est là votre descriptif, et de fait, si je veux que mon don puisse à nouveau s'exprimer et servir vos nobles desseins, il me faut réapprendre à vivre au sein du monde.

Il déglutit et coule ses prunelles sombres vers Riley.

- Et j'aimerais.. J'aimerais le faire auprès de Riley... Si elle le veut bien, é... évidemment, bredouille-t-il le feu aux joues.

Il sourit timidement avant de galvaniser son courage par une nouvelle inspiration.

- Voilà mon choix : je ne choisis pas. Les voix du Seigneur sont impénétrables et il vous a chacune de vous mises sur ma route pour de bonnes raisons. Je refuse d'oblitérer un chemin pour un autre.

Au dehors, la tempête se déchaine et les vagues se jettent contre les falaises pour y mourir, sans peur et sans reproche. Une métaphore toute biblique de la situation.

Elle voudrait arrêter cette entrevue stérile ici et maintenant, renvoyer cette femme dans les entrailles de sa caserne et le revenant dans ses quartiers scellés. Elle sent presque un mal de tête pointer sous les palabres d'Ohanzee qui ne tranche en deux que leurs convictions fermes à toutes les deux. Il se dédouane, dans la position d'incapable de choix, quand il est évident que c'est celui du cœur qui l'emportera. Peut-être pas aujourd'hui, peut-être pas demain... mais un jour, inévitablement. Il n'y a qu'à observer les regards échangés, les volontés conjuguées. Le jeu est enclenché, trop difficile à arrêter, en dépit de tout le pouvoir que Rouge peut posséder.

Il n'y a rien de tel pour la mettre en rage.
Le manque de contrôle demeure sa peur, profonde et viciée.

Elle ne répond pas à leurs arguments, pas tout de suite. Elle a besoin de réfléchir, de pondérer. Ils lui prennent son précieux temps avec leurs considérations futiles, alors qu'elle a tant et tant à faire. Pourquoi ne peuvent-ils pas simplement comprendre et obéir sans sourciller ? C'est ainsi qu'elle procède et qu'elle a toujours procédé. La nature humaine et ses aléas sont encore une difficulté notable dans son parcours de savante.

Le silence prend place, à nouveau. A peine ponctué des éclairs et du tonnerre grondant, redoublant de présence dans l'enceinte de la pièce. Elle a cette impression notable que l'orage bourdonnent encore plus entre les parois de son crâne, à l'esprit agité. Bras croisés, stature droite et inflexible, elle finit par déclarer :

« Rien ne me prouve que cette « solution », comme vous le dites, ne va pas ruiner tout ce que j'ai entrepris jusqu'ici. La perspective ne me plaît pas et je ne suis pas certaine d'obtenir uniquement des résultats positifs. »

Elle s'y attend. Elle entrevoit toutes les hypothèses possibles et imaginables sur les impacts d'une telle entreprise. Leur permettre cette liberté, c'est perdre beaucoup, peut-être pour rien.
Et d'un autre côté...
Ce qu'il peut en résulter pourrait dépasser les limites de son champs d'action.
Établir des paradigmes auxquelles elle n'aurait jamais pensé.
Et peut-être pourrait-elle avancer. Peut-être.

« Cependant... Je ne peux pas nier qu'il y a une infime chance pour que votre... relation ait un impact sur les dons d'Ohanzee. J'ignore encore comment. Je dois le quantifier... le chiffrer... »

La mine pensive, typique de ses phases de concentration, la Mère active la carte de son palais mental, y dresse ses piliers et ses fils reliés, schématise la moindre possibilité. Elle ne doit rien laisser au hasard, dans ce processus là. Absolument rien.

« … Soit. »

Le ton est donné, après des minutes entières à peser le pour et le contre.

« Si cela reste dans le cadre d'entrevues réglementées et supervisées... Que les conditions que j’établirais seront respectées et qu'Ohanzee ne dépasse plus les limites de ma confiance comme lors de sa dernière échappée... » Un soupire. Soudainement, la fatigue accumulée serpente comme un maléfice. « Je peux éventuellement considérer que c'est une bonne idée, oui. D'un point de vue scientifique, s'entend. »

Évidemment.

- Bien sûr que j’accepte, sinon je ne serais pas là à affronter le feu de ton terrible dragon.

Ohanzee est pris d'une envie subite de rire. Il se mordille la lèvre et évite de regarder le Docteur Flemming qui fulmine tant qu'on croirait voir de la vapeur lui échapper des naseaux. comme un véritable dragon. Tout est plus facile lorsque Riley est là, tout semble plus léger à entreprendre. Il se sent peu à peu gagné par son audace, son esprit frondeur, sa rétivité à l'autorité.

- Rien ne me prouve que cette « solution », comme vous le dites, ne va pas ruiner tout ce que j'ai entrepris jusqu'ici. La perspective ne me plaît pas et je ne suis pas certaine d'obtenir uniquement des résultats positifs. Cependant... Je ne peux pas nier qu'il y a une infime chance pour que votre... relation ait un impact sur les dons d'Ohanzee. J'ignore encore comment. Je dois le quantifier... le chiffrer...
- L'un des scientifiques de votre monde moderne n'a-t-il pas dit : "Vous n'échouez jamais jusqu'à ce que vous arrêtez d'essayer" et "La seule façon certaine de ne pas faire d'erreur est de ne pas avoir d'idées nouvelles". La Créativité et l'Innovation sont des qualités prônée et saluées par notre Seigneur qui nous a créé à son image : "Car nous sommes son ouvrage, ayant été créés pour de bonnes œuvres, que Dieu a préparées d'avance, afin que nous les pratiquions."

Ohanzee pousse sa chance un peu plus loin. Toujours nerveux, mais encouragé par l'énergie lumineuse de Riley, il poursuit.

- Ma Dame, si nous ne tentons pas cette approche nous n'en connaitrons jamais ses effets.
-… Soit.

Le jeune homme écarquille les yeux, se demandant si son ouïe lui joue des tours. Il s'avère que Dame Rouge a bien offert son consentement.

- Je... Je vais pouvoir sortir ?!
- Si cela reste dans le cadre d'entrevues réglementées et supervisées... Que les conditions que j’établirais seront respectées et qu'Ohanzee ne dépasse plus les limites de ma confiance comme lors de sa dernière échappée...
- Je vous fait la promesse que j'honorais ses conditions. Il glisse ses prunelles en direction de Riley. Et Riley aussi, n'est-ce pas ?

Il a une terrible envie d'exulter, de rependre sa joie en explosions candides, d'attraper la main de Riley et de courir dans les couloirs en riant. Il a la décence de se contrôler, mais son regard pétille comme l'enfant à qui l'on vient d'offrir le plus beau des cadeaux.

- ...Je peux éventuellement considérer que c'est une bonne idée, oui. D'un point de vue scientifique, s'entend.
- E.. Est-ce que cela prend effet... dès maintenant ?

Il veux aller danser sous la pluie avec Riley à en être trempé, hilare et enrhumé.

Le pétillement dans les yeux d'Ohanzee et la méfiance dans ceux de Riley. Ces lumières opposées ne font que confirmer que la Dame de Fer vient porter un coup à l'adversaire, un de ceux qui renversent les données du jeu. Et pour l'instant, elle semble même y prendre un certain plaisir. Rien n'est encore jouer, face au caractère tempétueux de la lieutenant. Rouge sait que la bataille demeurera féroce, mais qu'à cela ne tienne : perdre ne sera jamais une option, quelque soit le champs d'action.

Ohanzee jubile face au peu qu'elle concède, à l'os donné à ronger au chiot affamé. Il exulte, de ses éclats contenus, sporadiques, caractéristiques de l'éducation reçue, ici et autrefois. Il n'ose pas se réjouir trop longtemps, trop impétueusement. Tant que le Docteur est là. Elle lui a appris ça. Et il aura au moins retenu quelque chose.
Riley se fait moins naïve. Forcément. Les mots du maître n'ont de poids que pour les esprits domptés. Pas pour les chiennes errantes.

Le Professeur s'apprête à répondre, ouvre ses lèvres rehaussées de carmin sombre, avant qu'elles ne s'ourlent en une mine presque surprise. Ses traits se sont brisés, quelques millisecondes.

« Votre film ? »

Elle la fixe, incrédule. Y pensait-elle vraiment ? Est-ce que cette Riley s'est crue prête à outrepasser des règles dont elle ignorait tout ? Qui est-elle, diable, pour se croire au-dessus des lois de l'Institut ? De ses lois à Elle ?
La Reine ne se laissera jamais damer le pion. A aucun instant.

Dusse-t-elle y laisser sa clairvoyance, bien avant l'échéance.

Rictus, léger, moqueur en coin. Sourire sous cape, vite délaissé, pour une expression se voulant contrite. La savante est désolée, vraiment.

« Navrée, mais aucune séance de ce genre n'est prévue sur son emploi du temps d'aujourd'hui. Toute la semaine est établie depuis longtemps et vous n'étiez, comme dire... pas vraiment incluse lors de son élaboration, je le crains. Je suis certaine que vous pourrez la remettre à une autre fois. »

Un regard appuyé, de la jeune femme au garçon. Pour prouver sa bonne volonté, Rouge pivote, lentement, et d'une même cadence sort d'un tiroir de son bureau un lourd agenda brodé, de cuir et d'or. Noir luisant, on s'y verrait dedans. Elle l'ouvre à la date d'aujourd'hui. Toutes les pages sont griffonnées, noircies, le blanc crème des dates et des heures reste la seule ancre à l'encrage de ses journées planifiées à la seconde.
Elle fouille, de feuille en feuille, de jour en jour. Un creux s'aperçoit, plusieurs poignées de jours plus loin.

« Voyons... Disons, le 21. Dans quatre jours, donc. Cinq heures de temps libre, pleines, pour faire ce que bon vous semblera ensemble. Vous pourrez même votre fameux film, si vous y tenez tant que ça. Ce que vous voulez. A condition, comme je l'ai précisé, de surveiller et d'encadrer tout ça. C'est-à-dire que je souhaite connaître votre programme entier avant la sortie, et je veux un rapport détaillé à son retour sur les expériences et ressentis d'Ohanzee, ainsi qu'un entretien avec vous individuellement, lieutenant. Avant de partir, nous procéderons à une fouille et une liste de vos effets personnels. Ohanzee ne ramènera rien venant de l'extérieur sans mon approbation au préalable. Pas de rallonge de temps, et interdiction de quitter Tir Nà Nog et ses alentours. Au moindre écart, je serais tenue au courant dans la minute et viendrait chercher Ohanzee pour, cette fois-ci, mettre un terme définitif à notre accord. Pour toute addition ou suppression de règles, nous verrons comme se passe déjà cet épisode. S'il s'avère prometteur, je ne suis pas contre l'idée de recommencer. Mais inutile de trop se projeter. »

Dans sa discours maîtrisés, elle a repris place assise. Et ses yeux n'ont pas quitté ses deux petits cobayes. Doigts croisés sur le bois feutrés, Rouge demeure, le vert fixé derrière les verres fumés.

« C'est à prendre ou à laisser. Inutile de préciser que négocier est hors de propos. »

Five to six
A lie, a kiss
The secrets that were served we’d never say

Celui qui trouve une femme trouve le bonheur;
C'est le SEIGNEUR qui lui fait ce cadeau
[Proverbes 18.22]

Les voix du Seigneur sont impénétrables, pas celle de Riley Finglass.

Ohanzee l'avait toujours su, d'une certaine manière. Dieu ne l'avait pas mise sur sa route par hasard. Malgré le cadre rigide, les contraintes, les chaperons invisibles imposés par Dame Rouge, le jeune homme apprit à respirer par les poumons de cette jeune femme aussi sensible que déterminée. Déterminée à lui enseigner les joies d'un libre-arbitre dont il s'était toujours senti dépossédé. Ilégitime.
Un baiser, une échange de caresse, une étreinte.
Naïvement, il avait cru étancher sa soif inexplicable d'elle en concrétisant ses pensées, ses envies, ses pulsions refreinées. Cependant, plus il leur donnaient corps, plus son manque d'elle enflait, prenant des proportions irraisonnées et irraisonnables. Il suffisait d'un rire, d'une oeillade pétillante, d'une charmante provocation, pour qu'un passion trouble lui brouille la cervelle. Il sentait son coeur battre plus fort, l'oxygène irradier sa poitrine, les tensions délicieuses crépiter dans ses muscles.
Lui qui s'était cru Pélerin de chair parmi les Pélerins du Voile, jamais ne s'était senti plus vivant qu'entre les bras de Riley Finglass.
Son comportement à l'Institut s'en était ressenti.
Il souriait souvent, pour lui seul ou pour les autres. Il communiquait également avec moins de timidité, étonnant parfois par quelques traits d'humour inattendus. Il sifflotait aussi sans en avoir conscience, quelques airs guillerets de son acabit. Nul ne pouvait ignorer les traces de suçons, parfois même de morsures et les griffures érotiquement parsemées, marquant son épiderme et fatalement relevés lors des visites médicales. Néanmoins, cela n'affectait pas son obéissance et Ohanzee continuait de se plier au protocole du Dr. Flemming sans se plaindre. Ses résultats demeuraient constants et il était même parvenus à quelques transes sans pour autant produire de nouvelles visions claires.

Tout aurait pu demeurer ainsi.

Cependant, Riley s'échinait à travailler son amant au corps, questionnant sans cesse son attachement à l'I.C.V. Plus qu'un simple syndrome de Stockholm, il semblait évident qu'Ohanzee souffrait de tous les symptômes d'un traumatisme profond puisant sa source dans sa relation à son père. Le pasteur Figtree avait consciencieusement brisé son enfant, rompu celui-ci à détester et craindre sa nature de sorcier. La culpabilité d'Ohanzee de ne pas avoir été un bon fils, un être pure et non perverti par son sang vicié, nourrissait sa loyauté à l'Institut. Il servait leur cause et la noblesse de celle-ci : la préservation de l'humanité contre les forces du Mal. De cette manière, il espérait honorer son père lui qui n'avait même pas su mourir convenablement.
Chaque tentative de Riley pour l'amener à nuancer se heurtait à des réactions extrêmes du jeune homme : crise de larmes, d'angoisse et tremblements. Ohanzee était clairement déchiré entre deux postulats : Son amour indéniable pour Riley et son besoin incommensurable de contenter Dame Rouge qu'il refusait de désapointer comme son père avant elle.

"Je ne veux plus décevoir quiconque... Je veux pouvoir dire à mon père, en prière, que ma résurrection a un sens. Si.. Sinon, pourquoi suis-je encore là si ce n'est pas pour aider l'ICV ?!"
"Ton père ne mérite aucune prière après ce qu'il t'a fait. Aucune ! Tu ne lui dois rien. Il t'a tué Ohanzee. Il me semble que la Bible le proscrit, peu importe la raison. Il t'a simplement fait payer pour ce qu'il considérait comme un péché. Tu ne l'es pas. Tu ne l'a jamais été. Qu'en à ta résurrection...peut-être que le Seigneur que tu aimes tant a estimé que tu avais le droit à une seconde chance, Ohanzee. Une vraie vie, sans culpabilité, sans le carcan d'une figure paternelle monstrueuse..."

Ces paroles l'avaient fait profondément réfléchir. Les mots pétris de bon sens de Riley lui ouvraient de nouvelles perspectives: Pourquoi ne pas pouvoir concilier les deux ? Une vie libre avec sa compagne et son travail pour la cause sacré de l'I.C.V ? Plus il retournait cette idée dans sa tête, plus cela lui semblait réalisable et plus il s'imaginait libre, plus croissait son besoin d'être avec Riley.

Au point de faire naitre en lui des rêves de défi.

***

Dame Rouge n'a pas jugé bon de la lui reprendre, alors, il l'a précieusement conservée, cachée sous une pierre de son alcôve monacale. La carte "Pass". C'est la premiere de ses menues affronts à l'autorité. Par touches subtiles, invisibles, elle se sont accrues. Un objet escamoté et ramené de l'extérieur, des omissions dans ses comptes rendus, de pieux mensonges bienvenus.
A présent, il s'apprête à commettre sa première véritable incartade.
Ils ont tout convenus ensemble.

"Le complexe ferme à 22h00 et les rondes sont moins fréquentes sur le flanc qui donne sur la falaise. Il y a peut de chance d'intrusion de ce côté. C'est là qu'est la porte dérobée qui me permet de sortir. C'est un ancien passage secret datant du moyen âge. Fais attention, la crête est très escarpée. Il faut ensuite descendre un escalier creusé dans le granit jusqu'à la plage..."
"Je t'attendrais." a-t-elle promis.

Le palpitant d'Ohanzee tambourine avec force dans sa poitrine. Habillé avec une des tenues modernes offerte par Ryley, son blouson de cuir sur les épaules, il tripote nerveusement l'arrête de la carte en plastique. Et si le code avait changé, si la clé n'était plus valable ?
Jusque là, il a su se faufiler sans faire de bruit et en n'éveillant pas le moindre soupçon, mais à présent qu'il se trouve devant le sas métallique, une angoisse sourde lui étreint les tripes. Le jeune homme déglutit et passe la carte dans la fente éléctronique. A son grand soulagement le battant coulisse, laissant apparaitre le bois vermoulu et crouté de sel d'une porte bien plus ancienne. Lorsqu'il la fait grincer sur ses gonds, un vent violent s'engouffre, chargé d'embrun. Ohanzee, chasse sa chevelure qui lui fouette les yeux pour mieux voir la silhouette de Riley, qui l'attend, là, sur la corniche, ses cheveux sombres ébouriffés par le zéphyr. Son beau visage accroche merveilleusement les rayons de lune.

- Riley... fait-il, le timbre gorgé de soleil.

Il l'embrasse à pleine bouche et ce baiser a tant une saveur d'interdit que de victoire.

Ohanzee la suit avec une sorte de boule inexplicable au ventre, comme si un hérisson lui grignotait les entrailles. Il a l'impression de léviter tant la tension de la transgression est à la fois exquise et dangereuse. C'est un miracle que ni lui, ni Riley ne dérapent sur les marches de granit vermoulues. Ils se tiennent la main dans un silence haletant, forgé par l'excitation de l'escapade. Dans l'habitacle, Ohanzee glousse et vole un baiser juvénile à Riley.

La voiture démarre.
La Nuit a tout d'une envolée de corneille à cette vitesse.

Le quartier d'Ainselborough est une étrangeté à ses yeux. Il n'a jamais vu tant de néons criards, de lumières colorées, de femmes et d'hommes en tenues bariolées. Tout le monde semble hilare ou ivre, à moins que ce ne soit les deux. Des demoiselles dansent en tenue accortes derrières des fenêtres aux vitres rouges. D'autres s'approche des voitures, offrant leurs "atouts" au regard. Ohanzee rosit devant l'indécence sans pouvoir détacher ses yeux. Un spectacle de théâtre à ciel ouvert. Les ruelles se font plus étroites et sombres. La voiture finit par se garer loin des artères festives, dans une allée plus confidentielle. Un haut bâtiment ancien, enchâssé dans la vieille pierre, est illuminé d'éclairage sobres mais luxueux. Sur une devanture noire s'étalent en lettre d'or le nom de l'endroit : "The Salzen".
Les doigts toujours tissés à ceux de Riley, Ohanzee pénètre dans un vestibule d'une magnificence dont il n'est pas coutumier. Velours riches, tentures princières, tapisseries brodées, moulures marbrée et chandelier dorés. Il se sent soudain pauvre et minuscule devant un tel faste, comme écrasé. Cela n'est pas seulement dû à la décoration: il y a une sorte d'énergie particulière qui se dégage du lieu. Ohanzee le perçoit confusément sans mettre un doigt sur son sentiment.
A l'accueil , un homme en costume de soie noire et cravate de satin violet les observe avec l'acuité d'un chat de race. Il s'attarde un moment sur Ohanzee, le détaillant avec un intérêt que le jeune homme trouve insistant.

Et si cet homme était un des agents de l'ICV ?

Riley est plus détendue, pour sa part. Elle réclame les clés de la chambre réservée au doux nom des Grifeet, un anagramme de son propre nom de famille. L'idée d'être marié à Riley, avive ses battements de cœur tout en balayant ses craintes. Il la suit avec un sourire idiot jusqu'à leur nid pour la nuit. La chambre est incroyablement grande, sublimement arrangée. La baignoire est immense et il y a même une bouteille de vin offerte. Ohanzee est bouche bée face à cette opulence.

- Alors quel goût à la rébellion ?
- Celui du luxe et de l'ostentation, visiblement... fait-il quelque peu abasourdi par cette débauche. Il l'attrape par la taille et l'embrasse doucement. Et ta saveur aussi... souffle-t-il le regard brillant. Je ne savais même pas que de tels châteaux étaient à notre disposition. Serais-tu une princesse dont j'ignorais la noble ascendance ? Tout y est tellement... Il palpe le lit avant de s'y assoir. Doux... et Diantre ! Si moelleux ! C'est fou !

Ses prunelles pétillent d'émerveillement.

- Plus besoin d’être de sang royal pour avoir accès au luxe maintenant ! Il suffit d’avoir un bon compte en banque.

Ohanzee fronce les sourcils. Il n'a jamais possédé suffisamment pour ouvrir un compte en banque. A dire vrai, il n'a jamais rien possédé qui lui fut propre. Tout appartenait à son père. L'existence même du "papier-monnaie" de son époque était réservée aux riches, ce que les Figtree n'était pas.

- Et puis franchement tu me vois en princesse?
- En princesse guerrière, le glaive en main pour défendre la veuve et l'orphelin, aisément....

Elle se laisse tomber sur le lit qui la réceptionne avec un bruissement moelleux qui l'émerveille encore. Une literie de roi !

- Mmm, pas mal. Pas Mal du tout.
- Je n'ose imaginer la perfection, auquel cas ! fait-il en riant.

Riley a la bougeotte et se relève déjà pour leur servir à boire. Le vin est d'une curieuse facture : une robe claire pour quantité de bulles. Les coupes de cristal finement ciselées rendent parfaitement hommage à l'effervescence du breuvage.

- A ta deuxième soirée de liberté ! Goûte, tu vas voir ça pétille dans la bouche.
- Est-ce du soda ? s'enquiert-il ingénument avant de reproduire le geste tintinnabulant et de tremper ses lèvres dans la mousse. Il grimace comme un enfant surpris qui goute de l'alcool pour la toute première fois, puis il revient prudemment à la dégustation. C'est plus agressif que le soda... mais ça n'est pas déplaisant, déclare-t-il avec un sourire.
- Je ne sais pas toi, mais cette balade sur la crête m’a gelée, je prendrais bien un long bain plein de bulles…
- Je suis désolé de t'avoir imposé ce froid.

Ohanzee l'observe se lever avec ce regard qui a le pouvoir de déverrouiller ses inhibitions. Cependant, il n'ose pas bouger du lit, retrouvant un temps son attitude indécise et timorée. L'ambiance trop tranchée du lieu avec l'appartement plus austère de Riley, sans doute. Elle l'embrasse voluptueusement, ce qui le laisse un tantinet vaporeux sur l'instant : Riley le rend mille fois plus ivre que n'importe quel vin.
Sur le seuil de la salle d'eau, elle se tourne pour lui lancer une oeillade qui lui fait brusquement bouillir les sangs.

- Comme je doute que ça soit assez explicite pour toi, je vais traduire. Ca veut dire que je voudrais que tu me rejoignes si tu en as envie.

Ohanzee déglutit.

J'en ai envie, oui, terriblement.
Irraisonnablement !
Passionnément...
Que Dieu me pardonne ma concupiscence,
Je ne suis qu'un être de chair,
même revenu d'entre les morts comme son fils...

Il se signe très lestement en observant le plafond aux moulures d'angelots, puis se lève à son tour pour rejoindre sa compagne. La vision de Riley nue achevant sensuellement de retirer ses derniers vêtements, nimbée de vapeurs parfumées, font exploser les charnières de ses ultimes gonds. Il a volé cette soirée à l'ICV, Dieu n'a qu'à point regarder. Il pose sa propre coupe près de celle de sa compagne et, tout en la dévorant du regard, se déleste du tissus qui l'entrave. Bientôt nus comme le furent Adam et Eve, ils se rapprochent l'un de l'autre, les sens en feu.

Qu'importe que l'Eden soit carrelé, cela n'a aucune importance.

L'eau est chaude, propice au delassement. La profusion de mousse donne la sensation  de s'enfoncer dans un nuage divin. Le corps de Riley tout contre le sien est une bénédiction. Il l'enlace avec un soupir énamouré.

Lorsqu'elle guide ses bras autours de ses épaules,
elle a tout loisir de remarquer cette minuscule cicatrice
qu'elle n'avait pas notée auparavant.
Là.
Dans le gras de l'intérieur du bras, juste avant la naissance de l'aisselle.
Discrète, la cicatrice a tout l'air d'avoir été recousue très proprement
selon des points quasi invisibles.
Une modernité.

Y fait-elle seulement attention ?

- Et voilà ! Maintenant tu n’as plus qu’à te détendre.
- J'essaie, fait-il avec une pointe d'humour. Certaines partie de mon corps sont plus sensibles à l'apaisement que d'autres. Il rit doucement en lui embrassant la tempe.
- Je pourrais rapidement m’habituer à tout ça.
- Il est vrai que la baignoire est une ingénieuse innovation... continue-t-il sur sa lancée avant qu'elle  ne cueille sa bouche, certainement pour le faire cesser de dire des idioties.
- Je crois que je vais te kidnapper tous les soirs…qu’est-ce que tu en dis ?
- Et ainsi faire en sorte que je ne trouve plus jamais le courage de revenir à l'Institut. Quel plan machiavélique...

Leur corps se répondent toujours avec la même appétence. De baiser en baiser, leur faim mutuelle de l'autre s'attise. Ohanzee aime sentir Riley frémir entre ses mains, il savoure ses gémissement impudiques, c'est presque plus grisant encore que de peindre. La frénésie créative l'emporte avec la même puissance sacrée que lorsqu'il honore le corps et le coeur de Riley.

- Je t'aime... répète-t-il en boucle, étourdi de désir et d'émotions vivides. Je t'aime, je t'aime, je t'aime....

S'en est presque une incantation alors qu'il font l'amour, ouragan dans cette baignoire comme l'océan se jetant sur les falaises de leur prime rencontre. Leur tempétueuse étreinte, à la fois douce et orageuse, témoigne de l'urgence qui les presse sans cesse. Dans quelques heures, quelques jours, quelques mois, tout cela aura peut-être disparu.
Tout ce bonheur qui leur est défendu.
Tout cet amour interdit qui est leur.
Toute cette injustice qui s'échine à déchirer deux âmes vagabondes,
En parfaite communion.

Voici mon bien-aimé qui vient !
Il escalade les montagnes,
il franchit les collines,
il accourt comme la gazelle,
comme le petit d'une biche.
Le voici qui se tient derrière notre mur :
il regarde par la fenêtre,
il guette à travers le treillage.
Mon bien-aimé a parlé ;
il m'a dit : « Lève-toi, mon amie, viens, ma toute belle.
Ma colombe, blottie dans le rocher, cachée dans la falaise,
montre-moi ton visage, fais-moi entendre ta voix ;
car ta voix est douce, et ton visage est beau. »
Mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui.
[Cantique des cantiques Ch.2]

Son désir pour l’heure assouvie, le souffle encore court et le cœur palpitant, Riley, assise sur les genoux d’Ohanzee, a posé son front contre son épaule. Elle se sent si bien que s’en est indécent. Elle redresse lentement la tête, surplombant le visage du jeune homme qu’elle encadre, ses pouces traçant ses pommettes. Elle le scrute avec une émotion évidente et se sent horriblement honteuse de ne pas pouvoir vocaliser avec sa même aisance les sentiments qu’elle éprouve pour lui. Viendra le jour où ils finiront par déborder, où elle pourra lui retourner chacune de ses déclarations. Pas encore. Pas aujourd’hui. Alors elle lui démontre plutôt dans un baiser tendre et appuyé, murmurant son prénom comme on prononce un mot sacré.

Elle frisonne soudain.
- L’eau est froide, marmonne-t-elle avec un air ronchon. Ils se trainent sans réelle envie hors de la baignoire et se sèchent mutuellement. C’est là que Riley remarque pour la première fois une légère cicatrice non loin de son aisselle. Elle va pour lui en demander l’origine mais Ohanzee trouve un point sensible sur ses côtes chatouilleuses et elle fait un bond loin de lui moitié riant moitié menaçante. S’en suit une bataille en règle que Riley gagne malgré l’usage totalement déloyale qu’il fit de sa faiblesse évidente.  

Quelques minutes plus tard, tous deux sont revenus dans la chambre, Ohanzee enveloppé dans un peignoir épais et moelleux tandis que Riley a enfilé ses sous-vêtements et son tee-shirt. Vieille habitude professionnelle. Toujours se tenir prête. Ils discutent à voix basse allongés l’un en face de l’autre, faisant comme si le temps qui s’égrène ne les rapproche pas à chaque seconde qui passe de leur séparation inévitable. Les yeux dans les yeux, ils oublient le monde extérieur sans se douter que lui ne les a pas oubliés.

La trahison est une question de dates.
Une concordance bienvenue, un alignement inéluctable. Une riche prédiction sur le pictogramme de ses recherches. Rouge n'avait aucune illusion. Aucun brouillard sur ses yeux mortifères. Elle savait.
Elle savait, et elle est tout de même déçue.

Déçue de ne pas avoir été plus surprise que ça. Déçue que ce soit aussi prévisible.

Elle voudrait plus de miracles, au cœur du bastion de Dieu. Mais elle vient de se rendre compte que le jeu consiste à ce qu'elle les provoque elle-même. C'est presque trop facile.

Elle la laissé à dessein. La carte, le laissez-passer. Rouge avait parié pour que l'enfant tienne un peu plus longtemps cependant. Dommage pour l'erreur de calcul. Mais qu'importe. Elle attendait, tapie dans les ombres qu'elle projette, l'instant crucial où l'idée viendrait pousser entre les ferrailles de l'esprit d'Ohanzee. Une plante vénéneuse, insidieuse, s'est chargée de choyer cette petite graine de discorde et de l'arroser à coups d'arguments venimeux. Riley Finglas est une toxine incontrôlée. A trop haute dose, elle peut réduire le travail de nombreuses années de son toucher corrosif.

Je ne la laisserai pas.
Je ne la laisserai jamais.

Je te protégerai d'elle, Ohanzee.
Même si tu dois me haïr.

Elle les voit, du haut de ses quartiers. Les volutes de sa fumée de cigarette se perdent dans les embruns de la mer. Deux petites silhouettes brunes qui filent comme des tâches d'encre dans le creux de la nuit.
Mais Rouge ne dort pas. Elle ne dort plus. Ça fait dix ans qu'elle veille, indubitablement seule.
A attendre pour frapper.

Les pas ne tardent pas à se précipiter. On a donné l'alerte, on a réveillé les concernés : quelques puissances, White, peut-être. Et l'on toque à sa porte, on entre, le cœur battant et le souffle court.

« Docteur Fleming !! C'est terrible !! Le matricule-
- Taisez-vous. Je sais. »

Sa voix est impériale au balcon. Un dernier élan de nicotine avant qu'elle n'écrase son mégot que le vent rend au sable. D'un claquement de talons, le docteur se tourne vers eux, découpée dans l'embrasure tamisée de sa chambre à coucher. Ses iris sont luminescentes de malices.

Et en écho, certains peuvent l'entendre,
Les plus avisés peut-être,
Résonner les méfaits d'Astaroth dans son sourire élimé.

« Nous avons tout notre temps... »

[…]

Le ciel est clair, dégagé. La lune offre suffisamment d'éclat pour progresser.
Trois heures du matin, et le Salzen s'érige dans le brouillard, immense corps dans la brume.
Le professeur entre. Son corps fin est encadré de trois hommes. Leur carrure est épaisse, imposante, et c'est elle qui détonne dans son habit carmin. Noir pour elle. A l'instar de ses instincts.

Quelques renseignements sont vite extirpés du comptoir d'accueil. Elle loue une chambre. Se fait conduire. Elle n'attend pas. Les heures, c'est elle qui les dirige. Et celles-ci sont propices pour venir saluer les tendres Grifeet, entraperçus entre les lignes du cahier de réservation. Ridiculement mielleux.

Le feutre du couloir chromé, d’apparat luxueux, atténue le bruit de sa venue. La chambre nuptiale est vite repérée, le traceur est formel : la proie se trouve derrière la porte de la suite Allegro.

Il n'a fallu que peu de choses. Une carte passe-partout, quelques gestes furtifs, un rapide coup d'oeil au lit. Et telle une prestidigitatrice des destins croisés, Rouge dévoile le résultat de son tour de passe-passe : quand elle allume la lumière de son doigt ganté, Ohanzee et Riley sont extirpés de leur sommeil, un malabar pour chacun, pour retenir poignets et véhémence. Les muscles entravent les mouvements. Plus question de fuir, à présent.

« J'ignorais que tu n'aimais pas ta chambre au monastère au point de venir te reposer ici. Tu aurais dû m'en faire part, nous aurions changé la décoration pour quelque chose de plus... clinquant. »

Elle fait mine d'observer les lieux, du lustre de cristal jusqu'aux écrins poudrés des fauteuils moelleux, avant que son regard ne glisse vers Riley presque inopinément, comme une tâche dans le décor.

« Ah, vous êtes là, vous aussi. Bonsoir. »

Sourire volatile.
Conquérant.
Fugace, aussi.

Son attention se dirige immédiatement vers le garçon aux esprits.

« Maintenant, Ohanzee... Je me doutais, malheureusement, que les choses se termineraient ainsi. Il n'y avait pas d'autre alternative possible compte tenues de mes hypothèses. Mes conjectures menaient tout droit à ce chemin-là. »

Elle s'approche. Le troisième homme pousse le médium à se mettre à genoux, dans un claquement peut-être un peu trop violent sur l'épaule. Au geste, Rouge s'écorche, d'un regard glacial à l'encontre du garde du corps.

« Doucement ! Si vous le blessez, je me charge de vous. »

Son ton est âpre, mais glisse à nouveau vers une nuance plus calme. Presque plus chaleureuse. D'un genou plié, elle se met au niveau du garçon, soulève son menton de doigts peints, impeccables et gelés.

« Cependant... tu es le seul capable de contrebalancer un tant soit peu mes estimations. Et peut-être changer la donne de toute cette mascarade. Juste en répondant à une seule petite question... »

Son regard accroche le sien. Il lui semble que les quelques contours commence à devenir flous. Elle persiste, pourtant. Elle ne lâchera rien. Pas maintenant.

Pas si vite.

« … Comptes-tu quitter l'Institut ? »

Il ne s'agit pas de choisir l'Amour ou le devoir,
Il ne s'agit pas d'obéir à son instinct,
Il s'agit de lois et de faits.

Diane, ma sœur Diane, tes exploits ne seront jamais renouvelés.

Douce illusion de paix que le sommeil. Ohanzee et Riley, blottis l'un contre l'autre, se sont endormis le coeur léger, tels des enfants repus de joies simples. Aussi lorsque la lumière crue agresse ses paupières, le jeune homme a la sensation d'être foudroyé. Peut-être est-ce le cas, en vérité. La violence des entraves qui lui sont faites, le regard ardent de Dame Rouge, cela a tous les atours du châtiment divin.

- J'ignorais que tu n'aimais pas ta chambre au monastère au point de venir te reposer ici. Tu aurais dû m'en faire part, nous aurions changé la décoration pour quelque chose de plus... clinquant.

"Ainsi donc,
C'est là que tu étais mon fils.
Moi qui te croyais appliqué à l'étude des cantiques.."

Tétanisé, incapable de bouger, Ohanzee sent nettement la poigne glacée se refermer avec force sur ses poumons. La sensation de ne plus disposer d'accès d'oxygène rend son souffle erratique. Le sang bourdonne à ses oreilles, rendant ses perceptions sourdes, lointaines. Les yeux écarquillés, il contemple le docteur Flemming avec une effroyable détresse.

-Maintenant, Ohanzee... Je me doutais, malheureusement, que les choses se termineraient ainsi. Il n'y avait pas d'autre alternative possible compte tenues de mes hypothèses. Mes conjectures menaient tout droit à ce chemin-là.

"Sache que je suis triste de constater que j'avais raison.
Ton âme est noire, impropre à être sauvée.
J'ai essayé, mon fils.
J'ai tant voulu croire en toi.
Mais la corruption nichée dans tes veines est inéluctable."

Ohanzee est projeté à genoux sur le sol. Il tremble de tout son être. Un froid immense s'est emparé de lui. Sur l'arrête d'un précipice, prêt à y tomber tête la première, il est suspendu à la clémence d'une mère déçue comme son père avant lui. Tout est brisé. Il n' a plus qu'a contempler les tessons de lui même aux pied de celle qui a toujours détenu son salut.

-...Tu es le seul capable de contrebalancer un tant soit peu mes estimations. Et peut-être changer la donne de toute cette mascarade. Juste en répondant à une seule petite question... Comptes-tu quitter l'Institut ?

"Réponds-moi donc, mon enfant.
Pensais-tu pouvoir me trahir de la sorte sans en payer les conséquences ?
Pensais-tu avoir le droit de me quitter ?!

Les rémanences des coups de fouets claquant sur sa peau, la douleur lézardant ses nerfs, ses yeux baignés de larmes, ses suppliques laissées sans réponses sont si puissantes que le jeune homme en a un haut le corp. Sa bile se répand en hoquets confus sur la moquette soignée du Salzen. L'amertume lui noie le palais et pique sa langue. Vomir a eu au moins l'effet de le reconnecter à l'instant présent. Il tousse piteusement mais lorsqu'il lève les yeux vers Rouge Flemming, son regard n'a rien de pathétique.

- Pourquoi....? Sa voix est rauque, encore vacillante. Pourquoi me pousser à choisir ? V.. Vous avez toujours eu ma loyauté, toujours v.. vous l'aurez... Alors pourquoi continuer à me traiter comme un animal ?

Ses prunelles sombres sont baignées de larmes. Depuis que les graines du libre-arbitre ont été plantées par Riley, Ohanzee éprouve le besoin de vivre à nouveau comme un être humain.

Est-ce donc si impardonnable que cela ?

Bruit gluant.
Rouge jette un regard livide à ses pieds.
La texture de la bile se marie mal aux reflets pétrole de ses escarpins. Elle fulminerait de rage si elle y accordait la moindre importance à cet instant précis.

Ce moment où tout se joue et où elle comprend davantage. Rien ne lui a paru si clair, même au-delà de ses nuits blanches à épier la moindre trace de vérité.

Elle le fixe, désormais. Ce regard où s'enflamme les cendres de tremblements passés. Ce ton doucereux, cette lueur diaphane et pathétique de ces grands œillets de biches, tout s'est consumé en une fraction de seconde dans une expression inédite. Elle en reste coi, devant le visage d'Ohanzee.

Illuminé d'un millier de brasier.

Était-ce ceci ? Était-ce cela qu'elle cherchait à réveiller en lui ?
En tout cas, les choses changent.
Le propre des grandes découvertes.

Elle ne se retient pas de se reculer quand Finglas sort le grand jeu. Sa stature reste droite et sans la moindre terreur dans sa gestuelle. Fleming est une tige mouvante dans son par-dessus sombre, boutonné jusqu'au cou. Les hommes de mains, blessés dans leur ego, râlent et s'apprête à rattraper la militaire, quand le docteur lève la main d'un geste leste, lent, ordre muet pour les en empêcher. Non. Restez à terre. Pas un mot.
Ses lèvres closes, pincées, n'esquissent qu'une ombre de sourire en coin devant le discours de Riley. Il est pétri d'une humanité si bien-pensante qu'elle en détonne avec la situation. A-t-elle réalisée que tout ce qui se joue ici va bien au-delà qu'une simple rancœur de passage ? Voit-elle, à travers ses œillères de bonne citoyenne, que la ville bouillonne d'effluves à contenir ?

Rouge n'est pas une marraine de mafia.
Ni même une reine tout court.
Elle n'est que témoin volontaire des changements qu'elle opère.
Pour le meilleur, comme pour le pire.

Elle l'écoute d'une oreille, mais n'accorde que peu de crédit aux paroles de Riley. D'un mouvement de tête, elle aborde pourtant dans son sens en signalant qu'en effet, ses mastodontes feraient mieux de lâcher Ohanzee.

Qu'elle n'a pas cessé de fixer du regard.

« Comme je le pensais... »

Sa bouche s'entrouvre de pensées trop vives pour être contenues. Elle est devant l'évidence, le résultat de semaines entières d'expériences.
Sa question n'était qu'une formalité.
Une façon de confirmer ses hypothèses.
Veut-il quitter l'Institut, demande-t-elle.

« … Tu es déjà bien loin. »

Toi aussi.
Toi aussi...

Je t'ai fais fuir.

Et je ne regrette rien.

Son regard vert, qui s'était brièvement éclairé d'un scintillement presque irréel, redevient impassible. Le docteur se calme. Réfléchit. Elle remanie ses plans, compose avec les effets de ses jeux dangereux.
Un coup d'oeil au couple et il ne lui faut pas plus d'une seconde pour se décider.

Les nuances de noir et de blanc sont intrinsèquement liées.

« Ce que je dirai ou fera n'a plus aucune importance à vos yeux, pas plus que votre amourette n'en a réellement aux miens. » Son ton demeure étrangement résigné. Sans cet acerbe cynisme qu'on la sait capable de claquer. « Mais j'ai eu les réponses que je souhaitais. Je n'étais pas venue pour autre chose que ça. »

Elle retire ses gants un instant, soulève ses sempiternelles lunettes, frotte ses yeux malmenés. Ses deux cobayes commençait à devenir flous. Un instant de faiblesse volé à son carcan de fer. Elle se déteste, ces derniers temps, à trop en laisser filtrer.

Tout comme ce sang qui coule parfois de son nez...

Un soupire, éloquent. Ses épaules s'affaissent et elle se tourne vers la porte.

« … Faites ce que vous voulez. Ça ne me concerne plus. Considérez notre accord comme rompu. Mais je suppose que c'était déjà chose faite, de toutes manières. »

Rouge n'est pas dupe. Elle les savait incapables, depuis le début, d'y souscrire sans rechigner. Elle devine la quasi-totalité de leurs rapports rendus faux, ou incomplets.
Et elle n'a plus de temps à perdre avec cette manière de procéder.

Le tic-tac de ses heures est compté.

« Juste une dernière chose. »

Sa main est déjà sur la poignet. Ses gardes ont rappliqué à ses côtés comme des ombres abîmées.

« Tu as dû le sentir ou le prédire, Ohanzee, mais le cataclysme est pour bientôt. Quelque chose de beaucoup plus grand que toi, que vous Riley, ou que toutes les forces de cette ville... Ce malheur est désormais à nos portes et prêt à nous emporter. Je cherche à l'endiguer par tout les moyens depuis très longtemps. Peut-être avec des méthodes qui vous dépassent, je le conçois. Mais rien ne m'empêchera de continuer à le combattre. Toutefois, si d'aventures ce mal venait à s'en prendre à toi personnellement... » Une pause. Sa bouche brûle. De mots qu'elle aurait peut-être aimé dire autrefois. « ... N'oublie pas que tu restes un enfant de l'Institut. »

La porte s'entrouvre sans plus de cérémonie.
Le couloir est sombre, sans lumière.
Rien qu'un vague tintement au coin de la rétine.

Quand, pour tout les autres, il resplendit de mille feux.

D'un millier de brasier.