Le temps s’écoule, comme le fil d’une eau chargée de navires. Les semaines apportent leur lot de voyageurs, certains partent bien vite, rétablis rapidement. D’autres demeurent plus longtemps, accablés de blessures plus profondes que les plaies. Si Tae’alam n’est que l’un des trois pôles pivotants pour le bon soin des rescapés de la ville ou de ses alentours, il n’en demeure pas moins surchargé ces derniers temps, d’autant plus depuis l’évènement particulier déclenché par Ciulin. Certains élèves portent encore les stigmates des ronces et de l’influence divine sur leur part élémentaire, et même si leur directeur semble avoir repris des forces depuis son réveil, Amon se sait tout aussi affecté que ses plus jeunes protégés.
Pourtant, il tient bon. Il n’a pas tellement le choix, pour le bien des Autres avant le sien. Un défaut terrible, une qualité certaine, il l’ignore comment qualifier cet élan qui existe chez lui depuis son premier souffle.
Une abnégation proprement insupportable, parfois, souvent, dont il ne parvient pas totalement à se défaire.
Elle lui rappelle celui qu’il a demeuré avant cette renaissance impromptue. Bien qu’il s’habitue, à force, à cette nouvelle image… les vieilles habitudes, de coeur comme d’être, ont la peau bien plus dure que la sienne.

Son agenda déborde, ce matin-là. Des conciliabules de professeurs qui demandent toute son attention, beaucoup de structures à continuer de renforcer, des entraînements à surveiller pour les plus déterminés de ses élèves, dont les familles manquent et dont les inquiétudes transparaissent sur leurs traits résolus. Amon a fort à faire, mais cette journée débute, comme toutes les autres sauf exception, par la visite du chevet des plus atteints. Si son Eau est encore capricieuse, il peut toujours apaiser et prodiguer quelques soins au besoin, et prendre le relai de maritins épuisés à la tâche. C’est bel et bien là son but : que chacun puisse apporter un effort dans les limites de ses capacités, et les siennes ont été grandement réduites.

Toutefois, sa magie ne peut hélas soulager quelques cas en particulier. Les affres traumatiques et les mémoires explosives, poussant aux cris dans la nuit et aux hallucinations. Particulièrement renforcées chez les plus atteints depuis Fensalir, il se sait incapable de les sauver d’eux-mêmes.
Une bien belle ironie, au demeurant.

Ainsi, le Recruteur de Malsheem s’est dépêché de quémander l’aide d’une personnalité particulière, déjà heureusement présente sur les lieux pour d’autres traumas liés à l’apocalypse.
Le sachant affairé sur une patiente particulièrement touchée, Amon emprunte un couloir et se rend dans un dortoir, pour prendre des nouvelles comme de coutume.
Amon frappe à la porte et entre, le démon est déjà présent au chevet de la jeune fille. Yukiko, petite maritin d’à peine une quinzaine d’années, dont la frappe divine l’a poussée à se recroqueviller, elle, aussi, dans sa mémoire morcelée. Un cas particulièrement grave qui a exacerbé le mutisme de l’adolescente, la rendant catatonique, incapable désormais de communiquer avec quiconque.

« Bonjour. »

Quelques pas vers eux et le directeur salut le démon, précieux allié inopiné dans cette lutte contre les esprits abîmés. Baphomet a beau être de ce caractère imprévisible, Amon le sait parfaitement compétent pour l’aider à la tâche et prendre la situation avec le sérieux qu’elle nécessite. Étant donné son habileté précieuse et ses quelques miracles sur d’autres au fil des mois, le cas de Yukiko ne devrait pas être si difficile pour lui. Pourtant… elle demeure, prostrée sur son lit.

D’un léger soupir, Amon se tourne vers l’expert démoniaque, dans l’espoir de trouver des réponses.

« Comment va-t-elle ? Es-tu parvenu à desceller quelque chose ? »

Baphomet affiche une expression inhabituellement grave. Ce n’est pas quelque dont Amon est coutumier, depuis que le démon a rejoint les rangs de Malsheem. Même en œuvrant comme thérapeute mémoriel, sa bonhomie et son franc-parler ont toujours fait foi, comme une seconde peau affichée pour rassurer ses patients d’un jour dans leur biais traumatiques.
Pourtant, dans ce cas-ci, elle semble rompue. Yukiko ne perçoit pas les faux-semblants, et la sincérité du démon semble plus posée. Amon s’en soucie : est-ce si terrible que ça ?
Le djinn offre un brin de sourire à la question de circonstance. Il ne sait pas tellement quoi répondre, ces derniers temps, alors il compose avec toute son honnêteté :

« Autant que possible. Et toi ? »

En s’approchant du lit, il écoute les réponses à ses propres demandes. Elles ne sont pas tellement de bonne augure, ce à quoi il s’attendait. En entendant toute les l’imagerie du vase brisée, Amon ne peut s’empêcher de percevoir la jeune djinn comme une poupée de porcelaine tombée de trop haut. Connaissant son passé, fatalement difficile, une telle épreuve fût de trop pour elle. Elle se protège, dans sa douleur.
Quelque chose qu’il ne connaît que trop bien.

« Je vois... », soupire-t-il, au terme de l’explication. Il espère presque que le « balai » suffira à rassembler tout les fragments.

Penché sur l’adolescente prostrée, le directeur hésite avant de lever doucement la main vers une des siennes, serrant ses genoux maigres sur sa poitrine. Ses tatouages bleus ondulent à la surface de sa peau et cherche ceux de la jeune fille, dissimulés, craintif. Un frôlement à peine et Amon sent, immédiatement, ce qu’il ne devrait pas trouver : du vide. Une eau stagnante, à peine visible en surface. Sans profondeur, repliée sur elle-même dans des abysses insondable. Un nouveau soupire et Amon rompt le lien de peau à peau : c’est inutile.

« Ta métaphore est très imagée, mais juste. Il y a une cassure profonde. Qu’il s’agisse de son lien élémentaire… ou de sa mémoire. Je sens qu’elle est présente mais… complètement inaccessible. Perdue dans ses propres morceaux, en quelque sorte, pour te paraphraser. »

Son regard inquiet, passant d’irisé surnaturel à brun humain de nouveau, se tourne vers le démon.

« Qu’est-ce que tu entends par « proprement » ? Que risque-t-elle, exactement ? Peut-elle… mourir, d’une telle intervention ? »

L’idée lui fait froid dans le dos, au point de remuer l’eau d’un vase, justement, à proximité. La mortalité, une notion inimaginable et peu fondamentale pour un djinn. Il pondère cette décision, qu’il doit prendre en sa qualité de responsable éducatif et tuteur de fait. La famille de Yukiko n’étant plus qu’un triste souvenir, il doit agir dans l’intérêt de la jeune fille. Même si cela implique de tenter le tout pour le tout.
Peut-être que cela ne pourra pas être pire, pour elle.
Ou peut-être choisit-il la mauvaise voie.
Dans tout les cas… c’est à lui de trancher.

« Je pense que... », finit-il par déclarer, après un long moment d’introspection. « Si tu crois sincèrement que tu es capable de la sauver en utilisant ta méthode et faire en sorte qu’elle revienne parmi nous, Baphomet… Alors, vas-y. »

Un regard vers la jeune fille, puis vers le démon à nouveau. On l’appelle sans doute ailleurs, mais il a besoin de s’assurer que tout se déroule comme prévu, sans heurt pour sa protégée.

« Puis-je rester ? J’aimerais être auprès d’elle. Elle aura peut-être besoin d’une connexion avec un autre Maritin, quand ce sera terminé. »

Ou d’une présence au minima rassurante, à défaut.