Le cri transperça la quiétude de la forêt. Ce chant mortifère, imperceptible pour les vivants n'annonçait qu'une chose : la Mort. Elle sut aussitôt que là était sa chance.

Depuis sa venue, Chhaya cherche à entrer en contact avec ses homologues fae. L'équivalent des démons et du pandémonium pour les sidhes. Ses tentatives se sont avérées infructueuses. Sa rencontre avec un Dullahan s'est conclue par un empoisonnement qui a failli lui couter sa motricité. La Maitre-Pleureuse des Banshees, soeur Caoim, l'a clairement déboutée, refusant net de partager les secrets de sa fonction. Le décès silencieux des Vulpes et des Heksens l'a laissée dépourvue d'âmes à interroger. Le petit Cadavre-Chan est un mystère insoluble, une anomalie amnésique dont elle ne parvient rien à tirer. Puisque les approches conventionnelles et frontales ont échoué, il est temps d'user de duplicité.

Silencieuse comme l'ombre qu'elle est, elle rallie le point de conjonction, la source du Cri, là où le Voile s'est déchiré. Dissimulé au regard, du haut d'une branche pour un meilleur point de vue, elle découvre le cadavre frais d'un esprit-cerf aux bois d'argent, un des faes métamorphes semblables à Sauvage, l'esprit-louve ambassadrice chez les humains. Son âme éthérée se trouve encore près de son enveloppe, dans l'attente du guide qui le conduira à l'étape prochaine de son voyage dans l'Après-Vie : la banshee qui a hurlé pour le prévenir que sa fin était proche.
Lorsque celle-ci surviendra, elle tâchera de la suivre pour percer les mystère de la Mort dans ce monde.

C'est alors qu'elle le voit, mal dissimulé dans un fourré : un autre démon. Evidemment, en tant qu'entité psychopompe, il a dû entendre le chant funèbre de la banshee. Cet hurluberlu risque fort de tout faire capoter. Aussitôt, elle plonge dans l'ombre d'un creux de l'arbre où elle est perchée pour surgir dans celle de cet élément perturbateur imprévu. Elle referme ses bras sur lui, dont une main sur sa bouche.

- Pas un bruit, sombre imbécile. Reste tranquille et discret ! lui susurre-t-elle au creux de l'oreille.

Il existe plusieurs manières de se suicider. La première est d'arrêter volontairement de vivre en attentant à son corps d'une manière ou d'une autre. La seconde est de se mettre en danger plus où moins consciemment, un danger mortel, qu'on voit arriver comme ombre mais dont on ne peut pas percevoir la profondeur. Voilà. Je suis dans cette seconde catégorie. Seul dans la forêt, je constate que ces derniers temps, il se passe tout de même beaucoup plus de trucs sur terre qu'en enfer. C'est impressionnant ! Aussi, quand j'entends le cri glaçant d'une banshee, évidemment, je veux être de la partie.

Du coup, j'apparais non loin d'un cadavre tout frais, et là… PAUSE !

Normalement, je connais à peu près tout le monde, une vibration de cordes vocales m'indiquent assez facilement la voix d'une personne. Une respiration ? J'en déduis tout ce qu'il est possible d'en déduire jusqu'à trouver des affiliations. Je ne me contente pas de mes propres souvenirs, mais j'ai aussi ceux des autres qui complètent ce qui peut être comblé.

Et là, alors que des bras inconnus m'entourent et qu'une main me réduit au silence… alors qu'une voix nouvelle parvient à mon oreille… rien.

Je veux dire… rien de rien, pas un 'peut-être', pas un 'ah tiens, ça ressemble à bidule'. Non, rien, comme si mes pouvoirs étaient bloqués et que ma mémoire était compromise… et pas comme j'aime.

Ma main glisse sur la sienne pour la virer de ma bouche. Même son odeur m'est inconnue !

Bon, on ressort un nouveau dossier vierge, et on commence à remplir. Je ne pensais pas que j'en avais encore, tiens ! Voix identifiée, odeur, gestes, respiration, humour ? L'humour c'est important !

Je glisse alors ma bouche jusqu'à son oreille pour y déposer des mots murmurés.

"T'es à ce point en manque de câlins, ma jolie ?"

Et c'est ainsi que nous n'entendrons plus jamais parler de Baphomet, démon de son état, mort pour avoir été stupide.

Chhaya exècre le contact et qui plus est avec des hommes. Elle y est malheureusement contrainte et forcé si elle souhaite mener à bien son projet de filature. Elle ne connait pas celui-ci personnellement. Un démon mineur sans aucun doute, sans titre pompeux ni  charge prestigieuse dont elle ignore la vassalité.
Pourquoi cette impression de familiarité, alors ?
L'aurait-elle récemment croisé ? Où ?

Ce court moment d'inattention permet à l'olibrius de venir lui susurrer des salaceries à l'oreille. Le bourreau grimace et réprime une sensation de dégout qui la fait frissonner tout entière.

- Tes manières, stupide mâle ! Irrigue de nouveau ta cervelle au lieu de monopoliser tout ton système sanguin vers ton service trois pièces, chuchote-t-elle, grinçante. Je n'ai aucune envie qu'on nous repère parce que tu ne sais pas tenir tes pulsions. Maintenant, sois gentil et fait silence, sinon je te tue...

Une étrange mélopée s'élève alors, lancinante, à travers les troncs. Un chant d'une tristesse infinie composé de larmes et de plaintes. Cinq banshees font leur apparition, glissant sur l'herbe sans la toucher, leurs voiles noirs enveloppant leurs corps pâles et malingres, complétement décharnés pour certaines. Elles forment un cercle autour de l'âme de l'Esprit-Cerf et caressent son pelage translucide tout en poursuivant leur complainte torturée à cinq voix. Puis, le cortège se met en branle, l'animal entouré de son escorte funèbre.

C'est là que tout va se jouer.

L'une des créatures se tourne soudain vers le fourré où Chhaya et son otage sont cachés. Imperceptiblement, la démone se crispe autour du corps de Baphomet, inquiète qu'on les découvre, mais finalement la Soeur-Pleureuse se détourne et poursuit son chemin, fermant la marche de la procession.

- Pas un bruit, murmure Chhaya à son acolyte, le regard fixé vers sa cible. Il faut absolument que je sache où elles l'emmènent...

Elle se tourne vers l'élément parasite de son plan, pour lui intimer de ne pas venir la gêner quand son visage la frappe soudain d'une évidence.

- Mais tu es le portrait craché de Bélial ?!!

Et pourtant, ce n'est pas le Prince-Démon qu'elle a pris soin de torturer elle-même et qui a eu l'outrecuidance de récemment venir perturber son Royaume qui se tient devant elle. Qui est donc cet imposteur ?

Bon, le monde, on va encore une fois se mettre d'accord. Tu ne veux pas de moi, OK, tu me trouves nul, OK... MAIS ALORS FOUS-MOI LA PAIX BORDEL DE MERDE ! J'ai rien demandé à personne ! Arrête de m'envoyer des gens pour me faire chier pour finalement me reprocher d'être juste là, voire juste d'exister ! C'est un peu vexant au bout d'un moment.

"C'est toi qui me colles, c'est toi qui me parles. Blâme pas le stupide mâle de ne pas avoir de manière quand toi, tu n'en as aucunes."

Je regarde le spectacle de ce qui semble l'avoir attirée. Alors quoi ? Même les âmes ne peuvent plus partir en paix ? Pourquoi elle veut obligatoirement savoir où ils l'emmènent ? C'est en tout cas ce qui lui fait un peu fermer son clapet. Je regarde le "spectacle" se faire, un peu absorbé. Et puis je me tourne lentement vers la femme qui me tient encore serré sans trop s'en rendre compte.

Dommage que ce soit une de celles qui fasse passer le travail avant le plaisir. Je pensais qu'elles étaient en voie de disparition, celles-là. C'est dommage, vraiment dommage, mais c'est la vie… ou plutôt, c'est la mort !

Elle se tourne vers moi. Je hausse les sourcils. Elle me demande de me taire… oui, j'ai un peu compris ta manière de fonctionner, madame. Jouer avec toi au roi du silence doit être d'un ennui mortel.

"'Core une fois… c'est toi qui me parle, très chère."

Et puis… elle se met à crier soudain.

"Perdu !"

Bon, autant pour sa mission, j'imagine… et elle me dis que je ressemble à mon frère. Un jour, je le tuerai de mes mains. Cette sempiternelle comparaison me crispe. Il ne fait rien de spécial à part foutre la merde. On n'est pas les deux faces d'une même pièce, ou du moins, on ne l'est plus. C'est le grand méchant pas beau, un digne démon qui se donne du mal à ne surtout pas contredire les catholiques sur notre nature…

"Non, c'est lui qui est mon portrait craché. J'étais là à peine avant."

C'est bon, on peut se détendre un peu ?

"Pourquoi ? T'as besoin de quelqu'un qui peut se faire passer pour lui ?"

Enfin vu la réputation qu'elle me prête d'emblée, à moins qu'elle fantasme sexuellement sur le prince du Chaos, je doute pouvoir lui être d'une quelconque utilité. Je lui montre le convoit blanc et disparu d'un coup de tête.

"Tu es en train de perdre la trace de ta mission, miss perfect…"

Tu vas voir que ça va encore être de ma faute.

- Perdu !

Chhaya le dévisage de ses grand yeux noirs comme deux abysses. Sa cervelle s'active à vive allure. Se pourrait-il que... ?

- Non, c'est lui qui est mon portrait craché. J'étais là à peine avant. Pourquoi ? T'as besoin de quelqu'un qui peut se faire passer pour lui ?"
- Tu es son jumeau, Baphomet... souffle-t-elle en le fixant toujours de ses prunelles insondables. Le corbeau aux ailes blanches. Tes bourreaux m'avaient pourtant assuré que ton âme n'avait pas survécu à la Métamorphose...

Et de fait, elle avait toujours pensé que les rumeurs d'un démon au visage semblable à Bélial n'étaient pas fondées.
Elle fronce les sourcils, songeuse.
Une manigance d'Asmodée ?
Il avait dû corrompre les bourreaux responsables de la torture des deux frères.
Dans quel but ? Cacher le pouvoir de ce nouveau démon ?
Possible qu'il ait voulu escamoter Baphomet en gardant cet atout pour plus tard, dans le but de remplacer un autre prince-démon par l'un de ses pions comme il l'avait fait pour Abaddon avec Bélial et Lilith avec Alrune.
Pourquoi n'était-il pas allé au bout de la manœuvre ?
La démone soupire.

- Asmodée et ses fichues cachoteries... Ces circonvolutions sont parfois contre-productives.
- Tu es en train de perdre la trace de ta mission, miss perfect…

Chhaya pousse un petit juron en sanskrit.
Mue par une étrange impulsion, elle attrape le bras de Baphomet et le rapproche d'elle pour mieux le surplomber de toute sa majesté. Malgré sa petite taille, elle dégage une aura d'autorité naturelle toute royale.

- Cette mission est notre mission. Tu es un démon, tout comme moi, une créature dévolue à Mort et Mort a disparu contribuant à la décrépitude du Pandémonium en ce qu'il est actuellement devenu. Deux univers sont en train de fusionner. Je dois comprendre comment fonctionne nos homologues de faërie. Eux, savent peut-être où a disparu notre Infini. Eux sauront peut-être pourquoi il y a des vagues de gens qui meurent dans leur sommeil.

Peut-être que Destin a mis Baphomet sur sa route.
Peut-être n'est-ce qu'un simple hasard.
Quoi qu'il en soit, comme son instinct l'a poussée vers Björn, elle veut croire en ce que lui intime une nouvelle-fois celui-ci.

- Es-tu avec moi, Baphomet frère caché de Bélial ?

Les éditions 'Nous ne sommes pas peu fières de vous présenter' ne sont pas peu fières de vous presenter…

L'entourloupe du bourreau !

Je disposais du pouvoir de mémoire bien avant d'être un démon. J'ai insinué l'idée que j'avais été bien plus torturé, brisé, le souvenir de mes cris, et même le souvenir de ma mort. Ils ont dû dire que je n'avais pas tenu bien longtemps, mais comme j'en ai hautement rien à carrer de ma réputation, ça passe. Après, il m'a suffit de concevoir ma propre identité dans l'esprit des gens.

"Attends… Asmodee ?"

Aaaah le prince des manigances… c'est lui qui se permet de recevoir les lauriers de ce genre de trucs. Soit. Il m'avait demandé de laisser dire. C'est logique que toute la gloire lui revienne ! Je serai plus tranquille ainsi.

"Bien joué ! C'est tout lui, ça."

Elle me parle de 'notre' mission. Moi qui m'étais promis de ne plus m'impliquer dans quoi que ce soit parce que ça me saoulait… me voilà piqué au vif. Donc, plus de mort, la faery qui nous pique nos âmes, on devient de plus en plus faibles à mesure que cet autre monde envahit le nôtre. OK !

Elle est super proche de moi, non ?

"Ne m'appelles simplement plus comme ça. Je ne veux aucune ascendance avec ce type. Il est trop stupide pour savoir s'en servir, mais j'ai jamais eu envie d'être affilié à lui, c'est pas aujourd'hui pour tes beaux yeux que ça va commencer… si tu respectes ça. J'suis à ton service !"

Depuis quand je suis devenu un connard qui en avait quoi que ce soit à carrer de son frangin ? Depuis que j'en ai à nouveau quelque chose à foutre du Pandémonium, visiblement. C'est marrant !

"Et si tu me parlais un peu de toi ? Ta présence ne me dit rien et je me souviens de chaque démon que j'ai croisé. Aurais-je pu passer sous ton radar aussi longtemps ? Ça doit te mettre en rage, non ? Du coup, autant qu'on reprenne à 0 et qu'on fasse connaissance."

Odeur, check
Taille, check
Voix, check
Démarche, check
Lueur assassine dans le regard ? Check !

- Ne m'appelles simplement plus comme ça. Je ne veux aucune ascendance avec ce type. Il est trop stupide pour savoir s'en servir, mais j'ai jamais eu envie d'être affilié à lui, c'est pas aujourd'hui pour tes beaux yeux que ça va commencer… si tu respectes ça. J'suis à ton service !

Chhaya fronce les sourcils, des questions plein la bouche, mais le temps presse et elle n'a pas le temps de les poser.

- Entendu.
- Et si tu me parlais un peu de toi ?

Le Bourreau lève les yeux au ciel, avec un soupçon d'agacement.

- Ce n'est pas le moment.
- Ta présence ne me dit rien et je me souviens de chaque démon que j'ai croisé.
- Je suis pourtant arrivé du Pandémonium en grandes  pompes , accompagnée de Kaelig Taur. Pour ma part, je te croise régulièrement à la ferme Gaffney.
- Aurais-je pu passer sous ton radar aussi longtemps ? Ça doit te mettre en rage, non ?
- Visiblement, le tien n'est guère plus fiable.
- Du coup, autant qu'on reprenne à 0 et qu'on fasse connaissance.
- Baphomet. L'heure n'est pas au badinage. Tu m'a certifié que tu étais à mon service si je respectais ta demande ? Alors, exécute-toi et je répondrais  peut-être à tes questions. Maintenant tâche de te concentrer, nous avons une filature à reprendre.

Elle attrape son poignet - prenant soin de ne pas toucher directement la peau cette fois - et l'entraine avec elle dans le vortex ténébreux de sa propre ombre. Ils ressortent une cinquantaine de mètres plus loin, ayant rattrapé le cortège mortuaire de banshees. L'esprit-cerf spectral est toujours au centre de la procession.

Soudain, les marcheurs s'arrêtent et les deux démons sont obligés de faire de même à bonne distance. Les Soeurs-Pleureuses ont fait halte devant un acacia gigantesque à l'écorce blanchâtre, dépourvu de la moindre feuille. L'arbre parait comme mort à l'intérieur et les vibrations puissantes qu'il dégage ne peut que chatouiller les sens des   êtres psychopompes que sont Chhaya et Baphomet. La démone perçoit l'excitation pulser dans ses veines en écho.

- C'est maintenant que tout va se jouer... chuchote-t-elle à son compagnon involontaire d'enquête. Sois attentif au moindre détail...

Tiens ? Pas de remontrance, pas de "mais tu saiiiis, ton frère aussi est un incompriiiis" ou encore "tu ne lui arriveras jamais à la cheville de toute façon !" juste une approbation. Rien de plus. Moi qui avais préparé tout un plaidoyer à base d'un savant mélange d'anecdotes méchantes et de mauvaise foi... Suis un peu frustré, là !

Mais bon, suis content aussi.

Putain, elle veut pas me parler d'elle ! Genre, c'est pas le moment, mais ce ne sera jamais le moment ! Je ne vais pas la torturer pour qu'elle me dise ce qu...

OK... J'ai des images dans ma tête, de celles qui me font avoir un petit sourire en coin.

"C'est pas possible. Je croise quelqu'un, je le reconnais. Point. Mon plus grand pouvoir consiste à me rappeler d'absolument tout. Alors j'aimerais comprendre ce qui cloche chez moi..."

...Ou chez toi.

Non, ce n'est pas possible. Soit elle ment, soit quelque chose cloche avec mon pouvoir ancestral de la mémoire. Cette idée me révulse sans que je puisse réellement savoir pourquoi. Ce pouvoir, c'est ma force, c'est ma faiblesse, c'est moi. Bon, allez, on ne va pas monter au créneau pour une petite pique, cela ne servirait à rien.

"Ouais" Je réponds de mauvaise grâce, dans un soupir.

Me voilà entraîné dans un genre de couloir. J'ai jamais spécialement apprécié me téléporter, mais me faire téléporter par quelqu'un d'autre est désagréable. Cependant, j'avoue que les particules after-effect sont super jolies !

Bon, allez, je me concentre et mes sens obéissent aux ordres de la démone. Tout es intégré, absorbé. Tout ce que je vois est enregistré dans la moindre petite variation de couleur, tout ce que je sens est absorbé avec la totalité des parfums délicats présents, tout ce que je ressens est sauvegardé dans la plus petite nuance.

On dirait une procession religieuse comme il pouvait y en avoir dans l'ancien temps, et qu'aujourd'hui, seuls les enfants font parfois de leurs animaux morts, en cachette.

Chhaya retient son souffle. Dans un instant, elle saura s'il existe une dimension semblable au Pandémonium pour la Faërie. Elle se surprend à éprouver une fébrilité inédite, elle d'ordinaire si calme et composée. Le domaine des vivants la pousse à fleur de peau, loin de son détachement coutumier aux Enfers, et ce n'est pas quelques semaines d'acclimatation qui vont aplanir ces symptômes.

La cinquième banshee, celle qui parait la plus décharnée sous son voile s'approche de l'Acacia au tronc noueux comme des boyaux enchevêtrés. Elle pause une paume aux doigts effilés et osseux recouverts d'une peau fine, parcheminée et tavelée. S'entonne alors dans son dos un chant funèbre en canon, par ses quatre soeurs, encadrant l'âme de l'Esprit-Cerf. Des fissures de l'écorce s'écoule un liquide, comme un mince filet translucide semblable à des larmes. Puis le débit se fait plus intense. Le bois craque, gorgé d'eau, et ses fibres s'écartent, se démêlant pour ouvrir une bouche béant sur une sorte de portail d'eau. Une puissante effluve de lavande embaume l'air.

- Les Lavandières de Nuit... murmure Chhaya.
Bien que ses lèvres n'aient pas tressailli, Baphomet l'entend distinctement, caressant son tympan de près.

L'Esprit-Cerf s'avance doucement vers le portail encouragé à le franchir par la mélopée entêtante. Si Chhaya veut passer à sa suite, la fenêtre de tir va être serrée. Les ombres projetées par la lumière aqueuse du passage sont un vecteur envisageable, mais il faudra être leste.

- Protège mes arrières, souffle-t-elle à son acolyte improvisé sans qu'elle n'ait ouvert la bouche, lui chatouillant toujours le creux d'oreille.

L'instant d'après, la voilà disparue dans la nappe d'ombres à leurs pieds. Elle reparait en une fraction de secondes dans une tâche sombre au plus proche de la porte. Elle va pour se précipiter vers l'ouverture quand un cri strident lui perce soudain les tympans, la clouant au sol.

- Encore toi, daemôn, persifle la Soeur-Pleureuse en désignant Chhaya d'un doigt accusateur.

Chhaya se tortille dans l'herbe, du sang s'écoulant de ses oreilles rongées par le cri abominable qui lui déchire l'âme.
Pourquoi ?!
Pourquoi elle, la Gardienne des Fosses, la Grande Kali, se trouve-t-elle prise en défaut par ces psychopompes de faeries ? Après sa cuisante défaite face à un dullahan, la voilà pantelante et faible face à une banshee ?
Une sourde colère embrase alors sa poitrine. Elle ne supporte plus ces humiliations : les Dormeurs rebelles, les autres princes égoïstes et futiles, les faes si peu coopératifs, Elehiel qui a été "choisie" plutôt qu'elle, bénie par des Infinis qu'elle a pourtant servi avec abnégation pendant des millénaires, et Mort en qui elle avait une foi immense et qui l'a abandonnée...
Elle ne supporte plus ces univers qui conspirent pour l'écraser sous son mépris.
Tremblante de rage, une écume rouge suintant sur son menton et dans son cou, les pupilles dilatées jusqu'à emplir tout le sclère de ses yeux, la Maitresse de tous les Bourreaux se relève.

- Encore moi, gronde-t-elle, prête à en découdre.

Jets de dés:

C'est cool sa manière de parler dans ma tête. On dirait que c'est moi qui pense avec une voix sexy. Hello my dear, tu m'entends si je pense ? Ou j'suis juste un débile qui parle tout seul dans sa tête ?

Nous regardons la scène, le corps retiré par les Banshees, leur portail vers leur autre monde des âmes. Je suis très curieux aussi. Je regarde le miroitement lumineux de cet endroit avec une certaine fascination. Aucun détail ne m'échappe. Je souris, presque, en me disant qu'ils gèrent sans doute mieux les esprits que nous.

Ah, mais je suis pas un soldat moi. J'ai même jamais été un combattant. Bordel ! Elle se goure de frère, là ! Les gens ? Elle se trompe de frangin !  

En tout cas, elle a l'air déterminée, celle-ci... Une détermination qui force le respect, je dois dire. Je la regarde, impressionnée, essayer d'aller s'engouffrer dans le portail. Je regarde la Banshee qui prend son inspiration et me bouche les oreilles par la force de l'habitude. Visiblement, ils ne veulent pas qu'on passe..

"Putain de merde !"

C'est là que mon cerveau se met en pause et que mon instinct s'éveille à moi. Un instinct de quoi ? Démon, Corbac ? Autre ? Aucune idée, franchement. J'arrive sur place, entouré d'ombre et attrape Chhaya dans mes bras. Ses mains plaquées sur ses oreilles, je plaque la mienne sur ses yeux et passe de l'ombre à la lumière, un flash lumineux frappe les yeux de la Banshee qui me regarde et qui n'est sans doute pas trop habitué à ce qu'on lui en mette plein la vue.

J'ai prévenu ! J'ai pas de pouvoir offensif ! Non, pas "remboursé" ! Bande d'ingrats !

"Allez, viens ma grande. Ne crois pas pouvoir me laisser en arrière."

Je... n'entend pas ma propre voix... OK, le cri était puissant.

Sans chercher à savoir si cela a eu de l'effet, j'entraine sans attendre la démone vers le portail, en espérant qu'il ne se referme pas entre-temps. Il y a une Banshee qui a sans doute les yeux qui pleurent.

Rien n'aurait pu préparer Chhaya à cela.
Aveuglée par une rage froide, tout son être frissonne. Elle a l'impression que les ombres, cet essence vaporeuse et opaque qui la constitue, échappent à son contrôle pour former un bouclier. Elle craint un instant que son enveloppe entière se détricote, que le cri de la banshee ait remué si profondément les molécules qui la composent qu'elles se désolidarisent.
Alors deux mains d'homme occultent sa vision.
Elle n'a guerre le temps de réagir à la pression de ce corps étranger, chaud, qui se presse dans son dos et l'entraine avec lui.

Elle n'entend rien.
Sa vue est obturée.

L'idée de lâcher prise et de s'abandonner à la volonté d'autrui la traverse. Arrêter. Ne plus lutter. S'oublier. Mais très vite son sens des responsabilités chasse cette pulsion.
Alors qu'elle recouvre les doigts qui lui oblitèrent la vue pour les arracher de là, ses yeux tombent sur la seule Banshee qui n'a pas été éblouie et qui avance sa main décharnée vers elle comme pour lui griffer le visage. Ses ongles ne parviennent qu'à attraper un morceau de tissus de son col et...

Basculement.

Baphomet, la banshee acharnée et Chhaya traversent la surface aqueuse et brillante- du passage. Une chute d'eau luminescente les entrainent vers un énorme vortex d'étoile qui semble absorber toutes âmes qui s'y déverse. L'Esprit-Cerf y court avec une confiance aveugle comme les autres torrents scintillants qui s'y écoulent.

Si personne ne fait rien, les trois psychopompes seront absorbés à leur tour...

Finalement, nous passons de l'autre côté et je reste un petit instant, à contempler cet autre monde qui ressemble à s'y méprendre à la prison dans Superman. Mon esprit, peu habitué à être secoué ces derniers temps, absorbe chaque image, chaque lueur, chaque odeur étrange, chaque son étouffé. Même le cervidé semble avoir retrouvé toute la fougue de sa jeunesse et commence à profiter de la mort. Si seulement les âmes des nôtres pouvaient avoir la même tendresse envers leurs destins... Alors les âmes ici sont des étoiles ? C'est magnifique, presque hypnotisant.

Mais bon, j'suis pas suicidaire, ou du moins pas encore !

Ce temps est très court pour quiconque, immense pour moi. Je découvre les yeux de Chayya pour lui attraper le bras et tenter de m'agripper de ce côté du portail.

"Chaaya, ma veuve noire, il faut qu'on dégage d'ici..."

J'essaie de la rapprocher du portail, mais il y a un genre de courant qui vient à contre-sens, comme si j'essayais de remonter une rivière avec un grand flux. Aller, je peux y arriver. Non... Ou alors...

"Je vais te prendre à bout de bras pour que tu puisses passer la porte et..."

Je ne m'entends pas. Elle ne m'entend pas non plus. C'est pas grave. Je prends de l'élan et la projette du côté des vivants, des portables, et de la street food. Ma main reste toujours autour de la sienne. J'ai confiance, mais d'un autre côté, je n'ai pas le choix.

Y a plus qu'à espérer qu'elle ne m'oublie pas et qu'elle me tire la main une fois qu'elle sera de l'autre côté. Je sais, c'est un genre de saut de la foi que je fais, en lui faisant faire un saut de l'ange.

Sinon, je veux que sur ma tombe, il y ait marqué "Toujours mort, merci d'être venu vérifier !"

Chhaya ne voit pas, elle n'entend pas. Pourtant elle perçoit l'attraction terrible du vortex étoilé dévoreur d'âme qui cherche à happer sa substance, qui l'appelle pour qu'elle lâche prise.
Abandonne, oublie-toi, je t'offre la paix....
Kali la Gardienne des Fosses a davantage de force de caractère que cela et elle décide de se concentrer uniquement sur la présence de Baphomet : sa paume sur ses yeux, son torse dans son dos, son parfum de cuir et de cigarette froide, autant de points d'ancrage concrets qui lui rappellent qu'elle ne doit pas encore céder aux sirènes de l'abandon et de la Fin définitive. Par ailleurs, elle a l'intime conviction que Baphomet ne la lâchera pas, à aucun prix. Elle ignore d'où elle tire cette certitude mais, elle décide de faire confiance à son instinct. C'est lui qui l'a conduite à Björn. Il n'est donc pas si défectueux !

Lorsque son sens de la vue lui est rendu. Elle découvre, effarée et éblouie, la beauté mortifère du trou de ver avalant les âmes de Faërie... Tout comme la banshee qui s'accroche à elle et Baphomet qui s'apprête à faire quelque chose de particulièrement stupide. Il use de lui même pour faire contrepoids et les renvoyer, elle et son parasite, de l'autre côté du portail.

- Baphomet...Non ! a-t-elle juste le temps de crier -sans parvenir à entendre le son de sa voix- avant d'être propulsée.

Une fois sur le sol ferme de la Vie, Chhaya ignore la banshee qui s'écrase un peu plus loin sur l'herbe. Sa première pulsion est de rattraper ce grand imbécile suicidaire. Les pieds fermement arrimés du bon côté de la barrière, elle plonge ses deux bras et sa tête toute entière dans l'ouverture cosmique. Elle parvient de justesse à agripper le paletot du démon avant que celui-ci ne se fasse emporter, enroule avec une fermeté désespérées ses bras autour de son cou et tire de toute ses force en arrière pour le sortir du courant lumineux. Les deux psychopompes tombent à la renverse et roulent sur la mousse, haletant et frissonnant à la fois.
Tremblante, Chhaya n'arrive pas à décrisper son étreinte autour de la silhouette de son comparse et le tient toujours étroitement contre elle, à s'en faire blanchir les doigts.

Elle a eu peur.
Peur qu'il disparaisse.
Un sentiment irrationnel puisqu'elle ne le connait qu'à peine.
Pour autant, Chhaya est ainsi faite, elle porte le poids du monde sur ses frêles épaules millénaires. Chaque existence compte, même les leurs...

Ou alors "be right back" ? Non. Le premier est mieux.

Je n'ai pas le temps de continuer à penser ce qu'il y aura sur mon épitaphe et quelle sera ma place dans ce monde étrange qui ne sera de toute façon pas pire que ce qu'on m'a réservé aux enfers que deux bras m'agrippent. Ah ? Ma non-tortionnaire attitrée aurait-elle pensé à moi ?

La réponse est oui ! Mesdames et messieurs ! Elle m'a même offert un cri de détresse digne d'une dramaturge indienne ! Je pensais qu'elle me tirerait de là avec sa force démoniaque, c'est le cas, mais j'ai la sensation qu'elle pourrait y laisser sa vie aussi. Quelque part, je ressens une certaine amertume étrange à ne pas avoir été aspiré. Tout aurait été fini, et pour de bon. Cette sensation aussi envieuse qu'effrayante me laisse perplexe avant que tout ne disparaisse entre ses bras.

Owmy...

Esprit pervers, on se calme ! On prend toutes les idées qui nous assaillent là tout de suite, et on les range... pour plus tard... Quand je serai seul et dans un lit.

La seule chose qui reste de ces idées est un sourire en biais, et des yeux qui brillent.

Sans savoir réellement ce qui s'est passé, je me retrouve au-dessus d'elle, haletant, le corps parcourut d'un frisson comme si mon esprit le mettait au courant de ce qui vient d'arriver, ou de ce qui aurait pu arriver. Lentement, maladroitement, je passe mes bras autour de Chhaya à mon tour. Je sais pas si elle a besoin d'un câlin, je sais même pas si elle est programmée pour les apprécier, mais je vais essayer. Au pire, elle m'a sauvé la vie, elle peut tout aussi bien me la reprendre.

"Hey, ça va ? Tout va bien. D'accord ?"

Un instant, mon corps est tellement engourdi que j'ai peur d'avoir été poignardé dans le même mouvement. Petit à petit, mon esprit se reforme, c'est lent, mais ça vient.

"Tu... Tu as vu ?"

Est-ce qu'on peut s'extasier, maintenant ? Je cherche le regard de la démone avec mes yeux, une fois que je l'ai, je l'accroche. Chaque petit fragment de ses iris est inscrit dans mon esprit. Son odeur. Et même le son de son souffle. Je n'y peux rien, après une telle expérience, je pense que tout ce qui va venir dans ma mémoire en cet instant ne pourra jamais être effacé.

"On est passé avec leurs morts !"

L'espace d'un instant, le monde se réduit à la présence de Baphomet qui la tient étroitement contre lui, lui babillant des mots que ses tympans attrapent au vol malgré la nappe de ouate qui les insonorise : "Va... bien", " ... vu ?", " Pass...Orts...". Cela n'a aucun sens...
Chhaya claque des dents comme si on l'avait plongée dans un bain d'eau glacée. Si elle avait tous ses réflexes, si son coeur était moins aux abois et sa tête plus clair, elle aurait déjà repoussé l'envahissant démon. Sa répulsion du contact masculin connait une trêve momentanée.
Il est chaud.
Il est "vivant".
Il est rassurant.
Alors elle se laisse infuser une poignée de secondes dans ses bras, tel un affreux aveux de faiblesse.

Elle parait si menue et petite dans le refuge de ce corps masculin.
Ses yeux d'un noir profond n'ont pourtant rien de froid,
sa chevelure a le lustre d'un pelage de panthère et hume l'hibiscus mêlé d'épices...
Une odeur que l'on associe aisément au parfum régnant dans les Fosses derrières les fragrances de souffre et de sang.
Un parfum de noblesse....

Après un moment inquantifiable, Chhaya se raidit et retire ses bras des épaules de Baphomet. Elle déglutit, regard fuyant et pourpre assombrissant ses joues tannées.

- C'est... C'est bon. Je vais bien. Relâche-moi maintenant... fait-elle avec embarras et un brin de panique, avant de rajouter plus doucement -plus gentiment, espère-t-elle-... S'il te plait...

Dans l'intervalle, les banshees ont relevé la leur et ont formé un cercle entre les deux intrus. Les voilées de ténèbres les fixe avec une absence d'hostilité qui fait froncer les sourcils à Chhaya alors qu'elle se redresse debout.

- Nous vous avions pourtant prévenus, sombres imbéciles, vous ne pouviez pas forcer le passage, fait celle qui les a suivis dans le portail malgré elle. Sa voix rocailleuse d'outre-tombe poursuit : Nous ne vous avons pas interdit de poursuivre vos investigations par gout du secret ou mépris pour les vôtres, mais pour vous préserver. Contrairement aux psychopompes de votre monde, nous ne possédons ni pouls, ni respiration, ni capacité de reproduction. Nous sommes des âmes mortes maintenues dans la dimension des vivants. Vous êtes plus proche de Vie que de Mort à nos humbles avis et en cela, vous ne pouvez pas affronter nos rites funéraires.
- Et pourtant nous l'avons fait. Auriez-vous l'amabilité de nous expliquer à quoi nous avons assisté, puisque nous l'avons vu, désormais ?

Le cercle de banshees laissent filer un silence. Puis, leur interlocutrice reprend de son timbre guttural.

- Nous formons un tout. La Faerie est constituée de Magie : ses habitants, sa faune, sa flore, ses minéraux... Tout est nourri et façonné par la Magie. Ce qui meurt retourne au berceau primordial qui est aussi la source de tout renouveau.
- Vous voulez dire que... vous recyclez vos âmes ?
- Vie et Mort forment un cycle en effet et Magie veille à cela. C'est pour cette raison que votre quête est vaine, reine infernale. Mort, l'Infini, ne séjourne pas en Faërie et du reste, la fusion inéluctable de notre monde avec le vôtre penche en notre faveur. Votre réalité ne sera bientôt plus, alors... Pourquoi persistez à vous débattre ?
- Parce que j'ai un fils ! déclare Chhaya avec colère. Parce que j'ai fait des promesses ! Parce que les vivants de mon monde compte sur nous ! Parce que je ne ploie jamais face à l'adversité !
- Alors votre fin sera douloureuse et chagrine, mais ne craignez rien, lors de votre dernier voyage, nous vous traiterons avec égards et paix. Adieu à présent...

Et le cortège de lavandière de Nuit s'éloigne sans un mot de plus, laissant derrière eux deux démons perplexes dont l'une en proie à un désespoir manifeste.

J'obéis, naturellement, même si un peu à regret. Je m'écarte et souris avec un air un peu penaud... et qui est bien loin de ce que je suis en train de ressentir intérieurement. Je sais que c'est le cas pour la plupart d'entre vous, mais rencontrer une femme pour la première fois est une chose qui m'arrive absolument jamais... ou très rarement. J'ai au moins déjà vu cette personne au détour d'une rue, ou quand il ou elle était enfant. Je n'oublie strictement rien...

Mais là, voir une femme adulte de ma propre trempe pour la première fois semble-t-il, je dois admettre que je vais avoir du mal à m'en remettre, plus étonnant encore, ce n'est pas si désagréable. Il me faut un moment pour arriver à me concentrer sur la conversation.

Première constatation : les banshees ne sont pas méchantes
Seconde constatation : les banshees ne baisent pas

Conclusion perso : putain, si je ne pouvais pas baiser, je serais méchant comme la peste !

J'aime bien leur voix, ceci dit... Quand elles ne gueulent pas.

Ouh... Chhaya, ne dis pas "recycler", c'est moche comme mot. Moi, personnellement, j'approuve tout à fait cette manière de faire. Pas de début, pas de fin, pas de "de toute façon, je ne serai plus là, autant que je foute ma merde tout de suite". J'hoche la tête, plus qu'intéressé...

... Et tout part en fumée et mon regard est entièrement sur Chhaya... Un fils ? Aaaattendez... flash back... On avait pas dit que les démones ne pouvaient pas se reproduire ?

Avant que je n'ai pu poser la moindre question, les lavandières s'évanouissent. Enfin, elles s'évanouissent dans la nuit, elles disparaissent, elles ne s'évanouissent pas sur le sol, ce serait étrange sinon. BREF !

"Alors comme ça... t'as un enfant ? Tu veux en parler ou on fait comme si je n'avais rien entendu ?"

Ce que nous ont dit les Banshees me revient petit à petit en mémoire, mot par mot, intonation par intonation. J'aurais dû donner ma propre réponse. Je ne fais pas ça pour une descendance ou des promesses, je fais ça pour les âmes, comme je l'ai toujours fait, depuis que je suis démon. J'ai décidé de faire chier mes pairs parce que j'ai vu à quel point ils faisaient de la merde.

J'aurais dû leur dire que la fusion peut être bénéfique pour nos deux mondes, en un sens.

Putain. Pour UNE fois que j'aurais dû ouvrir ma grande gueule !

Par contre, je percute pas, si tout est dans un cycle, il n'y aura pas de dernier voyage. Au moins, celui-ci sera en paix. C'est beaucoup mieux que je ne l'aurais souhaité.

"Je suis d'accord avec toi, il ne faut pas qu'on se laisse submerger totalement. Cependant, si elles ont raison et qu'on lutte dans le vide, ne vaudrait-il pas mieux de construire plutôt que de détruire ?"

Une détresse interstellaire envahit Chhaya. Elle n'a d'égale que sa frustration. Elle bouillonne intérieurement, fatiguée d'être baladée par ces faes sans empathie, par des démons campés sur leur vieilles querelles ou leur égocentrisme, et par Mort elle-même qui l'a abandonnée.
Qui les a TOUS abandonnés !
Ses lèvres charnues se pincent à s'en tordre, sa mâchoire se contracte et ses poings fermés tremblent d'une colère trop longtemps retenue. Chhaya, d'ordinaire discrète, silencieuse, tempérée est au bord de l'explosion : elle en a bien trop enduré et cette découverte est l'affront de trop.
La remise en cause de tout ce en quoi elle croyait, le fait qu'Elie puisse être enceinte et choisie par un Infini alors qu'après avoir servi fidèlement Mort des millénaires, elle découvre que la Métamorphose est un acte vicié, le dépit de ne jamais susciter le désir des hommes à qui elle accorde sa confiance, sa quête contre des moulins à vent qui l'a conduite à être séquestrée et abusée par un Dullahan, l'empoisonnement qui en a découlé et qui a failli lui coûter cher, prendre sur elle de secouer les puces de ses alliés, prendre sur elle de veiller sur les autres, prendre sur elle d'avaler la solitude de sa bataille comme autant de couleuvres... Tout ça pour que l'histoire ne la retienne que comme une tortionnaire.

- Alors comme ça... t'as un enfant ? Tu veux en parler ou on fait comme si je n'avais rien entendu ?

La démone pousse un hurlement de rage qui se consume en plainte en se tenant la tête à deux mains. Durant une poignée de secondes les ombres autour d'eux s'agrandissent, menaçant d'engloutir la clairière dans d'opaques ténèbres.

- Je n'en peux plus.... souffle-t-elle de façon à peine audible.

Au fond de ses tripes, elle le sait, elle auraient voulu se laisser glisser et sombrer dans le "Grand Tout", lâcher prise pour enfin être en paix. Arrêter de batailler dans le vide.

- Je suis d'accord avec toi, il ne faut pas qu'on se laisse submerger totalement.

Chhaya redresse le menton, dévoilant des yeux humides et des joues mouillées. Au regard qu'elle jette à Baphomet, il est évident qu'elle avait momentanément oblitéré sa présence.

- Cependant, si elles ont raison et qu'on lutte dans le vide, ne vaudrait-il pas mieux de construire plutôt que de détruire ?

La démone a un ricanement sans joie, cynique.

- Ô merci, grand seigneur, de rappeler à l'humble femelle que je suis les évidences qu'elle ne saurait voir, ironise-t-elle. Où étais-tu, toi, quand le système de Mort s'est brusquement vidé de sa substance et de son rôle premier pour devenir cette parodie ? Hum ? Que faisais-tu quand ton frère a remplacé un démon corrompu pour devenir tout aussi corrompu à son tour ? Ou quand Asmodée a décidé que la vie sur terre valait mieux que notre rôle de Guides des Âmes ? Mais comment lui en vouloir ? Comment leur en vouloir à tous quand l'Infini qui nous a confié cette tâche s'est elle-même enfuie et quand sa soeur jumelle souhaite détruire l'Humanité et nous faire fusionner avec un autre monde ?!!! Pourquoi il n'y a que moi que cela inquiète que l'on retrouve des corps sans âmes, décédés dans leur sommeil en masse et sans explication ? Pourquoi suis-je la seule qui ne se réjouit pas de savoir qu'un vortex va remplacer le Pandemonium ne s'occupant que des êtres magiques et laissant toutes les autres âmes défuntes à leurs sorts ?

La Gardienne des Fosses déverse tout son mal être sur l'herbe verte de la clairière, devant ce presque inconnu qui l'observe avec son air d'ahuri. Les dernières phrases se sont gonflées de volume et fissurée avant l'ultime point d'interrogation. Chhaya baisse les yeux, mortifiée de s'être emportée devant un étranger. Se sentant mise à nue, elle dissimule de nouveau ses larmes dans ses bras.

- P.. pardonne-moi... Tu n'y es pour rien.... Je suis juste....

...Epuisée à mourir.

Elle n'en peut plus ? Ah, d'accord... On va pénétrer dans une zone dangereuse...

ATTENTION ! CONVERSATION SERIEUSE ! MAYDAY MAYDAY ! V'NEZ MAYDAAAY !!

Je déglutis, plusieurs fois. Je sens d'ici la montée de colère venir. Je n'ai jamais été très doué dans les conversations sérieuses, je pense que n'importe qui peut s'en douter très aisément. Et cela arrive, comme un raz de marée et se déverse sur moi. Je pensais pouvoir tenir, sincèrement. Je pensais pouvoir ranger mon égo de côté. Je l'ai fait, pendant tous ces siècles, quand on m'accusait de tout et n'importe quoi et que je voyais mon grade tomber dans la hiérarchie sans fin des enfers. Je n'ai rien dit, j'ai serré les dents, me contentant juste de foutre la merde pour essayer de renverser tout cela.

Sincèrement, je pensais pouvoir tenir, Chhaya...

Mes mots se bloquent au fond de ma gorge. Elle m'en veut... Ou plutôt non, elle ne m'en veut pas. Elle est comme moi à en vouloir au monde entier pour sa propre faiblesse. Comme j'aimerais, moi aussi, pouvoir déverser ma colère et ma haine ainsi, mais il ne le faut pas, il faut que tout le monde me prenne comme un moins que rien, comme toujours, comme elle m'a pris quand nous nous sommes rencontrés.

Je déglutis encore, attendant la fin, en espérant qu'elle ne tarde pas trop... Sans le vouloir, sans même le savoir, Chhaya attise la colère qui sommeil en moi et que j'apaise. D'ordinaire, c'est comme balancer un seau d'eau sur une bougie, mais là, c'est plutôt comme tenter de pchiter... vous savez, le truc pour éloigner les chats !... sur un incendie. Le dernier reproche est réellement dur à avaler. Les derniers corps sans vie que j'ai trouvé, j'étais le seul à m'en inquiéter, et tout le monde m'est tombé dessus quand j'ai voulu qu'on s'y intéresse, ou qu'on s'en débarrasse. Oh oui, Chhaya, comme je te comprends.

Elle se calme, et s'excuse, ce qui me fait avoir un sursaut. Qui êtes vous, madame ?

"Chhaya. Tu n'es pas seule, tu ne l'as jamais été. Je ne sais pas quel âge tu as, mais laisse-moi tout d'abord te dire que je n'ai pas la prétention de t'expliquer quoi que ce soit, et j'ai jamais fait une seule foutue différence entre les mâles et les femelles. Tu veux savoir où j'étais ? Je vais te le dire... J'étais dans les bas fonds. J'observais, je contrecarrais, j'amassais des connaissances. Tu m'as pris pour un jemenfoutise ? Tant mieux ! C'est exactement ce que j'ai envie que tout le monde croit. Qu'est-ce que je faisais quand mon frère s'est avéré être un pire connard que son prédécesseur ? J'ai fomenté contre lui, j'ai acquis des alliés à sa place, me faisant passer pour lui, parfois... souvent... trop...souvent. Pour ce qui est d'Asmodée, je plaide coupable. J'ai essayé de le garder près de moi, mais il s'est détourné et je n'ai pas pu comprendre ses desseins, et je dois t'avouer que je ne suis même pas sur qu'il puisse les comprendre lui-même."

Je souffle...

"Je me suis inquiété aussi... Bon sang... C'est effrayant, tout cela. Je n'ai jamais pu le formuler à haute voix parce que tout le monde pense que je m'en fous, mais je suis effrayé tout autant que toi. J'aimerais agir, mais on m'a trop longtemps mis à l'écart de tout. Toi, tu as l'avantage d'avoir une certaine crédibilité. Qui confierait quoi que ce soit à un démon tel que moi ? Je vois aujourd'hui que tout cela est délicat à porter. Si tu veux bien me faire confiance, je souhaite t'y aider."

Ma voix vibre...

Putain ! Baphomet ! Tu vas quand même pas te mettre à chialer, là !

Sans réellement demander la permission (et tant pis si je me retrouve à nouveau avec un couteau sous la gorge) je prends Chhaya à nouveau dans mes bras. Peu importe si c'est la chose à faire, c'est juste qu'elle en a besoin, et moi aussi.

Chhaya aimerait disparaitre, d'ailleurs sa silhouette s'assombrit comme devenant plus ombreuse à mesure que les réponses de Baphomet claque comme des gifles. Lorsque son plaidoyer se termine, la Gardienne des Fosses finit pas murmurer.

- Tout ce temps perdu, ces bonnes volontés gâchées, en complots inutiles...

Une conclusions terrible dont elle se sent intimement responsable. Elle a elle-même métamorphosé les "Princes" auto-proclamés du Pandémonium, pour la plupart, avant de former d'autres bourreaux. Elle n'a pas su transmettre les volontés de Mort. Elle n'a pas été à la hauteur. Ce désastre est en grande partie due à son entêtement à persévérer et garder une foi inébranlable en un système qui n'a finalement aucune légitimité.
Elle veut réparer.
Elle doit réparer.

Alors qu'elle se fustige mentalement, deux bras se referment à nouveau sur elle. Aussi brusquement, elle reprend une consistance tangible. Baphomet, tout aussi écorché vif qu'elle, pleure sur son épaule tout en lui prodiguant cette drôle d'affection manifeste dont elle est si peu coutumière. Elle se souvient des conseils de Björn sur la necessité de parfois abaisser les barricades et, maladroitement, elle referme ses propres bras sur l'échine ployée de son compagnon.
Deux âmes éreintée par leurs combats, deux volontés sincères.
Finalement, ce n'est pas si loin des accolades amicales avec son petit ourson, ou celles plus maternelles avec son fils. Un drôle d'entre deux. Elle savoure la simplicité du contact, cette chaleur de l'autre, partagé avec une générosité sans calcul. Un moment rare et précieux, de fait.

Après un temps, cependant, sa gêne reprend le dessus. Le teint cramoisi, Chhaya déglutit et décroche doucement ses bras. Elle n'ose pas bouger toutefois.

- Je.. Je ne suis guère le genre de femme... Je veux dire... Je n'ai pas l'habitude...

Elle se mordille la lippe, regard fuyant, ne sachant comment poursuivre sa phrase ni comment expliquer que les mâles l'effraient pour des raisons traumatiques qui remontent à une existence humaine ancestrale.

- M... Merci, Baphomet, fait-elle avec un sourire pudique mais vaillant. Tu n'avais pas à endurer cet épisode désagréable mais je te remercie de l'avoir traversé avec grâce et compréhension.

Un silence s'ensuit, plutôt gauche.

- J'ai adopté mon fils, déclare-t-elle soudain. Les femelles psychopompes, comme tu sais, ne peuvent pas enfanter à part.... A part être "Miraculeuse" comme Elehiel Thatcher.

"Je ne peux qu'être d'accord avec toi, très chère."

Je me permets un sourire. C'est la première fois que quelqu'un dit tout haut cette vérité dont personne ne soupçonne même l'existence.

"On veut la même chose. Toi et moi."

Alors si on vous demande, elle m'a forcé à la câliner ! Si si, vous étiez témoins ! Elle m'a gardé contre elle, ensuite, vous avez simplement tout oublié, voilà tout. Au bout d'un moment qui me paraît assez généreux, elle s'écarte, un peu honteuse. Moi aussi, par le fait.

"T'inquiètes, j'ai pas l'habitude non plus."

De fait, je ne suis pas un câlineur de première qui pense qu'on peut tout résoudre en se prenant dans les bras. Pour moi, étrangement, l'intimité, c'est sacré. Mais je sais pas, j'avais envie et besoin.

"Je t'en prie."

Grâce et compréhension ? Wow...

"En fait, j'aurais dû faire mieux... mettre mon égo de côté... Putain, je suis désolé. T'es une des seules qui m'écoute, et... Bref. Je t'assure que je peux être utile. T'es très haut placé, je suis tout en bas de l'échelle. Ensemble, on peut faire évoluer les choses de manière efficace. Je ne suis pas intéressé par le pouvoir. La reconnaissance, j'ai fait une croix dessus depuis longtemps. Tout ce qui m'intéresse sont les âmes."

Ah oui ! L'adoption ! Putain, ce que je suis con !

"J'admets que je ne pensais pas cela possible, mais cela fait sens ! Je trouve ça vraiment chouette que t'ai adopté un garçon. Il s'appelle comment ? Tu as eu une opportunité, ou un besoin ?"

- En fait, j'aurais dû faire mieux... mettre mon égo de côté...

Une esquisse de sourire, marquée au coin fleurit sur les lèvres de Chhaya.

- Un démon qui reconnait et assume ses tords, voilà qui se fait rare de nos jours...
- Putain, je suis désolé. T'es une des seules qui m'écoute, et... Bref.

"Une des seules qui l'écoute" ?
Voilà qui est fort triste. Une bribe de sa conversation avec Asmodée lui revient alors...

"Baphomet... Lui aussi, j'l'ai bien laissé dans sa merde.
Il aura su gérer mais quand même."

- Je t'assure que je peux être utile. T'es très haut placé, je suis tout en bas de l'échelle. Ensemble, on peut faire évoluer les choses de manière efficace. Je ne suis pas intéressé par le pouvoir. La reconnaissance, j'ai fait une croix dessus depuis longtemps. Tout ce qui m'intéresse sont les âmes.
- Baphomet, il eut une époque où je t'aurais demandé de prouver tes dires et de me prêter allégeance, mais j'estime que ce temps est révolu. Si nous devons révolutionner le Pandemonium, affranchissons-nous dès à présent des travers qui ont empoisonné ses rouages. Il n'y aura pas de hiérarchie entre nous, mais si je dois te faire confiance j'exige simplement de ta part la réponse à deux questions : pourquoi n'ai jamais eu vent de ta Métamorphose ? En tant que Gardienne des Fosses, avoue que cela est cocasse, un tantinet déplaisant et très intriguant. Et, si jamais tu avais les rênes des Enfers, qu'en ferais-tu ? demande-t-elle avec une certaine solennité.

Elle a posé cette question à chacun de ses alliés et écouté avec attention les réponses.

"Oh bordel, à qui le dis tu, frangine !

On est sans aucun doute plus proches de la vérité quand on sait se regarder... mais je suis sans doute encore un peu secoué pour pousser plus loin cette idée. Elle a une manière de prononcer mon nom toute particulière, par rapport aux autres démons, mais aussi par rapport à elle-même. Il y a du respect est une certaine déférence à laquelle je n'ai pas l'habitude. Il faut que je me méfie parce que je risque de m'y habituer très rapidement.

Presque comme si mon corps répondait à son autorité naturelle, je me redresse.

"Je ne peux pas répondre à cette première question... tu... as disparu de ma mémoire. C'est presque comme si tu venais d'apparaître pour moi. Je ne peux pas te dire si nous avons été en contact ou non. Cependant, je peux te dire que j'ai énormément vidé les mémoires de mes  bourreaux, plus par revanche et pour savoir comment  marchait  désormais  mon pouvoir que par perfidie... Cela vient peut-être de là..."

Pour ce qui est de la seconde question, elle me fait sourire.

"Je... n'ai jamais été très bon cavalier,  sauf en musique. La totalité des créatures me désobéissent avec ferveur à causes de mon aura. Si j'ai les rênes de quoi que ce soit, j'aurais plus tendance à essayer de rendre sa liberté...

BREF !

"Du coup, je vais te montrer..."

Je pose une main sur le front de Chhaya. Je peux transmettre mes souvenirs, mes souvenirs de rêves, de plans, une vision pas.si différente du vortex auquel nous venons d'être confrontés. Un accueil des âmes, et les laisser choisir ce qu'elles aimeraient être tout en étant guidée. Calme et sérénité remplacent les cris et la terreur.

Dans un endroit particulier du Pandémonium fabriqué en souvenirs solides, on voit des genres de bocaux en verre. Par-dessus s'étale le voile du rêve, de l'envie : ils se brisent et la lumière qui les habitait est libre.

Solve et coagula

Certain de ces souvenirs sont très anciens, depuis que je suis démon...

"Et toi ? Comment ça se fait que je ne te reconnaisse pas ? Et qu'aimerais tu pour nos enfers ?

"Frangine".
Chhaya hausse un sourcil. La familiarité une tantinet grossière la rend quelque peu perplexe. Si Baphomet est aussi vieux que Bélial, il a opté pour le phrasé d'une jeune homme issu des classes populaires. Curieux. Quoi qu'il en soit, le terme de "Gardienne des Fosses" semble ne pas éveiller la moindre lumière de compréhension chez le démon. L'expression était pourtant on ne peut plus explicite.

- Je ne peux pas répondre à cette première question... tu... as disparu de ma mémoire. C'est presque comme si tu venais d'apparaître pour moi.
- Je fais cet effet à bon nombre de démons...

Après tout son apparence humaine est inconnue au Pandémonium.

- Je ne peux pas te dire si nous avons été en contact ou non.
- Si je te pose la question, c'est que je n'ai jamais eu vent de ton existence, donc que, par conséquent, nous ne nous sommes jamais rencontrés auparavant.
- Cependant, je peux te dire que j'ai énormément vidé les mémoires de mes bourreaux, plus par revanche et pour savoir comment marchait désormais mon pouvoir que par perfidie... Cela vient peut-être de là...
- Ah... Ceci explique effectivement pourquoi aucun de mes bourreaux ne m'a rapportée ton existence. Ton pouvoir agit donc sur la mémoire... Soucieuse de l'usage des mots, elle relève cependant : "Désormais" ? Pourquoi "désormais" ? Ce n'est pas la Métamorphose qui t'a conféré ce pouvoir ?

Mais plutôt que de développer, Baphomet caracole déjà sur un autre sujet.

- Je... n'ai jamais été très bon cavalier, sauf en musique. La totalité des créatures me désobéissent avec ferveur à cause de mon aura.
- Ton aura ? Qu'a-t-elle de si particulière.... ?
- Si j'ai les rênes de quoi que ce soit, j'aurais plus tendance à essayer de rendre sa liberté...Du coup, je vais te montrer...
- Pardon ? Que vas-t...

Elle n'a pas finit sa phrase qu'il lui colle sa paume sur le front sans crier gare et l'abreuve d'images assez confuses au préalable : comme si elle entrait dans la tête d'un autre sans préavis, avec toute la violence d'un plongeon brutale dans une eau trouble et agitée. Et puis l'image se stabilise enfin et gagne en clarté. Malgré la paix de l'atmosphère dépeinte, Chhaya est loin de la ressentir.

Il la touche.
Il lui impose ce voyage psychique.
Tout son être se révolte contre cette sensation écœurante d'être la poupée d'un autre.

Chhaya balaie la main sur son front avec un cri étranglé :

- Baphomet ! claque-t-elle avec une autorité royale. Elle ferme les yeux, souffle lentement par le nez et les rouvre. Es-tu seulement familier de la notion de consentement ?  demande-t-elle avec une tension contenue. Elle prend visiblement sur elle pour rester calme. Tu.. Tu aurais pu me l'expliquer plutôt que de m'obliger à subir ce.. cette.. traversée sans même me demander la permission. Nouvelle respiration. S'il te plait, demande-moi, la prochaine fois....

Un silence s'ensuit où Chhaya se tient le bras, aussi mal à l'aise qu'une toute jeune fille.

- Il est complexe pour moi d'être... touchée... En général mais davantage avec les êtres de sexe masculin.

Elle déglutit, ne souhaitant pas s'étendre sur le sujet. D'ailleurs, elle décrète qu'il est clôt.

- Tu as une vision assez proche de celle d'Asmodée : un paradis personnalisé pour chaque âme où elle pourront paisiblement exister en continuité de leur vie passée. Une sorte... de service à la carte ? C'est bien ce genre de qualificatif que l'on emploi dans le monde moderne, je crois. C'est radicalement opposé à l'idée d'un "Grand-Tout" comme en Faërie... Quoi que nous décidions, il faudra choisir de toute façon entre "Continuité" ou "Recyclage"... ajoute-t-elle pensive.

Chhaya observe Baphomet de ses grand yeux noirs, indéchiffrable.

- Tu n'as toujours pas la moindre petite idée de qui je suis, n'est-ce pas ?

Oh merde... Merde merde merde...

"Pardon, je suis désolé."

Je pensais que... Je sais pas.

"Je voulais juste être le plus transparent avec toi possible, comme tu en as assez des faux semblants. Je... J'ai pas réfléchi." OK, je me crispe quand elle me parle de la notion de consentement. Cependant, je garde ma réplique cinglante pour à peine plus bas dans le texte... 3... 2... 1....

Elle a du mal avec le fait d'être touchée. OK

"C'est marrant, j'ai du mal avec le fait d'avoir une dague sous la gorge. Chacun son truc !"

Bon, c'est pas tout à fait vrai, j'ai adoré. Mais j'ai du mal avec l'idée d'être considéré comme faisant partie du "bon nombre de démons" quand il s'agit de mémoire. C'est MON pouvoir, c'est MA caractéristique. Je ne peux pas avoir perdu en capacité à ce point ! Enfin bref. Ce n'est pas grave, comme je disais, chacun ses bizarreries.

"Alors... Je ne sais pas si ça se rapproche d'Asmodée, mais je n'ai pas parlé de "paradis personnalisé". J'imaginais plutôt un monde, vaste, et ésotérique. Les âmes pourraient se balader où elles le souhaitent et surtout... Se retrouver. Je ne sais pas si tu as consulté une âme récemment, mais c'est ce à quoi elles aspirent le plus." Choisir ? "Nous n'avons pas à choisir. Les âmes peuvent le faire : errer dans le monde, se réincarner si elle le souhaite ou se... dissoudre dans le grand néant quand elles se sentent prêtes."

Un frisson me parcourt l'échine alors que je repense à ce qui nous est arrivé.

"N'empêche... Tu as vu ? Leurs âmes sont traitées comme leur corps ! Enfin... je m'explique. Le corps est composé de matière, cette matière, il est très compliqué de savoir d'où elle provient. De la mère, de la terre, d'un sandwich, d'un arbre... Bref, tu vois l'idée ! Et leurs âmes... c'est pareil !" j'avoue que c'est un concept étrangement fascinant "Cela pourrait constituer des réincarnations partielles, t'imagines ? Tu pourrais avoir 10% de l'âme de ta grand-mère, 5% de l'âme d'une nymphe, peut-être un tout petit pourcentage d'âme d'un chien ! Je trouve cela absolument fascinant."

J'ai encore l'image de ces points lumineux qui sont absorbés et qui se dissolvent pour se regrouper au hasard en d'autres êtres... WOW !

Qui...Est...elle ?

Est-ce que je l'ai traité avec trop de familiarité et qu'elle me le reproche de manière sous-jacente ? Mais je rejette cette idée, elle n'a pas envie d'avoir de hiérarchie, c'est ce qu'elle a dit, non ? Je ne pense pas qu'elle soit du genre "faites ce que je dis, pas ce que je fais.". Mal à l'aise, je change de position pour me mettre face à elle.

"Pour moi, t'es celle qui m'a mis un couteau sous la gorge..." OUI, je suis le démon de la mémoire, et OUI, je vais la charrier jusqu'à sa disparition ! "...qui m'a entraînée dans une aventure, qui m'a sortie de mon existence au moins l'espace d'une soirée, qui a fait naître en moi l'espoir que mon grand rêve pourrait s'accomplir un jour : celui de ne plus avoir à supporter l'idée que les âmes de hommes soient en dormance à tout jamais."

Un rire nerveux m'échappe.

"Après tout, j'étais rien pour toi, avant ce soir."

Je déglutis, y a réellement un truc.

"Pourquoi, qui es-tu ?"

- C'est marrant, j'ai du mal avec le fait d'avoir une dague sous la gorge. Chacun son truc !

Chhaya se mord la lèvre avec une expression heurtée. Cette confession personnelle à un homme qu'elle connait à peine lui a coutée. Elle se sent tournée en dérision et donc mortifiée.

- Je t'accorde ce point, siffle-t-elle pour tout épilogue sur la question.

Baphomet développe alors son propos, sa vision de l'Après-vie et ce qui frappe la démone c'est l'accent mis sur la vie en communauté en plus du libre arbitre.

- Errer dans le monde finit par poser un réel souci. Les errants sont attirés par le vivants et finissent parfois pas s'accrocher aux être humains comme des tumeurs. Ce n'est pas envisageable. Mais j'entends mieux ton propos.
- Cela pourrait constituer des réincarnations partielles, t'imagines ? Tu pourrais avoir 10% de l'âme de ta grand-mère, 5% de l'âme d'une nymphe, peut-être un tout petit pourcentage d'âme d'un chien ! Je trouve cela absolument fascinant.
- C'est un terrain d'expérimentation que Buër, le Jardinier des Enfers est en train de défricher. Selon mes sources, ses Mandragores sont des hybrides d'âmes diverses, de chair humaine et de végétaux. Ses travaux visent à créer un jardin d'Eden où les âmes défuntes pourraient être plantées, se mêlées à d'autres, croitre et donner de nouvelles âmes. C'est une idée intéressante et qui complète la tienne... En verité il y a tant de possibilités.... Quoi que nous décidions, il faudra choisir de toute façon entre "Continuité" ou "Recyclage"... ajoute-t-elle pensive.

Chhaya observe Baphomet de ses grand yeux noirs, indéchiffrable.

- Tu n'as toujours pas la moindre petite idée de qui je suis, n'est-ce pas ?
- Pour moi, t'es celle qui m'a mis un couteau sous la gorge...
- Cesse donc où je reviens te chatouiller avec la pointe de ma lame cette fois et non le plat...., fait-elle avec un geste d'agacement princier.
- ...qui m'a entraînée dans une aventure, qui m'a sortie de mon existence au moins l'espace d'une soirée, qui a fait naître en moi l'espoir que mon grand rêve pourrait s'accomplir un jour : celui de ne plus avoir à supporter l'idée que les âmes de hommes soient en dormance à tout jamais.

La démone ne peut étouffer un rire étonnamment juvénile, lumineux, qui tranche avec son allure austère et ses manière guindées.

- C'est... C'est terriblement charmant. Sois tu es un beau parleur, sois tu es d'une spontanéité rafraichissante pour une vieille âme.
- Après tout, j'étais rien pour toi, avant ce soir.
- Pas plus que toi, et pourtant nous voilà fomentant une alliance après s'être mutuellement sauvé la vie.
- Pourquoi, qui es-tu ?

Chhaya laisse filer un silence.

- On m'a donné bien des titres au cour des millénaires...la Maitresse-Bourreau, la Grande Inquisitrice, la Gardienne des Fosses. J'ai un fils adoptif, appelé Scythe mais qui porte le vrai prénom de Nelu. Les mortels m'ont même déifiée sous le nom de Kali. Mais je ne suis que Chhaya, simplement Chhaya... Voilà qui je suis.


Une expression étonnamment mélancolique s'abîme sur son visage.

- Est-ce que cela change quoi que ce soit pour toi ?