Au bord du bassin, le directeur contemple ce reflet qu’il ne reconnaît pas.
Un soupire souffle sur ses lèvres, ondoyant à la surface à ses pieds.

Trois jours sont passés depuis son réveil, et son altercation avec Thalie. Et il sent encore toute la fébrilité dont il a fait preuve à l’instant précis où il s’est évanouit. Le repos qui en a résulté était un long, pénible voyage aux confins de ses réminiscences, des plus vieilles aux plus récentes. Une longue rivière mémorielle qu’il a remonté jusqu’à, à nouveau, ouvrir les yeux. Et constaté que rien n’était revenu à la normal.
Son visage est toujours aussi spectaculairement inconnu. L’Apocalypse sévit toujours. L’école s’emplit chaque heure de blessés, toujours debout, mais pour combien de temps encore ? Tae’alam représente une alcôve sécurisante où il se terre, pansant ses propres maux.
Et les affrontant, sans savoir comment se défaire d’eux.

De tout ces souvenirs.
De Lui.

C’est bien simple, tu ne peux pas !
Tu n’as jamais pu, pourquoi est-ce que ça changerait, hm ?

Le regard vide, Amon laisse les murmures l’envahir, déconnecté de cette part de lui-même qui tente de l’avertir. Il ne devrait pas l’écouter.
Les morts ne parlent plus, après tout.
Mais la mémoire de l’eau, elle, n’oublie jamais.

Dans le silence des jardins, le djinn distinctement quelques rires résonner dans son crâne. Le sien, et celui de l’Autre, celui disparu, tué par d’autres.
D’autres que lui.
D’autres qui ont porté à bout de bras tout ce qu’il n’a jamais pu faire, et qui se sont sacrifiés à cause de sa lâcheté.
Il n’osera jamais les revoir, une fois le brouillard levé. Ils se porteraient même bien mieux sans lui. Cette école, aussi, peut-être. Ce monde. Cette vie-là...

Un claquement dans sa tête.

L’eau du bassin implose, s’élève en colonne, retombe aussi sec dans un bruit de bombe sourde, comme pour couper court à cette pensée terrible.

Ça suffit.

Cueillant les gouttelettes entre ses mains, Amon ferme les yeux, tente de se concentrer sur la connexion élémentaire. Elle tremble, s’effrite, revient pour mieux lui échapper, semblable à celle d’un jeune djinn qui vient à peine d’intégrer sa classe. C’est au bord de ce même bassin qu’à peine un an en arrière, il incitait les jeunes âmes à s’épanouir, et prendre confiance en leurs capacités.
Où est donc passée sa propre confiance ?...

« Amon ? »

Une voix dans son dos, bien réelle cette fois-ci, il le sait. Le djinn tourne les yeux vers elle et voit Maâti, sa vice-directrice et amie de longue date, se tenir proche d’un autre de ses amis qu’elle a guidé jusqu’ici. Un visage qui soulage immédiatement le directeur, profondément ému et parvenant même à sourire franchement.
Asmodée.
Exactement la personne qu’il avait besoin de voir, après tout ce tumulte.

« Par les Primordiaux... Je suis tellement content que tu sois là... »

Maâti les laisse, et Amon s’approche, oubliant presque que son apparence et sa taille ont radicalement changé depuis la dernière où ils se sont parlés, le soir où Fensalir s’est déclenché. Bien plus grand désormais, il se laisse pourtant faiblir et prendre Asmodée dans ses nouveaux bras, pressentant ce besoin impérieux de sa présence.

« J’ai l’impression que ça fait une éternité... ! »  

Dans tout ces changements, leur amitié, elle, demeure immuable.

Il s'est passé tant de chose ces derniers temps. Tant de nouvelles dynamiques, de nouvelles données que j'en ai le sang ravivé.
Simone n'est pas là pour partagé ces moments. Je la sais occupée dans le bunker à gérer une probable révolte humaine. Ne nous mentons pas, c'est un scénario plus que probable. Amon a été... Indisposé. La plupart des personne dans la confidence n'ont rien voulu me dire, probablement pour garder le secret Djinnique bien gardé. Je suis accueilli par Maâti. Intransigeante quand à la gestion de son école en "l'absence" d'Amon. Alors que je demande une nouvelle fois à voir mon meilleur ami, je me retrouve face à l'inconfort personnifié. Il apparait évident qu'il est compliqué de me refuser une nouvelle fois l'audience. Je ne sais pas comment, ni pourquoi. Maâti répond à mes questions à demi-mots. Il ne faut pas que je sois inquiet. Amon a.... changé. Tout ça me laisse un flou mental brumeux.

Et. Alors. Je m'attendais à Amon changé. Mais disons que je n'avais pas pris la pleine mesure du délire. J'arrive face à un  mec à la chevelure longue - copieur - et à la stature gigantesque. J'ouvre la bouche surpris et amusé. Amon, donc, ne fait jamais les choses à moitié.

-Par les Primordiaux... Je suis tellement content que tu sois là...

J'ouvre les bras à la grande tige qui s'approche de moi. Je le serre contre moi. Putain, Amon, j'ai bien cru que t'étais mort... Je le presse dans mes bras.

-J'ai l'impression que ça fait une éternité...!
- A qui le dis-tu! T'as même pris le temps de changer  d'gueule!

Je pouffe de rire et l'écarte de moi en lui tenant la nuque.

-Laisse moi te regarder!

Je le détaille.

-Tu sais que y a un brevet sur cette coupe de cheveux, hein?

Je pouffe de rire. J'inspire profondément et réprime les quelques larmes qui me montent.

-Tu m'as fait peur. Comment tu vas?

L’étreinte lui fait un bien fou, immédiat. Retrouver cet ancrage lui fait réaliser à quel point il a pu lui manquer, dans ces moments difficiles. Et combien lui aussi a dû traverser seul des douleurs qu’il n’imagine pas.
Mais c’est terminé, désormais.
Leur lien s’exprime aussi simplement que cette accolade chaleureuse, qui perdure plus que nécessaire. Tant pis ! Au diable la retenue, Amon n’a plus besoin de ces barrières étriquées derrière lesquelles il se protège, même de ses alliés les plus fidèles. Avec Asmodée, la franchise est d’une simplicité aussi réconfortante qu’un câlin.

Le nordique l’observe, d’une expression aussi étonnée que ce que le djinn présentait. Se faire ainsi dévisager fait craquer quelques rires, entre nervosité et nerfs relâchés, un mélange étrange entre décontraction et réserve.

« Tu sais que y a un brevet sur cette coupe de cheveux, hein?
- Parce qu'il faut payer pour pouvoir t'imiter ? Bigre ! »

Amon ricane, tout en percevant les larmes qui pointent dans les yeux bleus. Son Eau, en écho, fait monter les siennes. Elle a encore un peu de jugeotte en ce qui concerne ses émotions profondes.

« Tu m'as fait peur. Comment tu vas? »

La question fatidique. Amon voudrait pouvoir répondre, mais s’en retrouve incapable. Ses yeux parlent pour lui, tout comme ses lèvres pincées en une expression au bord du sanglot. C’est difficile, même devant son meilleur ami, de mettre des mots sur son état.

« … Et toi ? », se contente-t-il de répliquer, bien conscient qu’il n’est pas le seul à vivre de tels chamboulements.

Sa main vient trouver l’épaule d’Asmodée, dans un silence réconfortant, avant de poursuivre.

« Je crois que nous avons beaucoup à nous dire, tout les deux... »

Un soupire. Le temps file mais le contact demeure.

« … Moi aussi, j’ai eu peur. Mais je suis bien de retour… je suis là. »

Je crois, voudrait-il rajouter. Rien n’est moins sûr, mais il le garde pour lui-même. Il se contente de sourire à son ami, d’une sincérité qu’il n’avait pas affichée depuis des lustres, peut-être même depuis son ancien visage perdu dans les eaux.

« Tu m’as tellement manqué, si tu savais... », avoue-t-il. « Qu’est-ce qu’il s’est passé, depuis tout ce temps ? »

Retrouver Amon, même changé, me fait un bien fou. En quelque phrases, je retrouve l'ami de longue date et malgré ses traits changés, la familiarité est là.

-... Et toi ?

La réponse me tire un sourire. Cette esquive est la mienne depuis des semaines. Je redirige au lieu de répondre, j'accompagne au lieu de m'apesantir.

-Je crois que nous avons beaucoup à nous dire, tout les deux...
-Euphémisme. que je claironne d'un air intelligent.

On reste immobile. Je réalise soudain que cet éloignement entre Amon, moi et Simone me les a rendu moins tangible. Comme s'ils n'avaient été qu'un rêve. J'en ressens de la culpabilité et du désarroi. Est-ce donc pour ça que les êtres millénaires finissent par lacher prise sur le monde des vivants. Est-ce comme ça qu'on perd son humanité? Est-ce réellement l'assaut du temps qui érode au ralenti mes perceptions?

Ou bien vais-je simplement beaucoup plus mal que je ne le crois? Me suis-je isolé au point d'imaginer être seul et isolé?

-Moi aussi, j'ai eu peur. Mais je suis bien de retour... Je suis là.

Je perçois dans la voix du Djinn une note de doute. Je le scrute. Il m'en dira plus quand il le souhaitera, j'imagine...

-Tu m'as tellement manqué, si tu savais...
-La réciproque est vraie.
-Qu'est-ce qu'il s'est passé, depuis tout ce temps ?

J'inspire et me retrouve à court de mots. Je me laisse tomber sur un banc, bras reposant sur mes jambes.

-Tant de chose...

Je ferme les yeux et pousse un long soupire.

-Elie est enceinte. Kaelig est parti en Enfer puis revenu. Ciulin... Tu sais bien. Après quoi, iel a trouvé un nouvel amoureux, Caleb.

Je passe les mains sur mon visage dans une tentative de garder contenance.

-Je me suis grillé au Pandémonium pour ramener le clan de Magni - les berserker-....

Je lui offre un sourire théatrâle.

-Toujours aucun contact avec le Bunker. Un terrain d'entente trouvé avec les gens de Faërie. Un bordel fou...

Je m'adosse pour observer Amon.

-Je projette de retourner me faire piquer le cul au Pandémonium dans le but de me sacrifier à moi-même, en tant qu'Odin, afin de redevenir entierement Odin.

Sauf que les reflexion de Frigg me crispent. Sauf que cette partie démon est probablement tout ce qui me reste de mes choix d'humain. Sans ça, je me demande si mon humanité restera ce qu'elle est. Si je ne perdrais pas de vue l'essentiel. Ai-je réellement envie de ça, finalement? J'agis autant par nécéssité que par raz-le-bol. Besoin de reprendre un peu de contrôle...

-Bon et toi? Maâti n'a pas été super causante. Fensalir, hein? Ca aussi, c'était vraiment un super plan.

L'ironie à peine voilée.

Asmodée sur le banc, Amon le rejoint dans un soupire conjoint. Leur amitié passe l’épreuve du temps, dans les bons comme dans les mauvais moments. Il y a cette chose qui fait qu’ils se comprennent sans même avoir besoin d’en dire beaucoup, l’apanage d’un lien simple, évident, vivifiant. C’est du moins ainsi que le djinn le ressent.
Le regard dans le vague le temps que l’explication vienne, Amon le tourne avec curiosité à chaque nouvel élément énoncé par son meilleur ami. Les billes ébènes s’ouvrent de surprise : bon sang, n’est-il vraiment resté que deux semaines à l’état liquide ?
Ou s’est-il isolé d’autrui bien plus longtemps qu’il ne le pensait, avant même le drame qui a frappé son école et à fortiori sa propre vie ?

Toujours est-il qu’il en apprend de belles, et n’est pas totalement certain de savoir comment réagir.

« Elie est enceinte. Kaelig est parti en Enfer puis revenu.
- Oh, eh bien… félicitations à eux deux, j’imagine ?, fait-il d’un sourire à la fois contrit et chaleureux pour ce couple.
- Ciulin... Tu sais bien. Après quoi, iel a trouvé un nouvel amoureux, Caleb.
- J’ai cru comprendre, oui. Comment va-t-iel depuis, d'ailleurs ?
-Je me suis grillé au Pandémonium pour ramener le clan de Magni - les berserker-.…
- … Ils existent, vraiment ?
- Toujours aucun contact avec le Bunker. Un terrain d'entente trouvé avec les gens de Faërie. Un bordel fou…
- Je… ne te le fais pas dire, oui.
- Je projette de retourner me faire piquer le cul au Pandémonium dans le but de me sacrifier à moi-même, en tant qu'Odin, afin de redevenir entierement Odin.
- Et tu es certain que c’est ce que tu veux ? »

Cette partie en particulier l’inquiète. Il connaît l’homme, le démon, et désormais l’avatar. Et le djinn perçoit que cette décision est bien plus lourde que tout le reste, chargée de doutes. Peu importe ce qu’Asmodée décidera cependant, il demeurera à ses côtés, autant que faire se peut, pour l’épauler.

« Bon et toi? Maâti n'a pas été super causante. Fensalir, hein? Ca aussi, c'était vraiment un super plan.
- Euphémisme. », mime-t-il, non sans soupirer de nouveau.

Il prend une inspiration calme, comme pour plonger. L’air humide de la journée ne parvient pas à apaiser son Eau vacillante. Rien ne semble la satisfaire… et obéir semble hors de propos.
Amon prend pourtant son temps pour recollecter ses pensées et les énoncer :

« … L’école en a été très touchée, jusque dans ses profondeurs. Nos sources élémentaires ont été altérées et surtout… beaucoup de djinns ont subi le contre-coup de plein fouet. Comme tu peux le constater... »

Il se désigne d’un geste vague.

« D’après Jarvis et Mâati, je me suis littéralement liquéfié suite à cet évènement. Une sorte de… forme élémentaire avancée, en quelque sorte. Je suis resté environ deux semaines comme ça, avant de revenir à moi. Et j’étais… comme ça. »

Un soupire.

« Je tente de comprendre, depuis. Et d’aider les miens comme je peux à retrouver leurs capacités pleines et intactes. J’étudie, j’analyse, je prends un temps fou pour trouver des solutions. Et il y a les rescapés, aussi... »

Un regard vers la bâtisse, immense, qui tient encore debout miraculeusement au milieu de la forêt. Pour combien de temps encore ?
Un ange passe avant qu’il ne continue.

« … Je ne contrôle plus mon Eau, moi non plus. C’est ce qui est le plus frustrant et le plus difficile à accepter, j’ai l’impression que je dois recommencer entièrement mon apprentissage. »

Il secoue la tête.

« Pour le reste... » Il hésite, avant de reprendre. « J’ai rencontré la mère de Nathan. »

Ses sourcils se froncent, à l’idée même de l’évoquer. Toute l’antipathie de ce moment lui revient en mémoire et l’eau du bassin en face d’eux s’exprime en bouillonnant. Le djinn tente de se calmer avant de reprendre :

« Elle m’a jeté en plein visage toutes mes erreurs et mes doutes. Tout ce que j’ai fais jusqu’ici et ce que je n’ai pas fais, aussi. » Une pause. « Ça n’a pas vraiment aidé à reprendre confiance en moi, et ça perturbe davantage le peu que j’arrive à construire depuis que je suis revenu. »

Un aveu qui transpire à nouveau. Il n’y a bien qu’à Asmodée qu’il peut avouer une chose pareille, emprunte d’une culpabilité.

« J’entends la voix de Nadim dans ma tête. Constamment. »

Il s’adosse à son tour contre le banc.

« … En bref, je deviens sans doute fou et affaibli, mes élèves et mon école périclitent, je suis loin des miens et j’ignore ce qu’il advient même de ma relation amoureuse. Sinon, tout va plutôt bien. »

Un énième soupire, le regard vers le ciel aussi bleu que ses tatouages fuyants.

« … Je crois que nous avons vraiment besoin de vacances, toi, moi, et très certainement Simone aussi. Tu ne crois pas ? »

Il plaisante avec douceur, d'un petit rire sans joie, mais les larmes étranglent sa gorge. C’est difficile, mais aussi, terriblement nécessaire. Elles glissent en silence, alors qu’il n’ose même plus le regarder.