- Peut-être. En tout cas je suis avec toi aujourd'hui.

Voilà une assertion qui le réchauffe intérieurement. Fleurit en lui des espérances, aussi fragiles  que des coquelicots. Riley existe,lui aussi. Ohanzee sera là pour elle, comme elle le sera pour lui. Le monde  moderne a peut-être une place pour lui, en son sein. Il aimerait bercer la jeune femme dans ses bras pour lui transmettre sa reconnaissance immense. Il est trop timide pour cela, trop pudique encore. Elle est bien trop belle, cela l'impressionne. Il se contente de pétrir sa main contre son torse qui -ça le frappe à présent- est toujours dénudé.

- Et être en vie c'est aussi en savourer chaque instant non ?
Rire gauche.
- Hum.. C'est juste. Il y a un temps pour tout, fait il en s'écartant pour remettre prestement son habit.

Il y a un moment pour tout
et un temps pour toute activité sous le ciel:
un temps pour naître et un temps pour mourir,[...]
un temps pour tuer et un temps pour guérir[...]
un temps pour pleurer et un temps pour rire,
un temps pour se lamenter et un temps pour danser...
[Ecclésiaste 3.1-4]

- Merci, de m’avoir dit la vérité. Même si elle n’est loin d’être facile. Mais… et si…si on revenait à des choses moins compliquées ? Là où je suis simplement Riley et toi Ohanzee, deux amis qui partagent une bonne soirée ? Le reste peut attendre demain.
- Ce serait merveilleux, oui, lui répond-t-il avec un sourire sincèrement ravi. Il n'aurait pas souhaité plus heureuse issue. Il n'a pas envie de persévérer sur la voie de la confession.
- Est-ce que tu as déjà vu un film ?  
- Non.. Enfin techniquement, j'ai été confronté à ce que vous appelez "écrans de télévision et d'ordinateurs" mais uniquement pour regarder l'émission de l'Agneau du Seigneur.

Cette fameuse émission de téléréalité met en scène une sorte de prophète du nom de @Jhælynra Korobæl, jeune fille qui rappelle pour beaucoup dans ses manière pieuses et délicate, Ohanzee lui même.

- Qu'est-ce qu'un "film" exactement ? questionne-t-il, candide.

Ohanzee se laisse docilement instruire. Le maïs soufflé crépite en bouche et le caramel lui colle au dent. La sensation est à la fois délicieuse et irritante. Le soda est une invention bizarre. A la première gorgée, il manque de s'étouffer. Les bulles lui sont remontées par les sinus, le faisant tousser. Puis, il se fait à ce pétillement étrange sur la langue et dans la gorge.
Riley a un gout prononcé pour tout ce qui est sucré, c'est un fait qui se confirme.
Recouvert de la même couverture qu'elle, Ohanzee l'imite et remonte ses genoux vers son menton, calant le verre de soda entre son torse et ses cuisses tout en s'octroyant la familiarité de mettre ses pieds sur le canapé.

- Comme cela ? fait-il en quête d'approbation de sa posture pour savoir s'il respecte correctement le protocole pour regarder un "film".

Visiblement, oui.
Les premières images se lancent sur une musique envoutante.

- Je le regardais au mois une fois par semaine quand j’étais petite ! Bonne séance... lui susurre sa comparse.

Ohanzee découvre alors avec stupéfaction qu'il s'agit là de dessins qui bougent.

- Par quel miracle ?! balbutie-t-il. Les peintures se meuvent ! Comment ?!

Il s'est approché de l'écran pour voir de plus prêt, comme pour discerner une toile invisible en train de s'enrouler sur elle même.

- Vous avez rendu la peinture vivante.... Il est ému par cette découverte extraordinaire. Il se tourne vers Riley comme pour la prendre à témoin. Les dessins sont vivants! Tu as vu ? Ils sont vivants ! Il a l'air d'un enfant transcendé par une joie pure.

Une fois la surprise et l'exultation retombées, il se laisse happer par l'histoire.
Il pose beaucoup de question à Riley avec la même discrétions que les fidèles dans une sacristie. Il se demande si la fée déguisée en vieillarde est un ange, pourquoi il n'y a pas d'église dans le village, et si c'est un pays où il faut chanter pour communiquer. Il se trouve davantage effrayé par les objets qui parlent et dansent que par la Bête en elle même, ou les loups. Il ne boirait pas de thé dans une théière possédée, cela ferait tourner le gout. Il trouve que Belle ressemble à Riley. Il n'aime guère Gaston. Lorsque la Bête offre toute sa bibliothèque à sa dulcinée, il pousse une exclamation ébahie. Il souffle que c'est là un cadeau fantastique. La dernière partie du film le plonge dans un silence étrange. Il s'est recroquevillé presque complétement sous la plaid alors que les villageois laissent libre cour à leur folie meurtrière sous la harangue de Gaston. La stupidité, la méchanceté, la jalousie, la haine, la peur de l'autre et la soif du sang... Tout cela lui rappelle Salem. Aussi quand les meubles diaboliques défendent le château, il se prend à rire de soulagement. Finalement, il décide que même corrompus et maudits, ils sont moins possédés par le Diable que le coeur de ces paysans. Il ne cache pas ses larmes à la mort de la Bête ni à sa résurrection grâce à l'amour sincère de Belle.

Il est comme moi.
Ce monstre.
C'est moi.

Il a vécu ce film avec une intensité trouble et ressort de la projection chamboulé en bien, en mal, en tout. Le regard encore étourdi d'humidité, il se tourne vers Riley.

- Ce fut une aventure.... Murmure-t-il.

Ohanzee ne sait pas ce qu'il apprécie le plus : l'expérience du film ou la discussion animée qui s'ensuit. Riley est passionnante lorsqu'elle est passionnée. Son visage s'anime d'expressions nouvelles à mesure qu'elle lui ouvre des portes sur des connaissances neuves. Il a temps de pistes à explorer que cela lui en tourne la tête.
Ainsi apprend-il qu'une somme d'images fixes peuvent produire un mouvement, mis bout à bout. Les artistes travaillent collectivement pour produire un film entier et cela s'apparente à des milliers d'heures de travail consciencieux. Il aimerait beaucoup qu'elle lui montre les fameux "documentaires" sur le sujet.

Un jour.
Un jour, comme celui-ci.

- Je t’envie presque ! Tu as tant de belles choses à découvrir et à apprendre…
- Vu sous cet angle, c'est effectivement enthousiasmant... Encore faudrait-il qu'on lui laisse le loisir de se faire. J'envie ta liberté, pour ma part, fait-il en couchant sa joue sur ses genoux qu'il tient fermement entre ses bras. Ses cheveux tombent en pluie sur le plaid. Ses prunelle coulent comme une caresse sur elle.
- Il est tard, on ferait sans doute mieux de se coucher.
- Ah.. euh.. oui.. D'accord... Fait-il en l'imitant maladroitement. Il se lève et reste debout, inutile, pendant qu'elle s'affaire. Il tient le plaid contre lui et la suit des yeux.
- J’espère que ça ira, déclare-t-elle quand elle a fini. Bon et bien…bonne nuit. Si tu as besoin de quoi que ce soit sers toi ou appelle-moi. Tu sais où me trouver.
- ... E.. Entendu....

Ils se toisent un moment, dans un silence assourdissant. Visiblement, l'un comme l'autre repoussent le moment fatidique de se séparer. S'il était assez courageux, il parviendrait à trouver les mots pour la retenir, un prétexte, n'importe lequel. Ohanzee sait, que dès lors qu'elle aura plongé dans le sommeil, il égrainera les heures jusqu'au moment où ils viendront le chercher.
Où tout s'achèvera...

Je ne veux pas.

Alors qu'elle esquisse le mouvement de regagner sa chambre, le corps d'Ohanzee lui désobéit et décide à sa place. Ses doigts attrapent le poignet de Riley. Il la regarde, aussi surpris qu'elle par son geste, puis la relâche, les joues en feu.

- ... P.. pardon....

Ohanzee l'observe s'approcher, pétrifié, au ralenti. Il ignorait qu'un coeur pouvait battre aussi bruyamment. Ses tympans en ronronnent comme des chats satisfaits. La collision est si douce, si agréable qu'il en ferme presque les yeux. L'odeur de Riley l'envahit et infuse ses sens jusqu'au plus profond de leurs fibres. La pression de ses lèvres sur le duvet de sa joue est délicieux. Interdit. Proscrit. Merveilleux. Lorsqu'elle se détache de son derme, il pivote légèrement la tête pour attraper son regard, si près qu'il peut découvrir tous les éclats kaléidoscopiques de ses iris.

- Fais de beaux rêves, Ohanzee...
- Toi aussi... souffle-t-il d'une voix qui lui parait lointaine, comme absorbée par du coton.

Dormir.
Il n'y parviendra jamais.
Une fois seul, il caresse l'édredon, palpe les différentes coutures du patchwork. Il revit le baiser en boucle dans sa tête, hébété, la cervelle ensuquée par l'image de Riley. S'il il devait la presser à main nu comme une éponge, il n'en ressortirait qu'elle, elle, et elle encore.
Sorcellerie.

C'est moi le sorcier, pas elle.

Soupir.
Il se laisse tomber à la vertical, d'un seul bloc. Le tissus de l'oreiller est imprégné du parfum de son hôtesse. C'est une torture que d'y laisser le nez. S'agrippant à un sursaut de résolution, il se redresse et ce met à genoux, coude sur la banquette, en posture de prière.

- Mon Père, À présent que les voix se sont tues et que se sont apaisées les clameurs, ici au pied du lit mon âme s’élève vers Toi. Dans tes mains je dépose la fatigue et les combats, les joies et les déceptions de ce jour, à présent derrière moi. Si les nerfs m’ont trahi, si les élans égoïstes m’ont dominé, si j’ai cédé à la tentation, pardon, Seigneur ! Aie pitié de moi. Si j’ai été infidèle, si j’ai prononcé des paroles vaines, si je me suis laissé emporter par l’impatience, si j’ai été une épine pour quelqu’un, pardon, Seigneur ! Cette nuit, je ne veux pas m’abandonner au sommeil sans sentir dans mon âme l’assurance de ta miséricorde. Seigneur ! Je te remercie, mon Père, parce que tu as été l’ombre fraîche qui m’a enveloppé toute cette journée. Je te remercie parce que, invisible, aimant, bienveillant, tu as pris soin de moi comme une mère. Seigneur ! Maintenant, autour de moi, tout est silence, tout est calme. Envoie l’Ange de la paix sur cette maison et sur la femme qui y vit. Apaise mon esprit, libère moi de mes craintes, inonde mon être sérénité. Veille sur moi, Père bien-aimé, tandis que je m’abandonne au sommeil, confiant comme un enfant qui dort heureux dans tes bras. Dans ton Nom, dans ta chaleur, Seigneur, je me reposerai. Amen.

Il s'allonge, rassénéré pour une poignées de secondes. Les yeux grand ouverts, il fixe le plafond baigné de pénombre. "Fais de beaux rêves..." répète en boucle la Riley qu'il peint et repeint activement sur les parois de son crâne.
Cette nuit, il ne connaitra point de salut.

Une heure de lutte acharnée plus tard, lorsque le parquet grince sous un pas léger et que la lumière artificielle fait écho sur la blancheur du plafond, Ohanzee se redresse pour mieux voir Riley. Baignée de lueur divine, sa silhouette parfaite verse l'eau sainte dans un gobelet. Ohanzee se frotte les yeux pour chasser le fantasme de ses rétines. Riley est toujours là , moins madone qu'humaine désemparée.

- Oh. Toi non plus tu ne dors pas ?
- J'en suis incapable... Je ne sais pas pourquoi.

Je ne pense qu'à toi.
Je te peins sans relâche.
J'en suis épuisé.

Il vient la rejoindre.

- Et toi, qu'est-ce qui t'empêche de trouver un repos bien mérité? La journée a été riche en émotions.

Il fait référence à son frère dont il contemple le cadre sur le comptoir, pas à lui, évidemment. Lui ne marque pas les esprits.

Moi , personne ne cherche à capturer mon portrait,
Telle une obsession démesurée...

- Oui je pense à lui, évidemment.... Et puis à toi, bien sûr.

Ohanzee pose sur elle un regard stupéfait. Ses pommettes rosissent, constellant ses joues d'un mélange de gêne et de plaisir mêler. Il ouvre la bouche et s'apprête à répondre :" Moi aussi, je pense à toi... est-ce normal ?" mais Riley reprend.

- Ça t’étonne tellement ?
- Oui...
- Personne ne t’a jamais dit que tu es quelqu’un…mmm d’assez hors du commun voir un tout petit peu extraordinaire ?
- Certes, mes circonstances sont quelque peu notables, dit-il avec un soupçon de sourire en coin qui laisse entendre qu'il est capable de dérision. Je te l'accorde.

Il attrape le verre de lait, le fait tourner entre ses phalanges. Le silence entre eux est chargé d'une énergie particulière, une tension qu'il ne s'explique pas mais qui ne le dérange pas. L'atmosphère le chatouille, suscite une forme d'impatience, là encore incompréhensible, car il n'attend rien de particulier de sa part. Comme tout cela est nimbé d'étrangeté.

- Et donc puisqu’on est tous les deux réveillés et incapables de dormir, est-ce que tu voudrais qu’on fasse quelque chose ensemble ?
-C.. Comme quoi ? fait-il prudemment.

Les femmes modernes.
Comme avec Dame Rouge, il a parfois l'impression de marcher dans des chausse-trappe dont les dents peuvent se refermer sur lui sans qu'il n'en soupçonne la présence.

- Je crois... risque-t-il... Je crois que j'ai besoin de dessiner... De te dessiner.

Il joue toujours nerveusement avec son verre de lait.

Ohanzee ne s'attendait pas à une réponse positive de sa part. Il la scrute quelque seconde pour vérifier qu'il n'a pas inventé son affirmation. Visiblement , les projections de son imagination n'ont pas outrepassé leurs droits

- Tu es très bien, Riley, juste comme tu es.

Certes, il aurait préféré une belle lumière du jour pour envelopper les volumes de son visage, mais il se contentera des éclairages artificiels. Papier et graffite lui sont familiers, moins les stylos aux pointes d'encre. Il les laisse danser sur la feuille pour se donner une idée juste de l'outil, de sa pression, de son rendu. Cela le fait sourire quand il comprend, que ce ne sont rien d'autre que des pinceaux améliorés.

- Ca ira ?
- Amplement !

Il aurait pu peindre avec le lait sur le carrelage s'il avait fallu, puisque qu'il a obtenu le seul sésame qui lui importe. Une part de lui est convaincu qu'en assouvissant enfin son désir de la peindre, il sera libéré de l'emprise de cette muse.
A la lueur de l'abat-jour qu'elle vient d'allumer, elle semble plus gauche, plus timide quand lui apparait comme un tout autre homme. Il irradie d'une assurance certaine, accordant la pièce à son bon vouloir et finalement lui prend les bras sans crainte, pour la faire asseoir sur la banquette du canapé. Il s'agenouille auprès d'elle.

- Assieds-toi comme tu l'a fait pour regarder le "film". Prend la posture qui te semble la plus confortable, la plus naturelle... Contente toi juste d'être toi....

Ses yeux sombres pétillent d'une hardiesse brulante. Il la couve de ce même regard qui l'effeuille jusque dans son essence la plus enfouie. Il relève son menton en l'effleurant seulement de la pulpe des doigts, la surplombe en ajustant le drapé de sa chemise de nuit. Il recule, plisse les paupières.

Oui.
Oui, j'aime comme l'ombre se découpe sur la structure de son visage...

Il attrape un support quelconque à porté de main, un livre à couverture rigide sous la table basse, puis il prend place en tailleur sur le sol.
Le silence, se peuple de leurs respirations mutuelles, entrelacées, ponctuées par la mélopée obsédante du crayon qui gratte sur le papier. Ohanzee a une expression tantôt concentrée, tantôt énamourée, comme s'il tentait d'amadouer le papier et le plier à sa volonté. Il y a quelque chose de fiévreux dans ses prunelles : une frénésie tourmentée, un abandon mélancolique parfois, une ardeur puissante propre aux hommes de foi. Chaque oeillade ponctuant la valse du crayon la dénude, la contourne, la modèle, la définit. Si Riley était de la glaise, elle fondrait entre ses doigts attentifs et précis. Il y a quelque chose de pernicieux dans le mot "croquis", de l'ordre du buccale, de l'appétit. Ohanzee ne dessine pas Riley, il la dévore et ce avec toute l'innocence paradoxale de celui qui ignore son propre instinct de prédation.
Ohanzee se révèle être un homme.
Un homme d'une passion débordante et assoiffée.

- Tu.. Tu ne t'ennuies pas trop ? finit-elle par bafouiller en remarquant qu'il n'y a que lui qui s'amuse, finalement.

- Non, pas du tout..
- Tant mieux... soupire-t-il, rassuré.
- C’est juste que…je n’ai pas l’habitude qu’on me regarde…comme tu le fais…
- Comme je fais..., répète-t-il sans comprendre. Lui a-t-il manqué de respect ? A-t-il porté atteinte à sa pudeur ? Il espère que non. La simple idée le mortifie.
- Tu penses avoir bientôt fini ?
- Est-ce que... Il rougit brusquement en serrant son œuvre contre lui... T'ai-je mis mal à l'aise? Caroline avait coutume de dire, pour me taquiner, que j'avais tendance à peindre comme un possédé ou comme un oiseau de proie. Je n'ai jamais eu qu'elle comme modèle auparavant. J'éspère... j'espère ne pas t'avoir incommodée....

Il triture nerveusement une mèche de ses cheveux, le regard baissé. Il y a quelques secondes à peine, il avait l'impression de pouvoir tutoyer les étoiles, de flotter dans un état de plénitude satisfaisant tous ses désirs. A présent que son élan créatif retombe, il sent quelque peu honteux de s'être ainsi abandonné à la tâche.
Comme à chaque fois.

- Veux-tu voir ce que j'ai fait ? demande-t-il pudiquement, sur le ton de la supplique.

Ohanzee a un coup de crayon énergique, puissant, décisif. Organique. Il lui a fallu peu de traits pour saisir parfaitement l'essence de la jeune femme. Le reste n'est qu'un jeu subtile et vaporeux d'ombres et de lumières. La Riley de papier a quelque chose de languide et de sulfureux, tapie dans son attitude sage. Ohanzee a capturé, sans le savoir, la sensualité cachée de son modèle et ses désirs secrets. La Riley de graphite semble hurler son besoin d'être aimer, chérie et respectée. Il y a une dignité noble, une grâce voilée par de latents espoirs. Il émane d'elle de la force et de la fragilité.
Ohanzee est un artiste talentueux, dont l'art est sublimé par sa source d'inspiration : Elle.

- J'éspère.. j'espère n'avoir pas trop fait défaut à mon modèle... Manière timorée de lui demander si elle aime son portrait.

Le phénomène se reproduit. Le temps ralentit pour se figer, suspendu à la pulpe des lèvres de Riley. Ohanzee n'entend presque pas ce qu'elle dit. Son âme a été harponnée par son regard, si proche, si délicieusement boisé. Sa chair lui dicte d'agir, tirant sur des ficelles ancestrales et instinctives. Son corps s'est tendu jusque dans ses parcelles les plus insoupçonnées. L'épiphanie est brutale.

J'ai envie de l'embrasser.

Aussitôt, la culpabilité s'invite. Le poison de la honte le submerge.

- Merci... balbutie-t-il, quasiment inaudible. Je...

Il se lève, geste désincarné, presque automatique. Il n'arrive pas à la regarder. S'il le fait, il va vouloir l'enlacer dans ses bras et cela, il ne peut se l'autoriser.

- Je vais aller me coucher... Maintenant...

Il attrape son verre de lait comme on s'accroche à une bouée, le boit d'un seul trait.

- Bonne nuit.

Sors.
Sors, j'ai peur d'être une entrave à ta vertu.
J'ai peur de ce que je peux éprouver.
Je ne veux pas que tu me haïsses.
Sors, par tous les saints !

Par un miracle salvateur, il est entendu.
Une fois seul avec lui même, il se recroqueville dans le canapé, s'enveloppe du parfum de Riley et ferme les yeux. La Nuit passe, enfiévrée de songes où ils se voit la posséder, où il l'entend gémir et soupirer son nom. Le sommeil tant attendu n'a rien de reposant. Il ouvre les yeux, épuisé, à l'aube, le regard perdu sur ce plafond inconnu. Il lui faut plusieurs bonnes minutes pour comprendre où il est et pourquoi le décor n'a rien des contours familiers de son alcôve.
Il éprouve le besoin de respirer de l'air frais, de voir le Ciel.
De retrouver Dieu.

En ouvrant la fenêtre de l'appartement, il la voit, fumant tranquillement adossée à un réverbère. Elle sait toujours où il va. Elle parvient infailliblement à le retrouver. Il en a déduit qu'il s'agissait là d'un rappel que le Seigneur garde un oeil sur lui.

Et sur mes inconséquences.

Il doit rentrer.
Cependant, avant de disparaitre, il est étreint d'un puissant sentiment de regret. Il ne veut pas disparaitre sans laisser de trace dans la vie de Riley. Il doit veiller sur elle. Il a fait un serment. Alors, il retourne le dessin réalisé pour elle, et y griffonne prestement quelque chose.
Ohanzee ouvre la porte de la chambre.
Riley dort profondément. Retenant sa chevelure pour qu'elle ne se répande pas sur le visage de la jeune femme, il se penche et dépose un pieu baiser sur son front. Tel que le veut son prénom, il s'évapore comme une ombre : sans fracas, ni bruit.

Sur l'envers du dessin est écrit :
I.C.V.
Trois lettres qui sonnent comme un "retrouve-moi".