- Comment vous vous sentez là-dedans ? Personnellement je trouve que ça vous va plutôt bien.
- Dépouillée comme une diligence après le passage de bandits...
J’arque un sourcil en ricanant.
- Z’avez de ces expressions !
- Mais votre tête valait le sacrifice. Votre défaite m'habille, dira-t-on !
Là j’éclate de rire.
- Mais Madame vous avez rien gagné du tout ! Enfin si…le droit d’être mon modèle…parlez d’un premier prix…Je sais pas bien pourquoi vous vous obstinez à croire que j'ai perdu quoi que ce soit. On a jamais rien parier de mémoire. Je vous ai mise au défi. Vous l'avez relevé...ça fait pas de moi un perdant. Au contraire j'ai eu ce que je voulais au final...je me considère plutôt gagnant sur toute la ligne...
Je conclue tout ça avec un sourire sardonique tandis qu’elle gigote sur le lit, manifestement peu à l’aise quand même sans tous ces apparats.

- Dois-je faire quelque chose de particulier ou...
Je lui jette un coup d’œil, rassemble mes affaires et me dirige à mon vers le lit.
- Commencez par vous détendre un peu… Je vais pas vous manger, sourire féroce, pas tout de suite en tout cas. Mettez vous vers la tête de lit.
Une fois qu’elle est installée, j’étale un drap, déjà salit de fusain, vers le pied du lit.
- Pour protéger les draps, j’explique machinalement. On en fout partout avec ça ! J’aime autant pas devoir aller revoir la réceptionniste à cause d’un accident de fusain sur le lit.

Une fois fais, je m’installe à mon tour confortablement, mes affaires à portée de main comme mes clopes et mon cendrier, calle mon bloc de papier épais sur mes jambes et choisi le bâton de saule carbonisé que je vais utiliser pour les contours. J’ai les doigts qui me démangent de la dessiner. Ca m’arrive assez souvent en ce moment, mais d’habitude je ne l’ai pas en face en train de me regarder, une expression un peu perdue sur le visage. Chose que j’aurais jamais cru voir sur les traits de Madame. Je change machinalement ma playlist pour mettre des vieux tubes de blues que Viorel adorait. Quelque chose de calme pour pas trop occuper mon esprit.  

- Enlevez vos cheveux de devant votre visage, c’est lui qui m’intéresse et essayer de me regarder. Parfait. Restez surtout pas immobile. Bouger normalement, parlez, souriez, grimacez. Vous êtes pas une nature morte, que je balance avec ironie en lui jetant un coup d’œil rieur.
- Nous contenterons-nous de converser comme si de rien n'était ?
- Simone…relaxe d’accord ! C’est pas un rendez-vous formel alors ouais on peut parler. Je risque de pas être trop causant quand je me concentre mais sinon faite comme si j’étais…un hom…un être normal quoi.
- Auquel cas, quelles sont les nouvelles ?
- Ah. Donc vous voulez parlez boulot…soupire…Ok.

Ma main valse déjà sur le papier tandis que mes yeux passent de la feuille au le visage de mon modèle. J’en observe avec intensité chaque courbe, chaque trait, les creux de ses joues, l’arc plein de caractère de ses sourcils, l’arrondi plus sensuel de son menton…

- Y’a rien de très neuf à dire. Comme vous vous en doutez, je fais toujours partie des Hurlants mais je crois qu’on a pas mal de soupçon sur mon compte. On m’a prévu une nouvelle épreuve dans peu de temps. Enfin c’est pas comme ça qu’ils l’ont présenté mais c’est comme ça que je le vois. Quoique ce soit, je vais devoir le faire si je veux conserver ma couverture.

Ma nervosité grimpe d’un cran et mon trait fait n’importe quoi, gâchant l’ensemble. De toute façon j’ai fait de la merde. Je déchire brusquement la feuille, la roule en boule et la jette négligemment derrière moi. On reprend à zéro.

- En fait on peut parler d’autre chose ? J’ai besoin d’être détendu pour créer. Déjà que sa présence arrange pas les choses… Parlez moi de vous Simone, des trucs heureux…
Je veux capter son sourire. Il est souvent si fugace que j’ai du mal à l’enregistrer.

- Commencez par vous détendre un peu… Je vais pas vous manger.
- On dit bien "Croquer" le portrait de quelqu'un non ?
- Mettez vous vers la tête de lit.
- A vos ordres, Bertus... fait-elle non sans ironie.

Simone retire consciencieusement ses chaussures qu'elle pose bien alignées à la perpendiculaire du lit. Elle recule jusqu'à s'adosser au montant de bois et rapproche ses genoux , qu'elle entoure de ses bras, pour y poser son menton. Son attitude de protection inconsciente, souligne à quel point sous l'étoffe de Madame subsiste une femme timide d'une pudeur extrême.
Elle le regarde faire, baladant son regard curieux sur les petits rituels préparatifs de l'artiste. Le drap tâché de reliefs cendreux semble la fasciner.

- Pour protéger les draps, répond-t-il à sa question muette. On en fout partout avec ça ! J’aime autant pas devoir aller revoir la réceptionniste à cause d’un accident de fusain sur le lit.
- Je suis déjà ébahie par le fait que vous ayez pu négocier une autre chambre... Qu'avez-vous fait pour attendrir la viande de l'aimable standardiste à l'entrée ?

Simone commence à regretter d'avoir voulu relever ce défi puéril. Bertus a beau être à bonne distance, elle a l'impression d'être posée sur ses cuisses à l'endroit même où il tient son carnet. Sensation fort déstabilisante.

- Enlevez vos cheveux de devant votre visage, c’est lui qui m’intéresse et essayer de me regarder.

D'un geste délicat, elle écarte un pan de cheveux noirs pour le glisser derrière son lobe, dessinant gracieusement le contour de son oreille. Elle risque une oeillade vers lui. Elle est extrêmement mal à l'aise : elle n'est pas habituée à tant de docilité. Elle n'obéit pas d'ordinaire, elle ordonne.

-Parfait. Restez surtout pas immobile. Bouger normalement, parlez, souriez, grimacez. Vous êtes pas une nature morte
- Encore de l'humour de cimetière... Nous contenterons-nous de converser comme si de rien n'était ?
- Simone…relaxe d’accord ! C’est pas un rendez-vous formel alors ouais on peut parler. Je risque de pas être trop causant quand je me concentre...
- Le silence me va tout aussi bien.
Assertion complétement fausse. S'il la dépouille également de ses réparties, que lui reste-t-il pour se protéger ?
- Mais sinon faite comme si j’étais…un hom…un être normal quoi.
- Vous êtes un hommes normal, Bertus, rétorque-t-elle avec douceur.

Et c'est peut-être là que le bas blesse. L'expérience l'oblige aussi à se confronter à sa propre normalité. Être juste une femme comme tout le monde. La perspective est si vertigineuse qu'elle terrifie Simone.
Elle toussote.

- Auquel cas, quelles sont les nouvelles ?
- Ah. Donc vous voulez parlez boulot....Ok.

Peut-être que ça ne l'enchante guère, mais ça la raccroche à quelque chose de tangible. Un sujet qu'elle maitrise.

- Y’a rien de très neuf à dire. Comme vous vous en doutez, je fais toujours partie des Hurlants mais je crois qu’on a pas mal de soupçon sur mon compte. On m’a prévu une nouvelle épreuve dans peu de temps. Enfin c’est pas comme ça qu’ils l’ont présenté mais c’est comme ça que je le vois. Quoique ce soit, je vais devoir le faire si je veux conserver ma couverture.

Il semble s'agacer sur sa feuille. Simone fronce les sourcils, incapable de voir la source de son mécontentement. La frustration tire ses traits. Ses geste nerveux font saillir ses muscles et elle devine les tatouages qu'elle a déjà pu observer, dépassant un peu sous le tissus de ses manches. Simone est ennuyée : elle trouve Bertus bien plus séduisant qu'elle ne devrait.

- En fait on peut parler d’autre chose ? J’ai besoin d’être détendu pour créer.
- D'accord... souffle-t-elle, perdant là son dernier rempart à regret.
- Parlez moi de vous Simone,
- De moi ? Il n' y a rien d'intéressant que je puisse dire sur moi...
- ...Des trucs heureux…

Elle a un rire dépourvu de la moindre joie.

- "Heureux"... Il y a longtemps que je n'ai pas pu employer ce qualificatif.

Inconsciemment, elle se recroqueville sur elle-même. A quand remonte la fois où elle l'a été, où la félicité a été le maitre mot ? Elle réfléchit à la question. Elle revoit bien des "scènes heureuses" dont elle a été témoin, mais jamais sujet. Elle s'est réjouit pour Asmodée, ses conquêtes, ses projets. Elle a vibré au diapason des amours d'Alrune sans jamais en être l'objet. Elle a veillé sur le bonheur des autres avec patience et dévouement. Quand a-t-elle vraiment été heureuse pour elle même ?
Une bouffée d'émotion l'étreint brusquement.

- E.. Excusez-moi.

Elle se lève en toute précipitation, prise par la sensation d'étouffement d'un corset fantomatique. Elle s'approche de la fenêtre pour avoir une perspective, un horizon. Elle lui tourne résolument le dos pour éviter d'être découverte, embarrassée de sentiments en trop. La main posée sur son diaphragme, elle tente d'expulser l'oxygène absent de ses poumons.

- Ne bougez pas. fait-elle en tendant la main vers l'arrière. Je...je vais revenir, ça va passer. C'est.. C'est juste ... Petit rire triste. C'est plus ardu que je ne l'avais escompté...

- "Heureux"... Il y a longtemps que je n'ai pas pu employer ce qualificatif.
Je relève brusquement la tête, intrigué.
- En plus de 200 ans de vie ? Je doute quand même…
Ma répartie semble l’avoir mise plus mal encore. Planté sur le matelas avec mes yeux « d’artiste » j’ai tout le loisir d’observer les changements qui s’opèrent en elle. Ses traits s’affaissent, un pli se forme dans le coin de sa bouche et ses yeux semblent partis loin, hantés par des visions qui l’échappent mais qui n’ont rien d’heureuse. Elle semble se refermer sur elle-même plus encore, comme pour disparaitre.
Mais moi je te vois Simone.
La métamorphose se révèle aussi fascinante que tragique.
- E.. Excusez-moi.

Elle se lève soudain, presque plus pâle encore que d’habitude et part se réfugier devant la fenêtre aux rideaux fermés.
Elle a de nouveau posé sa main entre sur sa poitrine, plus bas que son cœur. J’ai déjà pu observer ce réflexe une fois ou deux, dans des moments tendus. J’ai soudain la vision d’un corset qui entoure sa taille et l’empêche de respirer. Peut-être que c’est une de ces réminiscences de sa vie d’avant. En tous cas, je peux pas la laisser comme ça. D’autant que je sais ne pas être étranger à son état.
Je pose mon fusain et mon bloc sur le côté et fais mine de descendre du lit. Mais elle m’arrête aussitôt.

- Ne bougez pas.
Madame ordonne, une main en l’air.
Comme si j’avais l’habitude d’obéir aux ordres.
- Je...je vais revenir, ça va passer. C'est... C'est juste ... Son rire me cisaille les entrailles.  C'est plus ardu que je ne l'avais escompté...

Lentement, j’allume une cigarette et me lève quand même pour approcher. Cloppe coincée dans le coin du bec, je tire le tissu épais et ouvre la fenêtre. Le brouhaha de la vie nocturne assaille la petite chambre tout comme un air frais et bienvenu. Je souffle un trait de fumée et lui tend. Un geste complice que je veux croire à nous. Peu importe ce que signifie ce « nous » exactement.

- C’est pas sensé être une telle épreuve Simone. Respirez si ça vous fait du bien. On s’en fout de pas en avoir techniquement besoin.
Délicatement, je viens attraper son menton pour faire pivoter son visage vers moi.
- Je suis désolé si j’ai été maladroit.
Mon pouce vient frotter doucement contre la ligne de sa mâchoire.
- Le bonheur c’est une bestiole farouche qui vous tombe pas toute seule dans la gueule. Enfin pour certain en tout cas. Parfois on se le fait piquer sous le nez et faut souvent lutter pour l’obtenir. Je vous vois vous battre pour celui des autres… mais pas pour le vôtre. Il serait peut-être temps que vous gardiez des forces pour vos propres batailles. Juste un peu. Vous avez l’éternité pour être heureuse…Littéralement. Mais ça demande d'être un peu égoïste et de penser à soi. De temps en temps.
Je note alors que je suis en train de badigeonner son menton de poudre noire. Je retire aussitôt ma main.
- Rahat…je vous en ai foutu partout… Je lui adresse un petit sourire d’excuse. On est vraiment pas obligé de continuer si ça vous met mal à l’aise. C’était pas le but de la manœuvre et ça me fera dessiner de la merde si vous faîtes ça contrainte et forcée…J'ai jamais forcé une femme pour quoique ce soit, que j'ajoute une moue ironique.

Madame se tient debout, contenue, verrouillée. Elle a délaissé ses poumons pour croiser les bras devant elle. Elle flotte littéralement dans les bourrelés de laine de son pull crémeux. Bertus ouvre la fenêtre et lui tend une cigarette. Simone la prend sans émettre le moindre son et tire à son tour une bouffée de nicotine. Ce n'est pas le tabac qui la réconforte, c'est le fait de le partager avec quelqu'un. En contrebas se pressent filles de joie, ivrognes heureux, noctambules insouciants... Oublieux. Ils ont besoin de ce quartier comme soupape, afin de supporter cette vie étrange, sous cloche.

- C’est pas sensé être une telle épreuve Simone. Respirez si ça vous fait du bien. On s’en fout de pas en avoir techniquement besoin.
- Il m'arrive parfois de contempler la foule de cette manière.... Fait-elle après un silence. Du haut de la verrière de mon bureau, dans mon établissement. De les voir s'ébattre, rire, manger, danser. Nouveau nuage de cigarette échappé de ses lèvres. Ils ont l'air si vivants.

Contact de ses doigts râpeux, maculé de poudre noire. Elle ne s'y dérobe pas cette fois.

- Vous ne l'avez pas été. C'est moi... C'est juste moi, dit-elle avec une mélancolie à fleur de peau.
- Le bonheur c’est une bestiole farouche qui vous tombe pas toute seule dans la gueule.
- C'est votre expertise de chasseur qui parle ? Elle sourit, délicatement, comme une fleur aux pétales prêt à se détacher à tout moment.
- Enfin pour certain en tout cas. Parfois on se le fait piquer sous le nez et faut souvent lutter pour l’obtenir. Je vous vois vous battre pour celui des autres… mais pas pour le vôtre. Il serait peut-être temps que vous gardiez des forces pour vos propres batailles. Juste un peu. Vous avez l’éternité pour être heureuse…Littéralement. Mais ça demande d'être un peu égoïste et de penser à soi. De temps en temps.

Simone l'écoute sans mot dire. Il est toujours aussi perceptif, ou bien est-ce elle qui baisse plus la garde. L'un dans l'autre, elle trouve ses efforts pour la réconforter louables. Bertus est un homme gentil.

- Vous avez été heureux, Bertus ? demande-t-elle à mi-voix.

Il ne lui répond pas, peut-être n'a-t-il pas entendu.

- Rahat…je vous en ai foutu partout…

Elle se prend à glousser devant ses effort pour lui retirer les tâches de fusain. Elle est persuadée qu'il ne fait qu'aggraver les choses. Elle attrape délicatement son poignet pour le ramener vers son lit-atelier. Elle puise un peu de pigments sur sa dernière esquisse et l'étale sur la joue du vampire, de sa pommette saillante à  l'angle carré de sa mâchoire.

- Voilà... nous sommes sales tous les deux maintenant.

Simone retourne s'asseoir sur le lit, conservant la cigarette sur laquelle elle butine. Sa position est plus relâchée, pas forcément plus détendue mais indubitablement plus naturelle. Elle a ramené ses jambes sous elle et mordille le pouce de la main qui tient la cigarette, regard porté vers la fenêtre.

- On est vraiment pas obligé de continuer si ça vous met mal à l’aise. C’était pas le but de la manœuvre et ça me fera dessiner de la merde si vous faîtes ça contrainte et forcée…J'ai jamais forcé une femme pour quoique ce soit.

Elle pivote lentement la tête vers lui, cessant de malmener la pulpe de son doigt.

- Croyez-vous vraiment que l'on puisse me forcer à quoi que ce soit ? lance-t-elle, un haussement de sourcil à l'appui. Je suis ici parce que j'en ai envie. Ne me retirez pas la première décision égoïste de ma vie, voulez-vous ?

Malgré la tournure qui pourrait faire penser à une remontrance, son ton est dépourvu de son piquant habituel. Il est même presque tendre. Simone fixe Bertus de ses grand yeux bleues, un peu rougis et cernés, dépourvu d'artifice. Simone lui offre un instant de vérité.

Finalement elle me guide à nouveau vers le lit dans un geste qui pourrait presque paraitre intime. Mais comme souvent, nos échanges sont mâtinés d’une sorte de mélancolie qui ne prête pas vraiment à instaurer une ambiance plus ambigüe. Je me demande si notre « nature » renforce tout ça…
Elle récolte un peu de poudre sur le bout de ses doigts et vient me l’appliquer avec une certaine délicatesse sur le visage. Le geste me surprend assez pour que mes doigts viennent se refermer sur son poignet fin et que je redresse brusquement le menton.

- Voilà... nous sommes sales tous les deux maintenant.
Je déglutis sans répondre et la relâche. Pendant qu’elle retourne se percher sur le lit dans une attitude moins coincée qu’avant, je referme la fenêtre. Ce bruit de fond continu m’agace plus qu’autre chose. J’ai toujours été plus à l’aise dans le silence ou avec ma musique.
Elle garde les yeux fixés sur la fenêtre, l’air ailleurs. Je me sens donc obligé de remettre les choses au clair.

- On est vraiment pas obligé de continuer si ça vous met mal à l’aise. C’était pas le but de la manœuvre et ça me fera dessiner de la merde si vous faîtes ça contrainte et forcée…J'ai jamais forcé une femme pour quoique ce soit.
- Croyez-vous vraiment que l'on puisse me forcer à quoi que ce soit ?
- C’était plutôt me vous rappeler que vous n’avez rien à me prouver en restant là et en « subissant » la séance.
- Je suis ici parce que j'en ai envie. Ne me retirez pas la première décision égoïste de ma vie, voulez-vous ?
J’ai un petit sourire en coin face à la remontrance, proférée d'un ton trop doux pour l'être véritablement, en me rasseyant sur drap tâché.
- Dans ce cas, c’est différent. C’est juste que votre attitude ne me clame pas spécialement votre envie d’être là.
Avec moi.

Elle plante son regard dans le mien et j’en profite pour réattaquer mon esquisse.
- On peut aussi bien se taire puisque vous préférez.

La musique, comme seule toile de fond, nous enveloppe. Je fais courir le fusain sur la feuille avec plus de précision et trace des traits plus francs, estompe d’un doigt presque rageur les ombres. Je n’ai rien d’un « artiste » minutieux ou raffiné. Je peste tout bas quand je rencontre une difficulté, je m’arrête parfois et reste immobile à fixer mon modèle en fumant pour reprendre avec fureur en oubliant ma cigarette au coin de la bouche quelques minutes plus tard.
J’ai toujours aimé le caractère organique du fusain, travailler au doigt, en avoir partout à la fin. Le noir et blanc a un côté exigeant qui pardonne pas qui me plait.  

Finalement j’arrive à quelque chose et je me laisse porté, guidé par Simone qui je dépieute du regard. Je trifouille sans élégance dans son être pour en sortir la substance qui fait d’elle ce qu’elle est. En tout cas j’essaie. Parfois je lui demande de bouger, de me regarder. J’attrape les mini-expressions qui parcourent son visage, les amplifie un peu. Y’a que devant une feuille que j’arrive à tout oublier de cette façon, le corps et l’esprit liés dans un seul but. Même les compagnes d’une nuit les plus accueillantes m’ont jamais fait cet effet. La poudre noir macule mes mains, des morceaux de fusain jonchent le draps salis, derniers reliquats d’une bataille que je mène depuis de longues minutes et ma trogne doit en être également barbouillée.

L’expérience d’avoir à disposition mon modèle et inspiration principale est…étonnante et troublante. Sa présence semble exalter mon envie de perfection, de lui faire honneur en quelques sortes. Je ne dessine plus que pour moi mais aussi pour elle et sa présence rajoute une tension certaine dans l’atmosphère. D’abord à peine perceptible, elle se fait plus pesante à mesure que le temps s’égraine.
Finalement je cesse tout mouvement, relève le nez une dernière fois et penche la tête pour comparer mon dessin à son modèle. Lentement, je repose mon fusain et redresse ma feuille.

J’ai du mal à juger de sa qualité mais je pense avoir réussi à saisir ce qui m’échappait avant.
Machinalement, j’ai un sourire satisfait ou presque et lâche.

- Je crois que j’ai fini…

J’ai pas l’habitude de ce moment. Je ne dessine que pour moi et seul mon avis compte. Là c’est différent. Partager le moment de la découverte finale, cet instant ou les coups de crayons prennent l’étiquette de ratage complet ou d’œuvre digne d’être conservée. Un peu gêné, je lui tends la feuille puis allume une cigarette bien méritée en attendant inconsciemment son verdict.  

- Dans ce cas, c’est différent. C’est juste que votre attitude ne me clame pas spécialement votre envie d’être là.

Elle peut presque l'entendre ce "avec moi" qu'il ne prononce pas, mais que tout son corps exprime. Il ne comprend pas qu'il ne s'agit pas de son trousseau de clés à lui, mais de ses verrous à elle.

- Détrompez-vous...
- On peut aussi bien se taire puisque vous préférez.
- Je préfère vous regarder œuvrer, déclare-t-elle en toute sincérité.

Simone continue de fumer, avec une grâce désinvolte, rajustant son chandail sur ses épaules pâles. Il y a une lassitude sublime qui relâche peu à peu ses traits. Leur mutisme lui offre un confort dans lequel elle vient se lover, petit à petit. Elle fredonne sur les quelques standards blues qu'elle reconnait. Une forme de connivence s'installe entre l'artiste et son modèle, à la fois électrique et confiante. Madame s'effeuille l'âme à tâtons et Bertus glane les indices au vol. Le fusain fait chanter le papier et son grain tavelé. Le vampire a les doigts noircis et charbonneux, le visage concentré, l'expression tantôt songeuse, tantôt exaltée. Il n'a pas conscience de ce qu'il est lorsqu'il s'adonne au dessin. Simone se repait du spectacle avec une fascination qui nourrit l'auteur du portrait. Elle lui offre des éléments subtiles d'elles-mêmes, des morceaux de son propre puzzle. Le regard de Bertus la décompose jusqu'au moindre atome pour la remodeler ensuite, à sa guise, à son gré, dans ce carnet  dont elle vient à jalouser la position.

Madame aimerait être touchée de la même façon.

Elle enfouit cette pensée honteuse au fond d'elle même. Comme à chaque élan d'attraits dont elle est la proie, elle ne se pense pas assez légitime pour y avoir droit.

- Je crois que j’ai fini…

Bertus arbore un sourire qui suggère une vraie satisfaction. Il amorce le geste de lui tendre la feuille mais Simone le devance en avançant à quatre pattes pour le rejoindre de son côté du lit. Elle s'assoie auprès de lui pour mieux embrasser son point de vue. Les pigments sombres maculent déjà la laine de ses manches.  Elle découvre alors son propre portrait, avec sidération. Sa main porte inconsciemment au coeur, y laissant l'emprunte sale de sa paume. Sa peau laiteuse est comme un buvard à ténèbres.

- C'est.... C'est vraiment.... Intense, murmure-t-elle saisi par l'émotion brute qui se dégage de l'œuvre accomplie. Elle s'abime dans sa contemplation une poignée de secondes.

Elle lève finalement le regard vers lui et avec une tendresse maladroite tente de retirer les traces de fusain qu'il a sur le nez et la joue. Une manière comme une autre de maquiller son trouble.

- Vous êtes tout barbouillé... s'amuse-t-elle avec un sourire.

Simone me surprend en s’approchant à quatre pattes, féline, et soudain mon esquisse me parait bien faiblarde en comparaison du modèle. J’ai l’impression que cette « normalité » et ce « confort » partagés la rendent plus femme, plus belle encore, dépouillée qu’elle est de tout ce dont elle s’entoure pour se protéger. Ou alors c’est mon regard qui a changé pendant cette heure. A force de l’avoir regarder, je la vois trop bien. Paradoxe.

Tout ça c’était peut-être pas une brillante idée au final. Les choses sont plus simples quand les limites entre professionnel et personnel ne s’embrouillent pas.
Elle trouve sa place à mes côtés et je le contemple avec gravité tandis qu’elle prend connaissance de son portrait, fumant distraitement en même temps.
Simone a l’air surprise et pose sa main contre son cœur dans un geste humain qui me fait sourire. Je recrache la fumée et demande.

- Ça vous plait ?
- C'est.... C'est vraiment.... Intense
- Intense ? Dans quel sens ? Ca répond pas à ma question cela dit.

Mais elle semble tellement fascinée pendant quelques secondes que je crois deviner. J’éprouve une sorte de fierté mêlée d’amertume. Fier que mon dessin suscite ce genre d’émotions chez elle mais en même temps amer qu’il provoque ce que moi je semble incapable de faire. Ni chez elle, ni chez aucune autre femme d’ailleurs.

Ca me passera, que je tente de me convaincre en laisser filer un trait de fumée au plafond.

Elle tourne à nouveau ses yeux vers moi et essaie de me débarrasser maladroitement des tâches qui maculent mon visage avec des gestes qui sonnent plus maternels qu’autre chose.
- Vous êtes tout barbouillé...

Sauf que je ne veux pas qu’elle me considère comme ça et qu’elle instaure ce genre de relation entre nous.

Ce n'est pas de ça dont j'ai envie !

Je suis pas un autre oisillon perdu qu’elle prend à sa charge. Même si ça la rassurerait certainement de me rentrer soigneusement dans ce genre de petite case.
Je l’arrête à nouveau tandis qu’elle frotte ma joue, bloquant son bras d’une poigne ferme, le bout de ses doigts flottant à quelques millimètres de ma peau. Je la fixe un moment avec une intensité presque douloureuse, quelques mèches de cheveux barrant mon regard.

Je comprends pas ce qu’elle cherche. Je comprends pas ce qu’elle me veut, à pénétrer mes couches d’intimité comme elle le fait…Je suis quoi exactement ? Une distraction avec laquelle elle joue quand elle s’ennuie ?

Je devrais m’en foutre, ne pas y prêter attention, mais j’y arrive pas. Lentement, je dénoue mes doigts qui encerclent toujours son bras et qui ont laissé leur empreinte grisâtre sur sa peau. Je sais pas non plus pourquoi je me sens si énervé. Je tente maladroitement de le cacher dans une conversation plus légère, le visage fermé. Je finis par contrer ma soudaine brusquerie par un ton que j’espère plus doux.

- Je sais. Je vais me débrouiller… C’est toujours comme ça après…je prendrai une douche plus tard. Et puis vous pouvez parler… c’était pas malin de venir vous frotter au drap.    
J’appuie mon propos d’un coup de menton vers ses vêtements anciennement immaculés avant de ranger mécaniquement mes affaires.
- Vous voulez le garder ? que je propose sur un ton détaché.

La poigne est brutale, agressive. Sourcil froncés, Simone fixe les doigts crottés qui encercle son bras. La colère qu'elle lit dans le regard de Bertus émiette la confiance ténue qui s'était instaurée. Elle ne comprend pas ce brusque accès de violence, cependant, elle a suffisamment expérimenté le rejet pour savoir quel saveur il laisse sur la langue.

Elle n'aurait pas du le toucher.
Elle n'aurait pas du s'ouvrir de la sorte.
Elle n'aurait pas du le laisser entrer.
Elle n'aurait pas du se trouver là en premier lieu.
Ils ne sont pas intime, pas amis.
Ils ne sont rien.
Absolument rien.

Son main retombe mollement, ouverte, fauchée en plein geste. Simone se barricade en elle-même pour étouffer le bruit de fracas de son être qui se brise.

- Je sais. Je vais me débrouiller… C’est toujours comme ça après…je prendrai une douche plus tard. Et puis vous pouvez parler… c’était pas malin de venir vous frotter au drap.
- Ce n'est que du tissus. Ca se lave, fait-elle d'une voix sans timbre.
- Vous voulez le garder ?
- Pas vous ? Cette fois le ton est sec, il claque comme une gifle. Ne suis-je pas "moins horripilante" sur papier, après tout ? ajoute-elle en lui resservant aigrement ses propres mots.

Puisque moi,
je ne suis pas aussi idéale que cette image fantasmée.

Elle se lève récupère son sac, glisse ses pieds dans ces absurdes chaussures plates et se dirige vers la porte. Elle pose une main sur la poignée.

- Ne me dessinez plus, Bertus. Sa voix s'est fêlée malgré sa grande maitrise d'elle-même. Elle se retourne vers lui et lui lance un regard meurtrier de bête blessée. Plus jamais.

La porte claque.
Simone a fuit.
Madame reviendra,
En armure complète cette fois.

Quatre jours plus tard

Je dois m’y reprendre à deux fois avant d’ouvrir ma porte et quand enfin j’y parviens, je titube comme un mec bourré dans ma petite chambre en claquant la porte derrière moi.
J’ai tellement de trucs qui bouillonnent en moi que je sais même pas comment encaisser tout ça.

« S’il vous plait… »

Je chancèle jusqu’à la salle de bain, le corps encore chaud du sang qui me fait horreur.
Les mains accrochées à la porcelaine du lavabo, je fixe le fond sans me rendre compte que je sers les bords à en péter le matos qui craquèle. Un haut-le-cœur me secoue des pieds à la tête tellement je me fais horreur. Je fais l’erreur de lever la tête et croise mon reflet dans le regard.

Un monstre … un putain de monstre …

« J’ai une femme… des enfants…s’il vous plait ! »

Je pousse un hurlement horrifié et lance mon poing contre le verre de toutes mes forces. Le miroir se brise en mille morceaux à mes pieds et le mur derrière se craquèle autour de l’impact. Je recule, peu sûr sur mes jambes, le poing en sang.

« Pitié »

Je me prends la tête entre les mains en gémissant. Fébrile, j’allume l’eau chaude dans la douche, retire mon manteau et sectionne les veines de mes poignets avant de grimper dans le bac.
Assis sous le jet d’eau, je regarde le sang de ma victime goutter de mes plaies et filer avec l’eau qui s’écoule en raynures floues. Quand ma peau se referme, je coupe, taillade, encore et encore, charcutant mon bras à en sectionner parfois les tendons.
J’ai encore la texture de la peau de l’homme sous mes dents, le goût de son sang chaud sous la langue...
Ils m’ont fait boire et j’ai bu…jusqu’à la dernière goutte…jusqu’à la lie…jusqu’à sentir son cœur s’arrêter.

Comme avant, comme au début.

Je me hais… j’abhorre ce que je suis.
Et je resterai sous l’eau jusqu’à ce que mon corps soit débarrassé de ce fluide vital qu’on m’a forcé à ingurgiter.
Pour cette mission…pour cette putain de mission…pour elle…
Elle qui me déteste, que j’ai blessé sans même savoir comment. Elle est partie si vite que je n’ai même pas compris exactement comment j’ai pu lui faire si mal. J’ai encore sa voix brisée qui résonne dans ma tête, m’ordonne de ne plus la dessiner. J’ai essayé. Ça non plus j’ai pas réussi.

Je reste là, les jambes étendues, les bras ballants, la tête contre le carrelage aussi froid que moi. Je sens à peine mes propres larmes se mêler à l’eau chaude, brûlante. J’espèrerai qu’elle me réchaufferait mais rien ne le pourra plus jamais.
Je sens enfin mes membres s’engourdirent, se raidirent. Dans ma précipitation à éradiquer ma faute, mon péché, j’ai même pas pensé à apporter mes poches de sang ici. J’essaie de bouger mais je retombe aussi sec. Je rampe et me traine jusqu’à mon manteau pour récupérer mon portable. Mes doigts gourds frappent les touches de l’écran tactile avant de le porter à mon oreille.
Les sonneries défilent et pendant un bref instant je me dis qu’elle répondra pas, que je vais me pétrifier là, dans la salle de bain miteuse d’un hôtel de merde…Mais non j’entends sa voix, un peu plus sèche que d’habitude, je peux pas lui en vouloir et je ferme les yeux. Je souffle une fois son prénom puis je me reprends.

- Madame… j’ai la voix pâteuse… nouée par l’émotion alors que l’eau s’écoule toujours derrière moi. Je crois…je crois que j’ai besoin de sang… S’il vous plait…

Ma voix se brise et je lâche le portable incapable de plier correctement mes doigts.

- Imbécile. Stupide roumain entêté. Pourquoi avez-vous fait cela..?! Pourquoi!? Sombre inconscient que vous êtes !*

Madame agenouillée sur le carrelage de la salle de bain, essaie d'éponger le dégât de eaux avec les serviettes qui lui tombe sous la main. La litanie de jurons prononcés dans sa langue natale accompagne chacun de ses mouvements nerveux. A son arrivée précipitée, elle l'a découvert, inerte et tout habillé dans la baignoire, le teint marbré par un début de pétrification. Son corps bouchant l'accès au siphon, l'eau était montée jusqu'à déborder.

- Vous n'êtes qu'un fieffé crétin! Pourquoi faut-il que vous me rendiez folle d'inquiétude à ce point !? *

Simone ne décolère pas. Elle préfère évacuer la vapeur en argot parisien plutôt que de se laisser grignoter par l'angoisse de le voir dans cet état lamentable.

Leur dernière entrevue la hante encore.

Impossible pour elle de sortir leur rendez-vous de sa tête ni sa mortifiante conclusion. Elle revoit son portrait d'elle danser devant ses yeux, cette illusion d'elle-même qu'il porte au nue sur papier, chaque fois qu'elle a le malheur de rabattre ses paupières. La réalité est si terne qu'elle en vient à jalouser ces petits reliquats de fusain sensés la représenter. Elle sent encore sa poigne ferme la repousser. La morsure du rejet purule encore sous sa chair parfaitement lisse.

Et pourtant....
Elle a décroché son téléphone en voyant son nom de code s'afficher. Son timbre enroué, ensuqué par la malnutrition l'a mise sur la piste avant même qu'il n'évoque la raison de son appel. Mais avant cela, sa voix rauque trébuchant sur son prénom, a fissuré son armure de dignité et de raison. Simone a accouru, oubliant toute prudence, et la voilà misérable et trempée, se glissant dans la baignoire avec lui pour tenter de le soulever. Elle se glisse dans son dos et relève sa tête de manière à la tenir en appui sur son giron.

- Bertus vous ne faites aucun effort ! s'emporte-t-elle en déchirant avec les dents l'opercule d'une des poches de sang qu'elle a emportées avec elle. Elle crache le morceau de plastique dans un coin et lui écarte la pulpe des lèvres en train de noircir du pouce. Elle presse la poche dont le sang éclabousse sa bouche et souille son menton. S'il vous plait, Bertus... Buvez... il faut que vous buviez....

Quand elle arrive, je suis déjà trop proche de la pétrification. Mes sens comme mes membres sont engourdis et je n’ai même pas perçu son arrivée. Ce n’est que lorsqu’elle se met à parler dans sa langue natale et élégante que je comprends qu’elle est quand même venue.
Je sais pas trop pourquoi j’ai douté. Malgré ce qui a pu se passer entre nous, Madame ne laissera certainement pas l’un de ses soldats sur le carreaux, je peux pas lui enlever ça. Je fais l’effort d’ouvrir les yeux pour contempler le spectacle étrange de la respectable Madame à genoux sur le carrelage pas très frais de la salle de bain à éponger le surplus d’eau qui dégouline de la baignoire.
Je sais pas ce qu’elle raconte, surement des insultes vu le ton, mais la sentir là ça me fait un bien certain. Je reste inerte, à sourire très faiblement en l’écoutant jusqu’à ce qu’elle se faufile derrière moi et que ma tête repose sur sa gorge. Si je pouvais, je m’y blottirai, mais mon état ne me permet que de tourner très légèrement la tête. Son parfum m’emplit les narines et je le respire comme un camé.
Elle est là…
- Bertus vous ne faites aucun effort !
J’essaie de ricaner mais seul un grognement rauque s’échappe de mes lèvres. J’entends le plastique arraché et pendant un bref instant mon corps tressaille et répugne à l’idée de reprendre du sang.

Il me dit stop, plus de ça.
Il est fatigué.

Simone m’écarte les lèvres et du sang gicle sur ma bouche, dégouline sur mon menton. Son odeur métallique agresse mon odorat, m’en donne envie autant qu’il me répugne. J’ai une nouvelle réaction épidermique. Je m’agite un peu plus, bouge la tête.
- S'il vous plait, Bertus... Buvez...
J’essaie de lui expliquer mais les mots se bousculent sans réelle consistance ni beaucoup de force.
- Obligé…obligé de boire à la veine…j’ai dû l’enlever…le sang…comprenez ?
- Il faut que vous buviez...
- Désolé…pour la dernière fois…

Je sais toujours pas exactement pourquoi je m’excuse mais ça me parait important de le faire, là tout de suite. Pendant que j'essaie de parler, une goutte de sang tombe sur ma langue et j’ai un espèce de sanglot incontrôlable.
Comment on peut aimer un truc aussi fort qu’on le déteste ? Comment on peut vivre avec cette dichotomie constante ?  

Ouvre la bouche, tu en a envie.
Non ! J’en ai ma claque de tout ça.

Je livre une lutte interne qui me parait durer des heures mais finalement mon instinct de survie prend le dessus et je suis les ordres de Madame.
Je suis allé trop loin pour reculer. Crever là rendra pas justice aux morts qui s’attardent sur ma conscience. Hors de question d’avoir fait ça pour rien. J’ouvre mes lèvres, lèche le sang à ma porter et m’en repais goulument, poche après poche. C’est qu’il en faut du sang pour reremplir mon grand corps. Je finis par être assez vaillant pour tenir moi-même le plastique, mais je reste là, contre Madame dans l’eau froide de la baignoire, la tête penchée au plus près de sa gorge.

Le monstre se nourrit mais le monstre en chiale de dégoût.  

Bertus est dans un état de faiblesse qui met le coeur inerte de Simone au supplice. Il essaie de repousser ses tentatives pour lui faire ingérer du sang. Il gigote contre sa poitrine, tentant de détourner la tête de toutes ses maigres forces. Son dégout est si prégnant que la colère de Madame fond instantanément et avec elle ses résolutions de distance.

- Obligé…obligé de boire à la veine…

Elle saisit avec horreur qu'il s'agit certainement du test que les Hurlants comptaient lui faire subir. Malgré sa répugnance, il s'y est soumis. Pour le bien de la mission. Pour elle. La culpabilité de Simone ne s'en trouve que plus vive.

- ...J’ai dû l’enlever…le sang…comprenez ?
- Je comprends, assure-t-elle, Je comprends Bertus, mais... Il faut que vous buviez...
- Désolé…pour la dernière fois…
- Idiot, le fustige-t-elle tendrement. Ce n'est pas le moment de penser à ça... Il faut vous nourrir...

L'hémoglobine s'immisce enfin entre ses lèvres. La carcasse de Bertus réagit avec un désir douloureux de s'en repaitre et une horreur égale de lui même. Mieux que quiconque, Simone partage ce qu'il éprouve. Son âme a longuement lutté avec la violence de ses instincts. Elle l'a transformé en force en œuvrant pour l'avancement de la science en matière de perfusion sanguine et en devenant vegan.
Bertus cède finalement à son appétit. Madame le biberonne un temps, tachant sa jolie robe blanche et ses mains pâles de vermillon, puis le vampire retrouve assez d'allant pour vider lui même les poches goulument. Il pleure autant qu'il absorbe de sang, écœuré de lui-même, et Simone presse son corps affamé contre elle, lui offrant la chaleur de son étreinte malgré son derme glaciale. Elle caresse ses joues débordantes de sel, sa chevelure mouillées, embrasse son front et ses tempes en lui chuchotant des mots apaisants.

- Chut... Chhhhut.... Tout va bien.... Tout va bien, Bertus... Je suis là....

Ils restent ainsi agrippés l'un à l'autre, baignant dans un fond d'eau stagnante maculée de carmin, jusqu'à la dernière poche évidée, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les sanglots de Bertus pour habiter l'écho de la salle-de-bain.

La dernière goutte avalée, mon bras s’abaisse mollement et lâche la pochette de plastique. Je me sens vide, une sorte de néant à tout avalé ne laissant qu’un sentiment d’irréel. Mon âme a peut-être bien quitté mon corps finalement.
La présence de Madame est un baume pour les deux. Depuis ma mort, les épreuves je les ai surmontées seul, toujours. Alors sentir ses caresses, entendre ses mots tendres murmurés agit comme une bulle protectrice et enveloppante qui me signifie que je ne le suis plus. Seul. Elle me l’a pourtant dit, mais il est plus simple de ne pas changer ses habitudes et puis ça évite les déceptions. A cet instant, je me fous de savoir pourquoi elle les prononce, je me fous même de savoir s’ils sont sincères ou pas.
J’en ai besoin.
J’ai besoin de croire que mon humanité est toujours là, tapie derrière la monstruosité que je suis devenu. Ses bras et sa voix m’y aident.

Je me laisse totalement aller contre elle, bougeant simplement quand mon corps le permet pour me lover plus confortablement. Est-ce que j’abuse ? Sans doute. J’imagine qu’elle est toujours furieuse contre moi et qu’elle me le fera sentir dès l’instant où cette bulle éclatera. Du coup je la fais durer.
Mes larmes se sont taries, j’en ai certainement plus à verser sur mon sort. On est trempé tous les deux mais le froid ne nous atteint pas. On est le froid. Ma carcasse a du mal à se remettre, mais je sens retrouver un regain de souplesse. Ma voix rauque et désincarné brise soudain le silence.

- Vous savez ce qui est pire ? J’ai aimé ça… pas de tuer mais de boire directement… Une petite partie de moi hurlait mais l’autre… putain l’autre s’est délecté de chaque seconde.

Je m’assois soudain pour la libérer enfin de mon poids mort, lui tournant le dos. Las, je passe une main dans mes cheveux mouillés, les épaules basses.

- Désolé…faut que je m’y habitue...c’est une pratique trop courante chez les Hurlants pour que je fasse la fine bouche. J’ai réussi à donner le change ce soir. Faut que ça continue.
J’ai une grimace involontaire.  
- C’était un pauvre employé de bureau… je vais voir si je trouve son nom…faut prévenir sa famille. Il avait…une femme et des enfants. Enfin c’est ce qu’il m’a dit…

Je me décide enfin à sortir de cette baignoire, le corps encore faiblard. J’aide galamment Madame à se relever en lui offrant ma main et la soulève pour la sortir du fond d’eau stagnante. Je la dépose sur le petit tapis, loin des morceaux de verre, sans un mot. Elle est trempée, imbibé d’eau et de sang et j’attrape une serviette pour l’enrouler délicatement. Involontairement, je cherche encore son contact rassurant et je viens doucement repousser une mèche sombre et humide qui barre son front en osant enfin la regarder dans les yeux. Les miens doivent refléter le vide qui m’a aspiré alors que ses billes d’un bleu électrique vibrent de vie.
 
- Merci. D’être venue. De m’avoir aidé.

Je sais qu’un truc s’est brisé la dernière fois et je crois bien avoir perdu sa confiance. Pas seule de Madame, de toute façon je me contrefous de celle-là. Non j’ai perdu celle de Simone, bien plus précieuse. Mais comme toute chose, c’est quand on l’a perdu qu’on se rend finalement compte de sa valeur.

- Je voulais pas vous déranger mais…j’hausse les épaules, je voyais pas quoi faire d’autre. – C’est de vous dont j’avais besoin – Je veux pas vous retenir trop longtemps. Ça va aller. Soldat Taur à nouveau sur les rails.
Même si c’est pour foncer droit dans le mur.

- Vous savez ce qui est pire ? J’ai aimé ça… pas de tuer mais de boire directement… Simone continue de le bercer doucement, caressant ses cheveux blonds. Une petite partie de moi hurlait mais l’autre… putain l’autre s’est délecté de chaque seconde.
- Vous n'avez pas à vous en vouloir, Bertus. Nous sommes conditionnés comme cela... Vous faite démonstration d'une grande force de caractère... Mais par pitié, ne vous détruisez pas pour chaque morsure. Je ne saurais le supporter.
- Désolé…faut que je m’y habitue...c’est une pratique trop courante chez les Hurlants pour que je fasse la fine bouche. J’ai réussi à donner le change ce soir. Faut que ça continue.
- Vous n'êtes pas obligé, si c'est au dessus de vos forces. Je ne peux pas vous imposer cela, même pour le bien commun.

L'espion préfère éluder, s'échappant de ses bras.

- C’était un pauvre employé de bureau… je vais voir si je trouve son nom…faut prévenir sa famille. Il avait…une femme et des enfants. Enfin c’est ce qu’il m’a dit…

Après une certaine hésitation, Simone pose une paume entre ses omoplates fourbues.

- Je vais m'en charger. Ne vous inquiétez plus de rien. Il faut vous reposer maintenant...

Bertus se lève dans un grand mouvement aqueux. Il se tient debout, dégoulinant, majestueux malgré son équilibre titubant. Simone, décoiffée, trempée et tâchée de sang, a perdu de sa superbe. Cependant, elle accepte la main gracieusement tendue et s'appuie sur ses larges bras lorsqu'il la soulève du sol. Le vampire l'enroule dans la dernière serviette rescapée du naufrage que Simone repousse de ses épaules pour l'éponger lui et son menton rougi. Elle le laisse le toucher sans fuir cette fois, par trop consciente qu'il a besoin d'un contact humain.

Ami.

- Merci. D’être venue. De m’avoir aidé.
- C'est mon rôle, Bertus.
- Je voulais pas vous déranger mais…j’hausse les épaules, je voyais pas quoi faire d’autre.
- Vous avez fait ce qu'il fallait.
- Je veux pas vous retenir trop longtemps. Ça va aller. Soldat Taur à nouveau sur les rails.

Simone le regarde fixement puis plisse les yeux avec un dubitatif.

- Vous fanfaronnez, Bertus. Encore, le gourmande-t-elle. Il est hors de question que je vous laisse seul après un moment comme celui-ci. Je vais rester cette fin de nuit et le jour qui suivra... Elle pose une main sur sa joue. Et plus s'il le faut. Je ne repartirais pas sans être certaine que vous êtes vraiment "sur les rails" à nouveau. Elle lève un index autoritaire avant qu'il ne proteste. Non, Bertus. Vous vous taisez et vous m'obeissez... pour une fois.

Elle laisse filer un silence, ses prunelles bleues décidées braquées sur lui.

- Par contre, je ne suis pas contre un vêtement de rechange. Vous savez ce qui est pire que des chaussettes mouillées ?... Des collants mouillés, déclare-t-elle en fronçant adorablement le nez. Pitié, il faut que je me libère de cette torture !

- Vous fanfaronnez, Bertus. Encore.
J’ai un faible rire.
- P’t-être ouais.
- Il est hors de question que je vous laisse seul après un moment comme celui-ci.
Malgré moi j’ai un sourire fatigué.
- Vous faites ça pour chaque partenaire d’affaires ou j’ai le droit à un traitement spécial ?
- Je vais rester cette fin de nuit et le jour qui suivra... Et plus s'il le faut.

Sa paume englobe ma joue et je peux pas m’empêcher de pencher la tête pour mieux en savourer la caresse. J’emmerde l’ambiguïté. Son contact me fait trop de bien là tout de suite pour que je le repousse comme un con. Tant pis si j’ai l’air misérablement fragile et vulnérable à ses yeux.

- Je ne repartirais pas sans être certaine que vous êtes vraiment "sur les rails" à nouveau.
C’est qu’à ce moment là que je prends enfin conscience de ce qu’elle vient de dire et j’ouvre dur-chef la bouche pour protester. Elle me devance et bloque toute parole d’un geste autoritaire.
- Non, Bertus. Vous vous taisez et vous m'obéissez... pour une fois.
J’attrape ce doigt autoritaire et retourne sa main pour y déposer un fantôme de baiser mouillé.
- Me maternez pas Madame. Cette fois c’est moi qui la corrige gentiment, tendrement ? Mais j’apprécie votre offre. D’accord…pour la nuit. Même si je sais pas trop de quoi vous avez peur. J’ai eu un moment de…d’égarement mais c’est passé. Rahat…vous êtes dans un bel état.
- Par contre, je ne suis pas contre un vêtement de rechange. Vous savez ce qui est pire que des chaussettes mouillées ?...
- Une coiffure défaite ?
- Des collants mouillés.
Je secoue la tête, amusé. Elle a le don de me faire oublier la misère crasse dans laquelle je m'enfonçais y'a à peine quelque minutes.
- Evidemment.
- Pitié, il faut que je me libère de cette torture !

Je récupère la serviette et en profite pour essayer quelques gouttes vagabondes sur son épaule. C’est en baissant les yeux que je me rends compte combien sa robe est transparente et collante. Mère-Nuit ! C’est un spectacle…délicieusement révélateur. Je me gratte maladroitement la gorge et lui tend à nouveau la serviette de sorte à cacher…le plus gros et le plus évident. Comment elle peut douter être belle ? Ça me dépasse.

- Je vais voir ce que je peux vous trouvez. Je préfère vous prévenir qu’on sera plus dans le domaine du confortable que de l’élégant…

Je ramasse d’abord le plus gros des morceaux de verre pour les mettre dans la poubelle plastique avec un soupir. Cette fois je vais pas y couper… le changement d’hôtel me pend au nez. J’ouvre la commode et en sors une chemise et un tee-shirt – elle choisira ce qu’elle voudra – et je trouve un pantalon en toile noire.
Pendant qu’elle se change dans la salle de bain, je me débarrasse de mes propres vêtements qui me colle comme une seconde peau et qui font un bruit mouillé en tombant sur le sol.
Habillé, je range vite fait mes quelques nouveaux dessin dans la table de chevet dont quelques uns la représente dans des poses plus…suggestives. A croire que j’ai fait passer ma frustration là-dedans. J’ai retrouvé mon cher paquet de clope et en fume tranquillement une, allongé sur le lit, le corps alangui sur le matelas en l’attendant.  

Madame fait mine de ne pas s'émouvoir de ces quelques bécots qu'il s'octroie sur sa peau. Simone a du mal à ignorer qu'elle en apprécie chaque seconde. Oui, Bertus est spécial. Il serait dangereux, malheureusement, de déterminer réellement en quoi. Aussi ne s'attarde-t-elle pas sur cette pensée vertigineuse.
Elle préfère lui offrir son appui ainsi qu'un peu de légèreté.

- Je vais voir ce que je peux vous trouvez. Je préfère vous prévenir qu’on sera plus dans le domaine du confortable que de l’élégant…
- Ce sera sec, c'est tout ce qui m'importe.

Elle retire sa pauvre robe de grand couturier -une de ses préférées- dont elle aura bien du mal à sauver le satin. Elle retire également ses sous-vêtements dont la dentelle moite gratte désagréablement. Les vêtements proposés par Bertus sont si larges qu'elle décide de se passer du pantalon et de n'enfiler que la chemise. Elle défait complétement son chignon -foutu pour foutu- et se sèche convenablement les cheveux. Fidèle à elle-même, elle range ce qui peut-être ranger, essore le tapis détrempé et les serviettes gorgées d'eau, les pose sur le rebord de la baignoire qu'elle rince préalablement à grandes eaux, jette le plastique vide des poches à la poubelle et étend ses dessous et ses collants sur le porte-serviette.
Satisfaite, elle sort en petite tenue pour poser sa robe à sécher sur une chaise et, avisant les vêtements mouillés en boule sur un coin de moquette, elle lève les yeux au ciel.

- Bertus, si vous ne voulez pas que je vous materne, ne vous conduisez pas comme un adolescent qui végète dans le foutoir de sa chambre.

Elle se penche pour ramasser le tas d'habits, oubliant que sa chemise pouvait bailler au point de ne pas laisser  beaucoup de place à l'imagination. Elle use de la tringle à rideau pour y étaler les oripeaux de son hôte. Puis, rangeant le pantalon trop large dans le tiroir de la commode, elle cherche de quoi se couvrir le bas et jette son dévolu sur un caleçon qui, certes n'a rien de seyant mais possède un élastique, promettant de lui tenir un peu mieux la taille.

Avec un soupir lasse, Simone vient se vautrer auprès de lui et lui vole sa cigarette. Elle tire plusieurs bouffées avant de la lui rendre puis pousse un gémissement en entendant son portable sonner.

- Par pitié... Et puis Chiottes*! Ils attendront...

Quand elle revient dans la chambre, elle est vêtue de ma chemise…et que de ma chemise pour ce que je peux en voir, laissant ses longues et pâles gambettes à nu.
Bordel de merde, si ça c’est pas sexy au diable…
Avec un soupir je lève sagement les yeux vers le plafond et essaie de les y garder. Ce qui requiert une sacrée discipline.

- Bertus, si vous ne voulez pas que je vous materne, ne vous conduisez pas comme un adolescent qui végète dans le foutoir de sa chambre.
Je me dresse sur un coude et me tourne à moitié vers elle, sourcil arqué, cigarette au coin de la bouche et mine moqueuse.
- Madame avec tout le respect que je vous dois, qu’est-ce qu’on en a à foutre que mes affaires soient au sol ? Vu le standing de l’établissement je doute que mon tee-shirt mouillé soit le truc le plus offensant que ce sol ait vu…

Pourtant elle n’écoute rien et se sent obligée de le ramasser, me faisant lever les yeux au ciel.
- On appelle ça des tocs chez moi…
Sauf qu’elle m’offre alors une vision enchanteresse dont j’ai du mal à me détacher. Est-ce qu’elle le fait exprès ? A ce niveau c’est presque criminel et j’ai franchement plus la force de gérer ça en plus.
Rien n’a changé. Madame est toujours madame et moi...toujours moi.
Je lève une main vers mes yeux fatigués et me réinstalle sur le lit en observant les veloutes de fumée dessiner des arabesques dans les hauteurs. Ca me rappelle qu’on j’étais gosse. Avec Silviu on essayant de deviner les formes des nuages en prenant un bain de soleil.
Temps de l’innocence. Autre époque.
Je l’entends rouvrir ma commande et ricane faiblement.
- Servez-vous. Faites comme chez vous surtout. Vous voulez pas arrêter de bouger ? Vous me donnez le tournis.

Elle finit par s’installer à mes côtés et me pique évidemment ma clope.
- Je vais finir par vous en offrir un paquet ça vous évitera de me piquer les miennes à chaque fois.
Elle me la rend finalement au moment où bip sonore retentit.

- Par pitié... Et puis Chiottes*! Ils attendront...

Etonné autant qu’amusé, je laisse filtrer un rire grave puis pivote paresseusement ma tête vers elle.
- Comment ça ils attendront ? Le monde va-t-il se remettre si Madame prend une pause ? D’ailleurs je suis en train de penser que je vous sers d’alibi pour prendre des petits congés par-ci par-là… Ca me dérange pas…profitez de moi à fond … Nouvelle sonnerie agaçante. D’ailleurs… Je me penche sur elle et attrape son sac jeté négligemment sur les draps. Je déniche l’objet du crime avec une exclamation victorieuse et l’éteins avant de le balancer un peu plus loin sans même prêter attention où.
Un « Oups » neutre et détaché m’échappe.

- Voilà, là vous êtes tranquille. Si l’Apocalypse se déclenche, on l’apprendra demain.

On partage ensuite tranquillement notre cigarette. Le silence qui s’installe est…étrange…pas tout à fait tranquille, pas tout à fait malaisant. J’ai l’impression que les évènements de notre dernière rencontre plane encore sur nous mais j’ai certainement pas le courage d’aborder à nouveau ce sujet. Sans que je m’en rende compte, le bout de mon index trace des formes sur la couverture. La voir en chemise comme ça m’a donné une brusque envie d’attraper un fusain et si j’ai repoussé l’idée aussitôt, elle revient à pleine charge maintenant que mon cerveau est au repos. Alors que je me repasse ce qui s’est passé dans la salle de bain, une phrase qu’elle a prononcée m’arrête soudain et je tourne à nouveau la tête vers elle en lui lançant un regard inquisiteur.

- Je vous ai vraiment…inquiétée ?

- On appelle ça des tocs chez moi…
- Si vous rangiez davantage, vous sauriez que ça clarifie et apaise l'esprit... rétorque-t-elle d'un air pincé tout en se pencher pour ramasser. Bertus semble avoir perdu son sens de la repartie et Madame savoure le répit.
De courte durée.
- Servez-vous. Faites comme chez vous surtout.
- Grand seigneur. Merci bien, renvoie-t-elle sur le même ton. Diantre, cet élastique ne tient même pas ses promesses... marmonne-t-elle en essayant de faire un nœud au niveau de la taille du caleçon.
- Vous voulez pas arrêter de bouger ? Vous me donnez le tournis.
- Vous êtes allongé, vous ne risquez donc pas de tomber à la renverse.

Madame a réponse à tout.
N'est-elle pas "horripilante" après tout ?
Elle se laisse tomber sur le lit et ponctionne sa cigarette.

- Je vais finir par vous en offrir un paquet ça vous évitera de me piquer les miennes à chaque fois.
- Elle auront moins de gout..." Si je les partage pas avec toi."... si je vous ne les vole pas, assène-t-elle en toute mauvaise foi.

Une poignée de secondes, l'univers semble en pause et Simone oublie le nombre incalculable des ses responsabilités. Il y a juste, elle, Bertus, et cette cigarette qui fait le pont entre eux. Interlude déjà expirée. Le téléphone, ce bourreau, la rappelle à l'ordre.

- Par pitié... gémit-elle. Et puis Chiottes*! Ils attendront... Elle n'a nullement envie de se relever.
- Comment ça ils attendront ? Le monde va-t-il se remettre si Madame prend une pause ?
- Il ne pourra pas, non. Que le Monde me laisse les quelques secondes nécessaires pour me préparer psychologiquement à sortir de ce lit.
- D’ailleurs je suis en train de penser que je vous sers d’alibi pour prendre des petits congés par-ci par-là…
- Suggérez-vous que je sois une j'en-foutre qui se cherche des excuses pour ne pas travailler, Bertus ? demande-t-elle mi-figue, mi-raisin.
- Ca me dérange pas…profitez de moi à fond …
Elle secoue la tête à la fois épatée et désabusée.
- Votre culot ne connait aucune limite...

Le téléphone s'égosille à nouveau. Les deux vampires tournent la tête en direction de l'insupportable sonnerie. Simone fait mine de se redresser mais Bertus la devance et elle se retrouve à loucher sur son torse plein trop de muscles. Frisson. Elle se crispe malgré elle. Le petit cri de victoire de son acolyte est une heureuse diversion.

- Qu'est-ce que vous faite !? S'indigne-t-elle
- Oups, lâche-t-il avec un sourire canaille, en envoyant valser le portable éteint quelque part au loin sur la moquette. Simone plisse les yeux comme un rapace mécontent.Voilà, là vous êtes tranquille.
- C'était très vilain ça, Bertus. Et si c'était important ? Si c'était pour la fin du monde, par exemple ?
- Si l’Apocalypse se déclenche, on l’apprendra demain.

Madame claque sa langue sur son palais en toute réprobation, mais n'esquisse pas le moindre geste pour aller retrouver son bien. Elle préfère fumer en silence, dans le confort muet de sa présence. Il y a une forme de communion paisible, de temps suspendu... et une chappe de non-dits difficile à percer.

- Je vous ai vraiment…inquiétée ?

Elle le regarde avec une expression meurtrie.

- Vous en doutez ? Elle le dévisage longuement et déglutit pour ravaler une bouffée d'émotions  qu'elle ne veut pas étaler. Surtout pas devant lui. L'instant est pourtant propice à la sincérité, alors elle s'y soumet. En écoutant votre voix si faible au téléphone, j'ai cru... J'ai cru que vous aviez été découvert et qu'ils vous avaient battus à mort, murmure-t-elle. Vous retrouver à moitié pétrifié dans cette baignoire parce que vous étiez vous-même puni ne m'a pas soulagée le moins du monde... Vous avez le don particulier, Bertus, de me faire sortir de mes gonds. Je ne sais pas comment vous faites pour parvenir à me donner autant envie de vous réconforter et de vous gifler à la fois.... Je ne suis pas habituée à ce genre d'inconstances...

- Je vous ai vraiment…inquiétée ?
- Vous en doutez ?
Elle a l’air profondément blessé par ma question. A croire que j’en ai fait une spécialité alors je lui réponds en toute honnêteté.
- On s'est pas quitté dans les meilleurs termes la dernière fois... Et puis ça vous surprendra sans doute pas si je vous avoue que la plupart du temps j’ai aucune idée de ce qui se passe dans votre jolie tête. C'est pour ça que j’ai l’impression de tout faire de travers avec vous.
Mon élan de franchise déclenche le sien apparemment puisqu’elle accepte enfin de me livrer une partie de ce qu’elle pense.
- En écoutant votre voix si faible au téléphone, j'ai cru... J'ai cru que vous aviez été découvert et qu'ils vous avaient battus à mort.

Elle chuchote comme si elle avait peur que quelqu’un l’entende. Mais y’a que moi et je suis presque pendu à ses lèvres. Je la scrute avec intensité et je me retrouve à imiter son timbre.  

- Je suis pas certain que s’ils découvrent mon double jeu j’aie vraiment l’occasion de vous passer un coup de fil. J’essaie toutefois d’alléger mon assertion avec un trait ironique de ma composition. Sans doute parce que la perspective me réjouit de moins en moins. Mais promis, s’ils m’en offrent un dernier, je penserai à vous.
- Vous retrouvez à moitié pétrifié dans cette baignoire parce que vous étiez vous-même puni ne m'a pas soulagée le moins du monde...
Je grimace un peu.
- C’était con de ma part. J’ai pas tellement réfléchi…je voulais juste…me débarrasser de ça. J’ai un petit rire amer. Comme si ça allait effacer ce que j’ai fait.  
- Vous avez le don particulier, Bertus, de me faire sortir de mes gonds.
Je ricane à nouveau doucement.
- Ouais un don certainement… peut-être que c’est génétique ? Kaelig vous fait le même effet ?
- Je ne sais pas comment vous faites pour parvenir à me donner autant envie de vous réconforter et de vous gifler à la fois.... Je ne suis pas habituée à ce genre d'inconstances...

Je braque à nouveau mes yeux dans les siens et sers mon poing sur le drap pour m’empêcher de la toucher encore. Mes pulsions à ce niveau sont de plus en plus difficiles à ignorer et plus je leur lâche du lest, plus ça empire. Je la scrute avec un mélange d’envie douloureuse et de retenue.

- Et là tout de suite Simone…vous penchez vers quoi ? J’ai même pas conscience de susurrer d’une voix un peu rauque et d’avoir à nouveau utiliser son prénom. La gifle… ? Ou le réconfort … ?

Comme envoûté, mon visage se rapproche imperceptiblement du sien jusqu’à ce que je m’en rende compte. Heureusement j'ai à peine bougé de quelques millimètres.
Quelques invisibles millimètres.
Je reviens aussitôt me replonger dans la vision de ce fascinant plafond aux larges tâches d’humidité. Je me prête à imaginer deux secondes ce qui se serait passé si j’avais été jusqu’où bout de mon geste. Elle m’aurait sans doute arrêter avant ou gifler pour le coup.
Pourquoi les choses sont-elles aussi compliquées ? C'est sans doute moi qui les rends comme ça. A force d'espérer des choses qui arrivent jamais. A croire que j'ai pas retenu la leçon avec Lavinia. Il faut donc que l'histoire se répète et que je veuille ce que je peux pas avoir.
Magnifique...Quel con je fais...  

- Vous m’avez pas répondu avant. J'écrase le mégot dans le cendrier sur ma table de chevet. Pourquoi vous avez insisté pour rester avec moi ? Vous avez peur que je me refoute à l’eau dès que vous aurez le dos tourné ? Vous inquiétez pas. Si j’avais vraiment décidé d’en finir une bonne fois pour toute, il me suffisait d’ouvrir les rideaux demain matin.

- Et là tout de suite Simone…vous penchez vers quoi ? La gifle… ? Ou le réconfort … ?

Elle le dévisage, consciente de la dangereuse proximité qui s'instaure de plus en plus naturellement entre eux.

- Vous n'avez pas vraiment envie de le savoir... susurre-t-elle.
Elle ne le souhaite pas non plus. Ce serait poser un mot inquiétant et irréversible sur le flou artistique qui les lie. Elle préfère cette estompe éthérée, bien plus confortable pour sa lâcheté.
- Vous m’avez pas répondu avant.
- A quelle question ?
- Pourquoi vous avez insisté pour rester avec moi ?
- Je vous ai donné une réponse mais, visiblement, elle ne vous convient pas.
- Vous avez peur que je me refoute à l’eau dès que vous aurez le dos tourné ? Vous inquiétez pas. Si j’avais vraiment décidé d’en finir une bonne fois pour toute, il me suffisait d’ouvrir les rideaux demain matin.

Madame se redresse d'un bon et se penche vers lui, la mine furibonde. Sa chevelure de jais, en bataille, lui donne encore plus l'air d'un fauve en colère.

- Cessez-cela tout de suite, Bertus! Je ne goute pas cet humour. Arrêtez de considérer votre vie comme chose négligeable et pensez au mal que vous feriez autour de vous si vous veniez à disparaitre. Pensez à vos frères !

Pensez à moi !

- Vous venez d'encaisser une blessure traumatique extrême, qui serait assez fou pour laisser seul quelqu'un en pareilles circonstances. Pouvez vous croire une poignée de secondes à la sincérité de mon inquiétude ? Je ne suis pas en train de vous traiter de faible ou d'une autre stupidité virile égratignant votre ego masculin! Je compatis et vous soutiens!

Simone n'a pas conscience de s'être emportée au fur et à mesure de son discours. Ce n'est que lorsque le dernier mot franchit sa bouche qu'elle se rend compte qu'elle a haussé la voix. Un silence s'ensuit. Une simple respiration. La vampire regagne son calme sans le quitter des yeux.

- Ne questionnez plus mes actions, Bertus... reprend-elle avec douceur. Ses doigts s'égarent sur les pommettes aiguisées de son interlocuteur. Vous n'auriez pas assez de toute votre éternité pour me comprendre.

Sans crier gare, elle vient se lover contre lui, joue contre son buste, paume sur sa poitrine, lui dispensant une tendresse maladroite mais belle et bien réelle.

- Pas de questions, Bertus... devance-t-elle.

Elle ne saurait y répondre de toute façon.

Madame est soudain penchée sur moi et me scrute avec des yeux pétillants de colère. Je crois bien l'avoir jamais vu aussi furax...et ça lui va drôlement bien. Trop bien même. Au lieu d'en être inquiété c'est plus une sorte de fascination qui se lit sur mon visage.
Une partie de moi voudrait sourire comme un idiot tandis que l'autre se demande ce que j'ai encore fait pour éveiller l'ire de cette soudaine et magnifique furie.

- Cessez-cela tout de suite, Bertus! Je ne goûte pas cet humour. Arrêtez de considérer votre vie comme chose négligeable et pensez au mal que vous feriez autour de vous si vous veniez à disparaitre.
C'est finalement un sourire désabusé qui barre mon visage.
- Ma non-vie vous voulez dire... Le mal que je ferai autour de moi ? A qui ça exactement ?
- Pensez à vos frères !
Je reste silencieux un moment.

"Et toi Simone, ma vraie mort t'affecterait ? Cinq minutes peut-être avant que le Monde ne réclame à nouveau toute ton attention."

- Ils m'ont déjà pleuré une fois. Ils recommenceraient puis continueraient à vivre. Comme la première fois. Et puis ça fait si longtemps. On se connaît plus vraiment j'imagine. C'est comme de perdre un lointain cousin. Mais j'ai pas l'intention de partir de mon plein gré. Même si...j'y ai peut-être songé quelques secondes dans la baignoire...
- Vous venez d'encaisser une blessure traumatique extrême, qui serait assez fou pour laisser seul quelqu'un en pareilles circonstances.
- Beaucoup de monde, Madame...Beaucoup de monde…

Personne ne m'a tenu la main au moment où j'ai senti que la vie me quittait, ni pendant ma transformation. Personne ne m'a aidé à encaisser la transition. On a simplement veillé à ce que je sois régulièrement nourri mais le choc émotionnel je l'ai surmonté seul. J'ai plus l'habitude qu'on se préoccupe de moi, surtout de façon altruiste.

- Pouvez vous croire une poignée de secondes à la sincérité de mon inquiétude ? Je ne suis pas en train de vous traiter de faible ou d'une autre stupidité virile égratignant votre ego masculin! Je compatis et vous soutiens!

Son ton grimpe au fur et à mesure de son discours et je la trouve soudain adorable. Oui complètement adorable. Mon ego c'est bien la dernière des choses qui me préoccupe. J'ai chialé comme un môme deux fois devant elle. Ce qui est déjà plus que devant ma propre famille. Il est donc un peu tard pour en avoir quelque chose à foutre.
Un long silence ponctue sa tirade agacée et je la regarde avec une réelle gratitude et peut-être même un peu d'affection tendre.

- Ok...Ok je vous crois. Merci alors...de vous inquiétez pour moi...

Et ce peu importe la raison.

- Ne questionnez plus mes actions, Bertus...
- Ouais je crois que ça serait plus reposant pour moi.
Le bout de ses doigts vient frôler mon visage escarpé et je me fige. C'est encore l'un de ces instants où je ne sais absolument pas comment réagir à ses timides tentatives de rapprochements venu dont ne sait où.
- Vous n'auriez pas assez de toute votre éternité pour me comprendre.
Les yeux dans les siens, je murmure.
- Je sais...ça m'empêchera pas d'essayer...

Sublime énigme.

Bien trop ardue pour moi j'en ai jamais douté. Et puis quelques secondes plus tard elle se trouve là. Contre mon torse.
Yeux écarquillés je contemple la couronne de ses cheveux noirs avec une perplexité palpable. Je me rends compte que tout mon corps s'est tendu et je dis bien tout.
Une bonne pelletés de questions se bousculent sur ma langue mais j'ai même pas le temps d'en formuler une seule qu'elle m'arrête comme si elle pouvait lire dans mes pensées.

- Pas de questions, Bertus...
J'esquisse un sourire mais acquiesce à cette technique sans doute un peu lâche mais plus confortable.
- Pas de questions, je répète.

Une sorte de contrat tacite vient d'être signé entre nous.  
Lentement, comme un homme qui ne sait plus trop bien comment faire, je passe mes bras autour de son corps et la serre étroitement contre moi. On a plus de chaleur corporelle à se prodiguer mais la tendresse est là. C'est la première fois depuis des années que je ressens à nouveau le réconfort de la chaleur humaine. Celle qui n'a rien à voir avec notre nature mais à qui on est vraiment.

Mes doigts s'enhardissent dans sa chevelure ébène qu'ils parcourent doucement, retirant délicatement quelques nœuds. J'en respire longuement le parfum. L'instant est paisible, tranquille. Reste un fond d'interrogation en moi, un peu de frustration aussi. Je ne sais pas si elle fait ça pour moi ou parce qu'au fond elle en a besoin aussi. C'est peut être bien la seule question qui m'importe au final. Je veux croire qu'à cet instant. On se fait du bien tout les deux.

Il est possible que j'ai fini par fermer les yeux en laissant mon esprit vagabonder. Mais il se perd dans des eaux peu agréables et je sursaute soudain des pieds à la tête, réaction instinctive de mon corps comme s'il sortait d'un cauchemar.  
Je ressers mon étreinte sur Simone qui n'a pas bougé et dépose un baiser d'excuse sur ses cheveux sans réfléchir.

- Pardon. Mauvais souvenirs.

Mes mains parcourent plus rudement son corps, frôlant parfois des zones interdites sans toutefois les investir, tandis que mon étreinte se fait presque étau. Je cale mon menton contre le haut de sa tête, cherchant à éloigner toute mauvaise pensée, tout ce qui n'est pas elle.
Je voudrais la dessiner. L'envie me prend soudain. Comme un palliatif à ce que je souhaite réellement mais ça aussi ça m'est techniquement interdit. Je jette un coup d'œil au réveil. Le jour s'est déjà levé dehors. Je souris malgré moi.

- Je crois bien que je vais être obligé de vous garder la journée aussi finalement. On va pas s'inquiéter de votre absence ? Non en fait vous savez quoi ? On s'en fout.

Bertus l'enlace. Simone déglutit.
Elle est soudain enveloppée par la carcasse du vampire au point de s'y sentir disparaitre. Fondre. Si son coeur pouvait encore battre, il serait en train de ruer des quatre fers, au grand galop. Idioties de jeunes filles en fleurs. Les siennes ont fané depuis longtemps sans l'ombre d'un bourgeon. Les vampires n'ont presque plus d'odeur, ni de chaleur, mais Bertus hume encore le sang, le sel et l'eau calcaire de la douche. Pourtant subsiste une fragrance singulière, à peine perceptible. Un reliquat indéfinissable de "lui".
Simone ferme les yeux, sensible aux caresses dans sa chevelure sombre et se laisse aller petit à petit. Elle perçoit Bertus se détendre de même et éspère que cette étreinte apaise un peu ses maux, et lui ouvre les portes du repos.

Brusquement, il tressaille comme un enfant qui sort d'un mauvais rêve.

- Pardon. Mauvais souvenirs.
- Ce n'est rien, chuchote-t-elle d'une voix douce. N'y pensez plus... Elle entoure son large torse de ses bras graciles, ses mains épousent son dos jusqu'à la naissance de ses omoplates. Ne pensez à rien.... Et si vous ne le pouvez pas, pensez juste à moi. Je suis là... Je veille sur vous...
- Je crois bien que je vais être obligé de vous garder la journée aussi finalement.
- Le temps qu'il faudra.
- On va pas s'inquiéter de votre absence ?
- Bertus....
- Non en fait vous savez quoi ? On s'en fout.

Simone glousse en se pelotonnant contre lui.

- Voilà, faisons cela.

Les vampires n'ont pas besoin de sommeil, mais deux esprits éprouvés ont besoin de jachère pour détricoter leurs soucis. Bertus sombre le premier dans la léthargie mais Simone ne tarde pas à le suivre, happée par la tranquillité rare du moment.

Lorsque Bertus émerge doucement, sa tête repose sur le giron de Madame, sur laquelle il est complétement étalé. Elle lui caresse les cheveux, ses doigts traçant des chemins imaginaires sur son front et son cuir chevelu. Elle murmure, comme s'il elle conversait à voix basse avec quelqu'un. En réalité, elle chantonne un air vieillot dans sa langue natale.

- Il est revenu Le Temps Du Muguet
Comme un vieil ami retrouvé
Il est revenu flâner le long des quais
Jusqu'au banc où je t'attendais
Et j'ai vu refleurir
L'éclat de ton sourire
Aujourd'hui plus beau que jamais*

Simone a ouvert les yeux avant lui, se dégageant non sans mal de l'étau tenace de ses bras. Il lui a fallu toute sa souplesse et sa patience pour se faufiler loin de ses biceps. Elle s'est empressée de retrouver son téléphone portable et de le rallumer. Il a fallu rassurer Eustache, dispenser quelques directives à Ciulin, donner son avis à Amon sur un des derniers recrutements, verifier auprès de Varsovie que tout aller bien pour Leonard, et répondre aux SMS moqueurs d'Asmodée surpris qu'elle s'absente aussi précipitemment de leur réunion. Puis, elle est revenue se glisser auprès du roumain qui dans un grognement inconscient l'a agrippée pour la ramener tout contre lui.

-Le Temps Du Muguet ne dure jamais
Plus longtemps que le mois de mai
Quand tous ses bouquets déjà seront fanés
Pour nous deux, rien n'aura changé
Aussi belle qu'avant
Notre chanson d'amour
Chantera comme au premier jour...*

J'ouvre brusquement les yeux.
Incapable de me souvenir immédiatement où je suis et pourquoi je me suis endormi, j'ai un bref instant de tension. Laisser son esprit glisser vers le sommeil n'est pas naturel pour moi. Depuis quand j'avais pas fait ça ? Un petit moment.

Mes muscles crispés se détendent sous l'effet conjugué des doigts vagabonds qui glissent dans mes cheveux et sur le haut de mon visage et les murmures chantés qui coulent leur mélodies françaises dans mes oreilles. Pendant de longues et bienheureuses secondes, je niche mon visage contre la peau qui émerge entre l'échancrure de mon col de chemise et pousse un soupir de pure satisfaction. Si tous les réveils ressemblaient à ça, il est certain que je dormirais plus souvent.

Simone ? C'est une sorte de rêve éveillé où elle est vraiment là ?

Ma tête repose pourtant sur sa gorge et j'ai le corps littéralement perché et enchevêtré au sien. Je profite de quelques longues minutes pour émerger et les souvenirs de la veille remontent lentement. C'est si agréable que je ressens aucune envie de bouger. Faire le mort dans tous les sens du terme mais Madame a sans doute perçu mon éveil et la situation est déjà assez gênante comme ça.

Je lève doucement la tête pour rencontrer son regard au pétillement inexplicable.

A quoi on joue comme ça bordel ? On dort ensemble maintenant ? C'est quoi la prochaine étape ?

"Pas de questions Bertus".

Sauf que le système de l'autruche ça a ses limites.
Lentement je roule sur le côté jusqu'à me retrouver à côté d'elle à nouveau et je passe une main lasse sur mon visage encore chiffonné de sommeil.

- Désolé, Madame. Je voulais pas vous grimper dessus comme ça. Rahat j'ai écrasé combien de temps ? Ça fait un moment que j'ai pas roupillé comme ça...

Un coup d'œil à ma montre m'indique que ça a pas duré plus de quelques heures.
- L'avantage de plus respirer c'est qu'au moins je ronfle plus. Vous avez dormi aussi ?

Je me redresse le temps de coincer une cigarette entre mes lèvres et de l'allumer. Ensuite seulement je me recouche.

- Va falloir que j'arrête avec ça, ça me coûte un bras cette addiction. Ou alors je vais devoir augmenter mes tarifs...

Machinalement je lui tends ma clope. A ce niveau là ça tient presque du réflexe. J'avise son portable sur la table de chevet de son côté et je laisse filtrer un petit rire.

- J'aurais dû détruire ce machin. Vous avez pas pu vous en empêcher hein ? Alors le Monde s'est arrêter sans vous ou il va s'en remettre ?

J'entends soudain le pas chaloupé de ma chère logeuse dans le couloir. Avec un juron bien senti je me déplace en un clin d'œil vers la salle de bain que je ferai précipitamment (non sans voir la jolie dentelle qui orné ma tringle de douche) et me précipite vers le porte d'entrée au moment au Miss O'Grady utile son passe partout. J'ai tout juste le temps de bloquer la porte avec mon pied avant qu'elle ouvre à la volée. Un mince intertice de quelques centimètres me permet de lui faire face. Miss O'Grady porte sa cinquantaine bien tassées avec panache et beaucoup de maquillage pour camoufler ses traits tirés par la fatigue et l'abus d'alcool ou de tabac.

- Bah alors M'sieur Taur ! Pas d'étiquette à la porte ça veut dire que vous êtes pas là.
- Quel bonheur de vous voir Miss O'Grady. Bah si je suis là.

Elle m'observe en plissant ses yeux lourdement fardés.

- Y'a des clients qui se sont plaint de bruits étranges dans votre chambre. Encore.
- Ah. Ça venait sans doute pas de chez moi j'ai pioncé toute la nuit.

Je mens parfois avec un aplomb redoutable et sur un ton très tranquille. Je vois bien qu'elle essaie de regarder à l'intérieur de la chambre pour vérifier que tout est est place alors j'entrouve de quelques centimètres la porte.

- Voyez. Tout est en place.
- Mouais. Oh mais j'vois que vous avez de la compagnie...c'est votre petite régulière là...la jolie poule de luxe ! Bonjour ma jolie ! Vilain menteur ! Z'avez certainement pas dormi toute la nuit…

Je lui dédie un sourire entendu.

- Je plainde coupable. J'aime bien quand les choses sont un peu...passionnées

Miss O'Grady glousse mais ses yeux brillent soudain comme des loupiotes.

- N'en dites pas plus ! J'ai toujours trouvé ça étrange qu'elle se balade avec des lunettes et un gros foulard sur la tête...Ohhh mais je sais ! Ça serait pas une femme mariée votre poule ? Et vous êtes son amant hein ? C'est ça ? J'ai tout bon ?

Je me retiens de lever les yeux au ciel. Miss O'Grady passe visiblement trop de temps devant la télé mais bon si ça lui fait plaisir de le croire. Je prends donc une mine mystérieuse et pose mon index sur mes lèvres.

- Motus et bouche cousue ! J'vais pas me mettre en travers de l'amour et cet établissement a vu bien pire ! Faites gaffe au bruit quand meme !
- On va essayer…

Elle pouffe à nouveau.
- Vous alors.
- Miss O'Grady ? On pourrait avoir deux cafés s'il vous plait ?
- Y'a buffet en bas. Bouger vos jolis miches Taur. J'suis pas votre boniche.

Sauf que la salle en bas est baignée de lumière du soleil. J'insiste avec un sourire plus charmeur.

- Vous avez fait quelque chose à vos cheveux Miss O'Grady ? Je vous trouve très en beauté ce matin.

La logeuse pousse un soupir résigné.

- Comment vous les voulez vos cafés ?
- Noirs. Vous êtes la meilleure.
- Z'avez de la chance que je vous aime bien Taur.

Je referme doucement la porte avec un petit rire et un coup d'œil complice à Madame.

- C'était Miss O'Grady. Désolé pour le mensonge. C'était plus facile comme ça...

Simone ne s'est pas senti aussi sereine depuis des lustres. Elle a dormi, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps et se sent reposée. Depuis son réveil, elle a eu tout loisir de contempler le visage de Bertus assoupi. Elle s'autorise à le toucher sans la moindre gêne, sans crainte d'un possible rejet, d'un serrement de mâchoire colérique ou d'une prise brusque sur son poignet. L'expérience est si agréable qu'elle l'occupe une bonne partie de la matinée. Son affection pour lui est indéniable. Il est temps qu'elle l'apprivoise, qu'elle en ait le courage. Simplement, elle n'est pas encore prêtre à l'admettre à haute voix.
Alors, lorsque Bertus s'ébroue mollement de sa léthargie et qu'elle croise son regard, subsiste un moment de flottement où elle espère un geste irrévérencieux, où elle appelle presque de ses vœux qu'il rompe la distance qui demeure entre eux.
Cela ne viendra pas.

Peut-être que cela n'aura jamais lieu.

- Désolé, Madame. Je voulais pas vous grimper dessus comme ça.
Elle a un petit rire de gorge.
- Vu la manière dont vous m'avez agrippée dans votre sommeil, vous le vouliez sans l'ombre d'un doute, Bertus.
- Rahat j'ai écrasé combien de temps ?
- Plusieurs heures, trois ou quatre je dirais...
- Ça fait un moment que j'ai pas roupillé comme ça...
Simone a ramené ses genoux contre elle et ploie pour y poser sa joue.
- Cela vous a-t-il fait du bien ?
- L'avantage de plus respirer c'est qu'au moins je ronfle plus. Vous avez dormi aussi ?
- Un peu, oui. Une rareté pour moi aussi.
- Va falloir que j'arrête avec ça, ça me coûte un bras cette addiction. Ou alors je vais devoir augmenter mes tarifs...

Elle accepte la cigarette avec un naturel installé par l'habitude. C'est désormais une forme de rituel pour chaque entrevue.

- Dois-je inclure des cartouches de Carpați en plus des poches de sang dans mon panier pour ma prochaine visite?
Bertus remarque son portable et Simone suit son regard.
- J'aurais dû détruire ce machin.
- J'en aurais conçu une certaine irritation...
- Vous avez pas pu vous en empêcher hein ?
- Il fallait bien que je rassure mes collaborateurs.
- Alors le Monde s'est arrêté sans vous ou il va s'en remettre ?
- Il s'est affolé mais survivra pour la journée. Madame reviendra bien vite ravir sa cour... Quand... Quand tout cela sera fini, j'aimerais pouvoir vous en faire profiter.... Et ce sera l'occasion de vérifier si le port du costume est une évidence pour chaque Taur. Je suis curieuse de voir l'effet d'une cravate en soie autour de votre cou... lance-t-elle avec une ombre de sourire malicieux.

Bertus se lève d'un coup et tourbillonne dans la pièce sous le regard étonné et perplexe de Madame. Celle-ci fume sans se presser, amusée par les échanges entre Bertus et la tenancière de ce vieil hôtel miteux. Elle se retient de rire à plusieurs moments mais laisse éclater son hilarité lorsque le vampire referme la porte.

- C'était Miss O'Grady.
- Vous avez donc suivi mon conseil en faisant du gringue à l'aimable taulière de l'établissement. Elle vous prête une vie trépidante ma foi... "Mr Taur" le trousseur de dignes femmes de notables! ajoute-t-elle avec emphase.
- Désolé pour le mensonge. C'était plus facile comme ça...
- C'était surtout très drôle ! La prochaine fois, je devrais peut-être laisser du rouge à lèvres sur vos col de chemise pour ne pas briser ses illusions...

Elle rit encore, avec toujours cet étrange reflexe de relever  l'envers de ses phalanges pour masquer sa bouche.

- Qu'allons nous pouvoir faire de tout notre temps libre, Bertus ? Que faites-vous d'ordinaire ?... Si j'avais su, j'aurais apporté quelques jeux de société, fait-elle a en toute dérision.

Au moins la situation semble amuser Madame qui s’esclaffe sans aucune retenue. Par automatisme je souris de la voir comme ça et retourne m’assoir sur le lit.  

- C'était Miss O'Grady.
- Vous avez donc suivi mon conseil en faisant du gringue à l'aimable taulière de l'établissement.
- Pour être franc je pensais pas que ça marcherait…J’ai aussi accepté de réparer deux trois trucs dans certaines chambres. Pour la dépanner. Elle a connu pas mal d’emmerdes et même si elle ronchonne beaucoup, elle a bon fond.
- Elle vous prête une vie trépidante ma foi...
Je hausse les épaules alors que les coins de ma bouche se soulèvent d’autant plus.
- Si ça lui fait plaisir… Sa principale occupation est de deviner ce que je fais dans la vie… La pauvre est pas au bout de ses peines.
- "Mr Taur" le trousseur de dignes femmes de notables !
Je lui lance un clin d’œil.
- Oh ça c’est pas un métier. Juste un hobby. Désolé pour le mensonge. C'était plus facile comme ça...
- C'était surtout très drôle ! La prochaine fois, je devrais peut-être laisser du rouge à lèvres sur vos cols de chemise pour ne pas briser ses illusions…
Je croise les bras sur mon torse et l’observe avec lueur malicieuse dans les yeux qui y est rarement perceptible.
- Parfait…On peut aussi faire du « bruit » toute la journée, histoire de donner le change. J’ai une nouvelle réputation à préserver.  

Son rire résonne à nouveau et elle cache sa bouche derrière ses doigts dans un réflexe que je l’ai déjà vu faire avant. Mécaniquement j’attrape sa main et la force à la descendre.

- Vous devriez pas cacher votre sourire…

J’arrive pas à aller plus loin alors que j’aurais aimé lui dire que je le trouve aussi beau que le lever de soleil que j’ai contemplé chez elle il y a quelques semaines. Sans doute que c’est pour le mieux parce que c’est très con et guimauve à souhait. Elle change heureusement vite de sujet.

- Qu'allons-nous pouvoir faire de tout notre temps libre, Bertus ?
- Je croyais qu’on allait se contenter de conserver les belles illusions de Miss O’Grady toute la journée…
- Que faites-vous d'ordinaire ?
- Quand j’ai fini de rendre cocu tous les maris de la ville, vous voulez dire ? Je me gratte la nuque un peu gêné. J’essaie de rattraper tout ce que je peux de ces quarante années perdues. Je regarde des films, séries, je me documente, je lis ou j’écoute un peu ce qui s’est fait pendant que j’étais…occupé ailleurs. Je veux pas être totalement…décalé et déphasé. Rien de bien intéressant…
- Si j'avais su, j'aurais apporté quelques jeux de société !
- Ahaha allez-y moquez-vous. C’est mes nuits qui sont trépidantes à fricoter avec des terroristes pro -créatures, j’estime que j’ai le droit à un peu de calme la journée. Cela dit si vous insistez, je dois avoir un jeu de carte quelque part.

Le pas de Miss O’Grady grimpe à nouveau les marches. Alors je me penche vers Madame, la mine pleine de défi.

- Mon aimable logeuse revient avec nos cafés… c’est le moment ou jamais de lui donner un petit show…si vous en êtes capable bien évidemment… Prête à jouer les amantes et amoureuses transies ?